Joseph Junker

La place de la Turquie est-elle bien dans l’Union européenne ?

Joseph Junker Ingénieur civil et cadre dans une société privée

Plus dramatique qu’une pièce de Shakespeare, plus haletant qu’un film d’Hitchcock, plus palpitant qu’un épisode de Game of Thrones, l’histoire a duré jusqu’à l’aube. Point de ces histoires des mille et une nuits que racontait Séhérazade la nuit durant, mais la grande Histoire, celle de la Turquie qui s’écrivait en direct sous nos yeux.

comme toute histoire orientale, le dénouement est tombé aux aurores : Le coup d’état militaire a échoué, les factions séditieuses lourdement réprimées, le Sultan Erdogan reste solidement assis sur son trône présidentiel.

Bilan dramatique de cette funeste tentative : quelques centaines de morts, des bâtiments de pouvoir sévèrement endommagés, un pays sens dessus dessous et une probable sévère purge dans l’armée et la justice qui devrait affermir un peu plus le pouvoir dans ses velléités autocratique. Ironie du sort, on vit le président (presque) déchu appeler son peuple à manifester pacifiquement sa volonté démocratique. La même volonté démocratique que celle qui l’amena à, violemment, réprimer ces autres manifestations pacifiques qui avaient l’heur de le critiquer ? Le cri « La démocratie turque a gagné » n’avait pas fini de résonner de l’Anatolie à la Cappadoce que près de 3000 juges étaient arrêtés. La démocratie a-t-elle gagné ? Vraiment ?

Laissons un instant aux historiens le soin de juger des motivations des factionnaires, en nous bornant à nous interroger sur l’espérance qui animait ces révoltés en lançant leur pays dans une folle aventure qui ne pouvait que se terminer par une déroute de la démocratie, que ce soit en lui imposant une dictature militaire voire une guerre civile, ou en cas d’échec en renforçant un pouvoir qu’ils critiquaient (à raison) et voulaient déloyalement abattre.

Mais aussi et surtout, interrogeons-nous sur ce que cet épisode nous dit de la Turquie, et de la relation que notre Union Européenne pense toujours avoir, ou espère encore donner l’illusion d’avoir avec l’ex-état ottoman.

Et avouons que l’affrontement qui s’est déroulé sous nos yeux dans ce pays éternel candidat à l’adhésion à l’UE n’est pas de nature à nous rassurer. A ma gauche, j’ai nommé Recep Tayyip Erdogan, président islamiste autoritaire et son pouvoir. A leur actif : répression violente de manifestations pacifiques, dissolutions d’organisations critiques au pouvoir en place, tentative de changement constitutionnel à la tête du client, presse muselée, négationnisme du génocide arménien, répression sévère des mouvements pro-kurdes, pour ne pas parler d’un double jeu patent avec Daesh. A ma droite, une clique de militaires putschistes aux motivations floues, prête à mener son pays à la violence et au chaos au prétexte de restaurer la laïcité chère aux kémalistes. A leur actif : des centaines de morts – dont civiles – des destructions, la déstabilisation d’un pays stratégique et un putsch raté.

S’il est bien une chose que nous montrent les évènements de cette nuit, c’est à quel point la Turquie est profondément divisée et fait preuve aujourd’hui encore d’un rapport conflictuel avec – entre autres – la laïcité et l’état de droit. Entre des factions islamistes aux tendances autoritaires, représentées par l’AKP, des jeunesses plus libérales qui ont manifesté à Taksim, des kémalistes laïcs mais parfois (pas toujours) prêt au coup d’état, on ne peut pas dire que la Turquie corresponde à l’image d’un état européen stable et moderne.

En mars dernier pourtant, l’Europe n’avait pas hésité à conclure avec elle un deal sordide et disons-le proprement dégoûtant. Les Turcs se chargeraient du sale boulot en matière d’immigration en échange d’une poignée de billets moites (6 milliards d’€) et de l’ouverture de plusieurs chapitres d’adhésion. Le sultan Erdogan jubile, l’Européen est atterré, et quelques mois plus tard les britanniques nous présentent la note sous forme d’une lettre de divorce.

Et pourtant il y avait mieux à faire qu’un marché de dupes, entre l’Europe faisant miroiter une hypothétique adhésion dont personne ne veut et l’état eurasien prêt à profiter de son positionnement géostratégique pour conclure un accord qu’il n’appliquera qu’avec mauvaise volonté !

Au-delà de ces considérations sur la stabilité de l’état turc, peut-être cet évènement est-il l’occasion de remettre en question cette procédure d’adhésion sans fin et à l’issue incertaine. Ne serait-il pas temps par exemple de dire les choses telles qu’elles sont ? Culturellement, géographiquement, religieusement ou historiquement, la Turquie ne fait pas et n’a jamais fait partie de notre continent. L’Europe n’est-elle pas le fruit du triple héritage dont sont issues sa culture et ses valeurs: l’héritage gréco-romain classique, l’héritage de la chrétienté, l’héritage des lumières ? Peut-on concevoir une Europe sans Londres mais avec Ankara, dans cette Union qui ne sait plus qui elle est ni où elle va ?

Plus pragmatiquement, la Turquie en 2050, c’est 100 millions d’habitants, 1 Européen sur 5, et une frontière commune avec l’Irak, l’Iran et la Syrie. On pourrait bien sûr de se réjouir de la vitalité démographique de la Turquie face à une Union européenne moribonde et vieillissante, mais on conviendra qu’il s’agit là d’un changement fondamental de la nature même de l’Union. Un tel changement pourrait-il se faire sans une consultation de la population de l’UE dans son ensemble et son assentiment clair ? Or, il se trouve que cette population est très largement opposée à l’adhésion de la Turquie (qui d’ailleurs est très loin de faire l’unanimité au sein de sa population).

Pour conclure, espérons que les évènements d’hier ouvriront les yeux de ceux qui en dépit de la volonté des Européens (et du simple bon sens) veulent voir un jour entrer la Turquie dans l’Union européenne, pour développer avec elle un dialogue franc et un partenariat fructueux. Plus que jamais les évènements d’hier nous incitent à aider ce pays à construire une démocratie solide et à développer des accords solides avec elle. Mais si nous aimons et soutiendrons nos cousins du Bosphore, mais ils n’en deviendront pas nos frères européens pour autant…

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