A Marib, les combattants des tribus défendent le dernier bastion progouvernemental au nord du Yémen face à l'offensive des rebelles houthis. © MATTIA VELATI

Le dernier espoir d’un Yémen unifié (reportage)

Depuis septembre, les rebelles houthis renforcent la pression militaire sur la dernière province tenue par le gouvernement au nord du pays. La perte de Marib, où sont concentrés des milliers de déplacés, provoquerait une énième catastrophe humanitaire et anéantirait le dernier espoir d’un Yémen unifié.

Dans le wadi d’al-Samra, des pick-up filent à toute allure vers la ligne de front au sud-est de Raghwan. Les dunes de sable sont lisses. Quelques arbres intrépides poussent dans ce décor minimaliste. Au loin, deux grandes collines rocailleuses surveillent l’horizon désertique. C’est sur cette ligne de front qu’ont rendez-vous les soldats de la tribu Bani Shaddad. Habillés en dish-dashas (un vêtement long qui arrive aux chevilles) grises, munis de gilets à munitions et de kalachnikovs, de jeunes combattants aux visages encore poupins viennent relever la garde. Le front est calme en cette fin d’année après des mois d’intenses offensives rebelles dans le nord et à l’ouest de Marib.

Pourquoi devons-nous donner au ciel autant de nos fils?

Le commandant Mohammed Ali Shedadi, entouré de ses hommes, pointe le canon AZP S-60 braqué en direction des Houthis, positionnés à seulement cinq kilomètres. Le monocylindre antiaérien est caché sur le flanc d’une des deux aspérités et se tient prêt à viser des cibles terrestres en cas d’attaque. « Quand c’est intense, on appelle l’aviation saoudienne, mais nous avons l’avantage sur eux car nous connaissons mieux la géographie. Notre désert est leur enfer », affirme le chef de guerre. Dans le camp, où quelques tentes claquent au gré du vent, les mines sont nerveuses, les soldats s’attendent au combat: « C’est calme… On pense qu’ils rassemblent leurs forces pour préparer une grande offensive. »

Seul l’est est ouvert

Depuis 2014, les rebelles houthis, en guerre contre le gouvernement, ont envahi une grande partie du Yémen. Ils administrent aujourd’hui plus de la moitié de la population du pays dans les provinces qu’ils contrôlent, dont, notamment, la capitale Sana’a. Marib représente le dernier bastion du nord tenu par un Etat extrêmement affaibli et épaulé par une coalition de pays musulmans voyant en l’invasion houthie la main invisible de l’Iran.

Marib est une exception dans le pays, où les Houthis luttent souvent contre des entités en guerre entre elles. Ici, les tribus locales et les différentes factions de l’armée nationale se battent ensemble. La tribu Bani Shaddad, comme d’autres, agit tel un bouclier autour de la ville. Les rebelles l’encerclent par le nord et par l’ouest depuis 2015, et par le sud depuis septembre. Seule la route vers l’Est, via l’Hadramaout, relie Marib aux autres provinces tenues par le gouvernement. « Depuis le début, les Houthis ne sont pas dans une logique de conquête territoriale mais de rapport de force intérieur et régional. Ils veulent surtout montrer à la coalition et aux soutiens occidentaux qu’ils tiennent le terrain et que le rapport de force est en leur faveur si des négociations (NDLR: de paix) devaient débuter », analyse François Frison-Roche, chercheur au CNRS et spécialiste du Yémen.

Le commandant Mohammed Ali Shedadi (au centre), de la tribu Bani Shaddad:
Le commandant Mohammed Ali Shedadi (au centre), de la tribu Bani Shaddad: « Nous connaissons mieux la géographie » locale.© MATTIA VELATI

