Carte blanche

L’antisémitisme comme  » tronc commun de la radicalisation « 

Une fois que les individus perçoivent la société comme entièrement corrompue, les discours radicaux proposent des solutions compensatoires dysfonctionnelles qui légitiment souvent la violence.

Dounia Bouzar, anthropologue du fait religieux

Sébastien Boussois, docteur en sciences politiques et spécialiste du Moyen-Orient

A l’heure où l’on vient de retrouver une croix gammée sur le portrait de Simone Veil, un tag « Juden » écrit en lettres jaunes et un arbre à la mémoire d’Ilan Halimi scié, il faut rappeler que tous les discours radicaux, quelle que soit l’idéologie qui les sous-tend, mettent en place une approche émotionnelle anxiogène basée notamment sur l’antisémitisme pour alimenter une théorie du complot qui mène à une suspicion généralisée envers les interlocuteurs politiques et médiatiques. Par exemple, 20% des « gilets jaunes » se disent « tout à fait d’accord » avec l’affirmation qu' »il existe un complot sioniste à l’échelle mondiale » [1].Une fois que les individus rentrent dans une « perspective paranoïaque »[2] et perçoivent la société comme entièrement corrompue, les discours radicaux proposent des solutions compensatoires dysfonctionnelles qui légitiment souvent la violence. Tous les discours complotistes ne mènent pas à l’extrémisme violent, mais tous les extrémistes violents sont passées par la théorie conspirationniste.

Les travaux de Gérard Bronner[3] montrent que l’essence de toute vie sociale repose sur la confiance entre les humains. Si nous pouvons vivre les uns avec les autres, c’est que nous avons l’impression qu’une certaine prévisibilité caractérise notre vie collective, que l’autre va avoir un comportement similaire au nôtre. Cette base est progressivement détruite par les discours radicaux, qui commencent en général par interroger et critiquer (souvent de manière très légitime !) le système productif, sociétal et politique. Mais progressivement, ils persuadent ceux qui les écoutent que les dysfonctionnements du système productif ne sont pas de simples erreurs individuelles mais le produit d’un projet pensé par des sociétés secrètes qui détiennent le pouvoir et entendent le conserver. Ces sociétés secrètes, les Illuminati par exemple, payées par Israël, achèteraient et domineraient tous les gouvernements.