Enfants soldats

A Lisahel, à la sortie du village de Jaw, où d’anciennes ruines et écritures du royaume de Saba sont ensevelies par le sable, une cinquantaine de guerriers armés se sont rassemblés sous une tente. Une enfant à la longue natte apparaît dans le clair-obscur de l’abri. Elle porte une banderole qu’elle déroule. Le slogan « Stop the war » apparaît. Son père, Ali Zuaiza al-Shadadi, jeune cheikh, est inquiet pour l’avenir de ses enfants: « Nous nous battons ici pour notre survie. Les Houthis ne veulent que la mort. Pourquoi devons-nous donner au ciel autant de nos fils? » Son aîné, le cheikh Saleh Ali Jaser, longue barbe blanche, nez proéminent et kalachnikov dans le dos, prévient: « Ne faites pas attention au ciel. Allah est au-dessus de leurs engins », lance-t-il, faussement confiant. Il y a quelques mois, un engin volant ennemi a lâché une bombe sur le marché de Jaw, faisant plusieurs victimes. « Nous n’avons jamais voulu cette guerre mais nous sommes forcés de résister à leurs tentatives d’invasion. Les Houthis sont une milice satanique. Même si nous avons essuyé beaucoup de pertes, nous continuerons tous ces sacrifices. » Selon les chiffres de l’Etat yéménite, en 2020, trois mille soldats de l’armée nationale, des tribus et des Houthis ont perdu la vie dans les combats dans la province de Marib. « Depuis six ans, nous subissons de lourdes pertes à Raghwan car nos frontières avec les Houthis vont de Sana’a à al-Jawf. On a subi les plus sévères attaques car notre territoire est la porte principale pour Marib et ça dure depuis six ans. Et vous voulez savoir? Sur le front, il nous arrive de nous battre contre des enfants », lâche le vieux chef de tribu, adoubé par ses soldats.

Marwan Ali Noman, représentant du gouvernement yéménite à l’ONU, confirme que depuis début 2021 et « les offensives houthies contre le gouvernement, environ deux mille enfants soldats rebelles ont été tués ». Selon le gouvernement, les rebelles en auraient employé pas moins de trente-cinq mille en sept années de guerre, dont approximativement quatre mille auraient moins de 11 ans. « Chez nous, tout le monde participe à la guerre, même les vieux », poursuit Saleh. Bien que cerné par de jeunes garçons armés, le chef réfute l’utilisation d’enfants soldats. « C’est inacceptable pour nous d’envoyer des enfants ou des adolescents sur le front mais ils participent d’une autre manière: ils apportent de l’eau, de la nourriture et du matériel sur les lignes de front. » Dans les rangs de l’armée nationale et de la coalition, ils seraient moins de dix mille mineurs à combattre, selon un rapport des Nations unies.

Le cheikh et son assassin

Depuis début septembre, le rythme n’a pas ralenti. Des offensives houthies à Harib, Rahabah, Abidah et al-Jouba ont fait des milliers de morts si on en croit le décompte quotidien de la coalition annonçant les victimes sur les zones de front. Dans les provinces du sud de la région gazière et pétrolière, la tribu Mourad a dû fuir la quasi-totalité de son territoire à la terre rouge. Mufarah Buhaibeh, 65 ans, fraîchement balafré par une balle ennemie sur la joue droite, reçoit dans sa propriété, entouré par ses soldats aux regards tristes. Des visages de martyrs ornent les crosses des kalachnikovs de ses combattants. Comme chaque membre de la tribu présent, le cheikh a perdu des proches. Quatre de ses six fils sont morts au combat. « C’est normal pour nous de périr au combat et c’est toujours mieux que de mourir allongé dans son lit. »

Mufarah Buhaibeh, cheikh de la tribu Mourad, dont quatre des six fils sont morts au combat.
Mufarah Buhaibeh, cheikh de la tribu Mourad, dont quatre des six fils sont morts au combat.© MATTIA VELATI

Située à 35 km du centre-ville de Marib, al-Jouba est sous le feu de l’ennemi depuis octobre. Les communes stratégiques de Nussair, al-Qahr et Wasit ont été prises par les Houthis qui avancent dangereusement vers la fin des montagnes d’al-Jouba et la plaine citadine. « Les Houthis nous ont forcés à nous battre. Nous n’avons aucun intérêt à répandre le sang des Yéménites, mais ils veulent gouverner ce pays par la force, la répression et veulent imposer leur idéologie et leurs interprétations religieuses étranges. Nous nous battons ici pour notre survie, pour rester sur nos terres et y vivre libres », assure Mufarah Buhaibeh. Pendant les causeries militaires, un homme se tient à sa droite, tenu fermement. « C’est mon assassin », s’esclaffe le chef. Mohammed Saleh baisse les yeux et explique: « Les Houthis voulaient que je pose une bombe sous sa voiture contre de l’argent, quatre mille dollars cachés en petites coupures dans une botte de qat (NDLR: plante hallucinogène). J’ai tergiversé et pensé qu’au lieu de me payer, ils pouvaient me tuer. J’ai appelé mon cousin et nous sommes allés voir le cheikh pour tout lui avouer. » Scruté par tous les soldats, il conclut: « C’est un homme important pour la tribu Mourad. Les Houthis envahiraient la région s’ils venaient à l’éliminer. » Comme pour féliciter ses confessions, Mufarah Buhaibeh lance en riant: « Je suis son père mais je ne sais pas si dans son coeur, il est encore un Houthi. »