Si les discours suprématistes blancs et ceux de type « djihadistes » semblent très éloignés par les différentes solutions compensatoires qu’ils proposent pour « régénérer le monde » (supériorité de la race blanche pour les uns et supériorité de la loi divine pour les autres), on retrouve pourtant l’antisémitisme comme « tronc commun de la radicalisation ». Maxime Fiset, ancien leader suprématiste blanc ayant organisé le forum de la Fédération des Québécois de Souche (FQS), actuellement engagé comme chargé de mission au sein du Centre de Prévention de la radicalisation menant à la violence (CPRMV), en témoigne[4] : « J’associais la démocratie aux défauts du système dans lequel je vivais. J’étais désillusionné et cela créait une angoisse à la fois profonde et diffuse. Diffuse, parce qu’elle était sans objet, sans source précise, et sans solution apparente. J’avais vraiment le sentiment que des puissances obscures empêchaient le peuple québécois de s’émanciper. Il devenait impossible de ne pas prendre position, je ressentais la nécessité d’agir de toute urgence. Je cherchais une solution à cette menace perçue, que je questionnais. Je trouverais bientôt des réponses. Qui dit réponses simples dit réponses simplistes. Dans mon cas, c’était ZOG (zionist-occupied government), la fameuse théorie du complot sioniste international, née des entrailles du Protocole des Sages de Sion. Je trouvais toujours des éléments dans mon quotidien qui venaient confirmer ce complot : la présence de quatre juifs dans le conseil d’administration de telle entreprise, une plaque en bronze avec un signe franc-maçon ici ou là, les noms de famille au générique d’un film, le logo d’un vêtement… Tout symbole était important. Identifier puis nommer mes ennemis unifiait un sentiment de peur jusque-là diffus (…). En lisant toutes les théories fascistes et racialistes, j’ai construit mon cadre idéologique qui reposait sur la supériorité de la race blanche. C’était rassurant de penser que quelque chose nous était dû de par notre appartenance à la race blanche ». On retrouve le même type de fonctionnement dans le témoignage de Farid Benyettou, ancien leader de la filière d’Al Qaïda des Buttes Chaumont[5] : « Il y a toujours un mélange entre le spirituel et la théorie complotiste. On attribuait telle ou telle information de scandale à un frère qui nous a dit ça, ou cette information se trouvait sur un site fait par des frères. Il fallait vraiment se méfier des juifs qui ne seraient satisfaits que lorsqu’on aurait abandonné notre islam et qu’on leur ressemblerait… La théorie du complot expliquait beaucoup d’injustices… Tout s’expliquait. Ca nous soulageait de connaître notre ennemi. Nous devions nous défendre et nous étions donc en légitime défense ! Ce n’était pas juste une simple théorie sur tel ou tel complot, c’était une information sur tel ou tel complot qui venait des frères qui sont sur le terrain… Ou bien il y a un Cheikh qui aurait parlé de tel ou tel complot… On ne sait pas quel Cheikh… mais ça donne une autre dimension au discours. C’était mêlé au spirituel, au mystique, à des signes de la fin des temps… Il y avait toujours un intermédiaire qui permettait de donner beaucoup d’importance à cette théorie du complot, qui du coup revêtait presque un caractère sacré. Ce n’était pas discutable, tu ne peux pas lui répondre : ah tu as vu ça c’est sur internet.. ; non, on te dit : attends, c’est des frères sur place qui ont dit ça… Si tu remets en cause certaines choses, c’est comme si tu remettais en cause ta foi… Tu en arrives à croire que tu es obligé de croire à la théorie du complot pour être un bon Musulman. »

Progressivement, celui qui réceptionne ces informations considère que les interlocuteurs qui les lui ont communiquées sont les seuls en qui il peut avoir confiance. Il adopte rapidement une posture où il a le sentiment que le reste de la société le rejette parce qu’il a « trop de discernement » et perçoit des vérités cachées. Tout groupe se méfiant de l’extérieur se replie sur lui-même. Commence alors un long processus psychologique par lequel « un individu perçoit et traite ses semblables comme extrinsèques ou inférieurs au genre humain »[6]. C’est la conséquence d’une « division manichéenne entre la communauté à laquelle l’individu adhère, à laquelle il fait allégeance inconditionnellement, et un autre groupe humain, disqualifié et méprisé, perçu comme une menace réelle ou symbolique »[7]. Cette déshumanisation permet de ne plus percevoir « l’Autre » comme son semblable et peut, comme nous l’avons constaté à nouveau ces dernières années, faciliter la transgression de l’interdit du meurtre.

Au lieu du fameux « droit à la différence » dont les travailleurs sociaux ont été nourris pendant des années, peut-être faut-il recentrer nos récits sur le « droit à la similitude », quelles que soient nos différences ?

[1] BRONNER, CAFIERO ET CORDONIER : « Les gilets jaunes » au risque du complotisme, The conversation, http://theconversation.com/les-gilets-jaunes-au-risque-du-complotisme-111644

[2] HOFSTADTER R. (1967) The Paranoid Style in American Politics and Other Essays (New York : Vintage Books) , Robins and Post, Political Paranoia

[3] BRONNER G. La Pensée extrême : Comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques Paris, Denoël, 2009.

[4] FISET M., Radicaux skinheads néo-nazis et extrême-droite au Québec. Ecole d’été sur les terrorismes, 7ème édition : Québec ; 2017.

[5] BENYETTOU Farid, Mon djihad, Itinéraire d’un repenti, Autrement, 2018.

[6] JOSSE E., Comment en arrive-t-on à commettre un acte terroriste ? Les processus psychologiques et psychosociaux à l’oeuvre, Psychothérapies, Médecine et hygiène, 2018/1.

[7] JOSSE E., Ibid.

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