Ambitions d’après-guerre

Devant l’avancée éclair des rebelles dans le sud de sa province, le gouverneur Sultan al-Aradah se veut calme. L’homme à la carrure de golgoth et aux mains massives, reçoit dans le secret d’une chambre VIP d’un hôtel de la ville. Sa propriété a été totalement détruite par une frappe rebelle. « Parfois, nous faisons face à d’intenses combats, parfois le front est plus calme. Mais depuis le début de 2021, les combats sont très intenses ; les Houthis ont déplacé leurs soldats de toutes les lignes de front vers Marib et clament qu’ils peuvent nous envahir. Ils ont déjà mené de nombreuses et importantes offensives. Ils disposent d’un arsenal conséquent, avec des missiles balistiques, des blindés, des drones, des roquettes. Malheureusement, cette guerre est sanglante. Elle tue et blesse les civils, les poussant sur les chemins de l’exil. C’est une guerre vaine, dont les causes ne concernent que peu de monde dans ce pays. » A l’entrée de sa chambre, des militaires en treillis et oreillettes filtrent ses collaborateurs autorisés à y pénétrer.

C’est une guerre vaine, dont les causes ne concernent que peu de monde dans ce pays.

Gouverneur depuis 2012, Sultan al-Aradah a vu affluer dans sa province pas moins du quart des déplacés du pays, fuyant les bombardements de la coalition et la répression des rebelles. Hier, sa province et sa capitale n’abritaient que 410 000 âmes. Aujourd’hui, elle en compte 2,8 millions. Malgré cet afflux qui accroît la pression sur les rares structures publiques d’avant-guerre et malgré l’insécurité qui prévalait auparavant à cause des conflits intertribaux, des enlèvements et de la collusion avec Al-Qaeda, le gouverneur a su réconcilier les tribus, a réduit la criminalité et a fait de la cité assiégée un relatif espace de libertés. De nombreux journalistes locaux, chassés au Sud par les indépendantistes (CTS) ou par les Houthis, se sont retranchés à Marib où ils assurent travailler librement. « Je souhaite que tous les journalistes yéménites vivant à Marib se sentent en sécurité et soient libres. Ils sont un rouage de la démocratie. Je ne veux pas être un gouverneur qui commande depuis un palace et porte atteinte à la liberté de ses concitoyens. Je crois réellement que Marib peut devenir un exemple en matière de gouvernance. »

Gouverneur de la province de Marib, Sultan al-Aradah prône la réconciliation des tribus contre les Houthis.
Gouverneur de la province de Marib, Sultan al-Aradah prône la réconciliation des tribus contre les Houthis.© MATTIA VELATI

Une fois la guerre terminée, il espère pouvoir mettre fin au port d’armes pour les civils. Une ambition remettant en cause les habitudes tribales profondes du Yémen du nord. « Pour l’instant, nous sommes en guerre, mais dès qu’elle prendra fin, nous établirons des lois, des règles et je vous promets qu’en deux semaines, vous ne verrez plus aucune arme ici. Les tribus accepteront cette règle. Une fois l’Etat restauré, nous travaillerons tous au développement de cette ville. Nous voulons construire toutes les strates d’un Etat, en incluant des femmes, car elles font partie de la société. La contribution des femmes améliore la société et la pousse à aller vers l’avant. C’est pourquoi j’ai demandé qu’on forme des officiers de police femmes. Nous avons aussi, depuis 2015, réorganisé les forces de sécurité et formé de nouvelles unités pour sécuriser la ville contre les incursions houthies et ses cellules dormantes. »

Ville pleinement yéménite

Saïf Nasser Muthana dirige le bureau gouvernemental chargé des populations déplacées à Marib. L’homme de la tribu Abidah affirme que dans la province, 148 camps ont été construits à la hâte. « On assure le service minimum pour ces gens car plus de la moitié de notre budget va à l’effort de guerre. Notre défi est de relier ces cantonnements à l’électricité et de construire des écoles à proximité pour que les enfants aient enfin une éducation. » L’homme se tient difficilement debout devant son bureau et demande poliment à pouvoir s’asseoir. « J’ai sauté sur une mine en visitant des familles de déplacés, lance-t-il sans émotion. Nous, les tribus, recevons des Yéménites venus de toute part sans aucun mépris ou racisme. Ces déplacés viennent avec des savoir-faire et des connaissances qui ont permis à la ville de se développer. Grâce à eux, Marib est devenue une ville yéménite. » Un embryon d’un nouveau Yémen, plus que jamais menacé.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire