Depuis mai 2022, la Russie est le premier fournisseur de pétrole de la Chine. © GETTY IMAGES

Guerre en Ukraine : «Le rapprochement sino-russe a été sous-estimé» (entretien)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Beaucoup de motivations, rationnelles mais aussi idéologiques, poussent la Chine et la Russie à poursuivre leur coopération, explique la spécialiste de l’Asie Alice Ekman. Elles partagent une même volonté de s’opposer à «l’hégémonisme» de l’Occident.

Alice Ekman est analyste responsable de l’Asie à l’Institut d’études de sécurité de l’Union européenne (IESUE). Elle est l’autrice de Dernier vol pour Pékin (1).

Souveraineté de l’Ukraine, mise en garde contre l’élargissement des alliances militaires, cessez-le-feu, reprise des pourparlers…: les grandes lignes du mémorandum du ministère chinois des Affaires étrangères «sur le règlement politique de la crise ukrainienne», publié le 24 février, peuvent-elles faire de la Chine une médiatrice crédible?

Cela semble difficile, tant les relations entre la Chine et la Russie se sont renforcées depuis le début de la guerre en Ukraine. La Russie est désormais, depuis mai 2022, le premier fournisseur de pétrole de la Chine. Et les exportations de gaz russe vers la Chine devraient augmenter progressivement dans les prochaines années. Outre l’énergie, le commerce bilatéral s’est également développé dans d’autres secteurs. D’après les chiffres des douanes chinoises publiés à la mi-janvier, le volume total des échanges entre les deux pays a progressé en 2022 de près de 30% en un an. Si la Russie fournit principalement des ressources énergétiques à la Chine (près de 70% de ses exportations vers ce pays), elle exporte également un volume croissant de produits agricoles. De son côté, Pékin exporte vers la Russie un volume croissant de produits technologiques, malgré les sanctions existantes. Autre aspect, les relations diplomatiques sont entretenues au plus haut niveau. Le président chinois pourrait se rendre à Moscou pour une visite d’Etat dans les prochains mois, en réponse à l’invitation que lui a adressé Vladimir Poutine en décembre et à la suite de la visite, en ce mois de février, de Wang Yi en Russie. Dans les enceintes multilatérales, Pékin et Moscou sont souvent sur la même ligne. Ainsi, fin février, lors de la réunion du G20 des ministres des Finances en Inde, la Chine et la Russie ont bloqué les ambitions des Occidentaux de parvenir à s’entendre sur une déclaration claire sur l’Ukraine, en s’opposant à deux paragraphes sur la guerre. La réunion s’est achevée sans communiqué commun.

La Chine soutient la Russie par d’autres biais [que les armements], la coopération économique et énergétique notamment.

L’évocation de fournitures d’armes à la Russie au moment où Wang Yi terminait une tournée européenne en Russie peut-elle faire partie d’une stratégie délibérée de la Chine pour avertir les Occidentaux de ce qui pourrait arriver dans un futur proche s’ils ne prennent pas en considération ses «propositions»?

Je ne pense pas. Tout d’abord, la fourniture d’armes à la Russie est une éventualité évoquée par les Etats-Unis et non par le gouvernement chinois qui, jusqu’à présent, la rejette. Par ailleurs, le document publié par le gouvernement chinois, le 24 février, n’est pas un «plan de paix» mais plutôt un énoncé synthétique de la position de la Chine, en douze points formulés en termes très généraux. La publication de ce document, intitulé «Position de la Chine sur le règlement politique de la crise ukrainienne», n’annonce pas de propositions majeures, ni d’ajustement significatif de la position chinoise.

Les Etats-Unis ont déjà averti que la fourniture d’armes offensives constituerait une ligne rouge et entraînerait des mesures de rétorsion. La Chine peut-elle prendre le risque, pour aider la Russie, d’être exposée à des sanctions qui toucheraient son économie?

Je ne suis moi-même pas en mesure de dire aujourd’hui si la Chine livrera des armes à l’Ukraine ou non. Mais quoi qu’il en soit, la Chine soutient déjà la Russie par d’autres biais, évoqués ci-dessus, la coopération économique et énergétique notamment, qui aident largement la Russie à limiter l’impact des sanctions dont elle est la cible. Jusqu’à présent, la Chine semble être prête assumer le coût de ce soutien, que ce soit en matière de détérioration de son image ou de durcissement des relations diplomatiques avec certains de ses partenaires commerciaux. Ensuite, il est intéressant de noter que la coopération militaire sino-russe au sens large, ailleurs qu’en Europe, se poursuit comme d’habitude. En décembre, la Chine et la Russie ont conduit ensemble de nouvelles manœuvres navales en mer de Chine orientale, dans le prolongement des nombreux exercices militaires conjoints organisés au cours de la dernière décennie (en mers Méditerranée, Baltique, de Chine méridionale ou encore en Sibérie). Mi-février, les deux pays ont également conduit des exercices navals conjointement avec l’armée d’Afrique du Sud, au large des côtes de ce pays dans l’océan Indien.

Du 17 au 27 février, la marine d’Afrique du Sud a mené des manœuvres navales avec ses homologues de Chine et de Russie, suscitant des questionnements chez les Occidentaux.
Du 17 au 27 février, la marine d’Afrique du Sud a mené des manœuvres navales avec ses homologues de Chine et de Russie, suscitant des questionnements chez les Occidentaux. © BELGAIMAGE

Si Pékin se décidait à fournir des armes offensives à Moscou, une contestation interne au régime chinois pourrait-elle s’affirmer?

Je ne pense pas. Il y a bien d’autres dossiers considérés comme davantage prioritaires par la population chinoise, notamment les dossiers intérieurs, portant sur les questions économiques et sociales, le pouvoir d’achat, l’insertion professionnelle des jeunes diplômés, les pensions, etc. Par ailleurs, concernant les dossiers de politique extérieure, il est probable qu’une partie non négligeable de la population chinoise soit en phase avec les positions de Pékin, notamment son rapprochement avec la Russie, et le maintien d’une grande fermeté à l’égard des Etats-Unis, alors que ces positions sont quotidiennement défendues par les médias d’Etat chinois, et les chercheurs nationaux qui y interviennent.

La Chine a la volonté de construire, avec la Russie, un nouvel ordre mondial au sein duquel les Etats-Unis et leurs alliés seraient marginalisés.

La position de la Chine est-elle toujours guidée par ses intérêts économiques et la volonté de retrouver le contrôle de Taïwan?

La position de la Chine envers la Russie et la guerre en Ukraine est avant tout guidée par sa rivalité avec ce qu’elle appelle «l’Occident», et sa volonté de construire, avec la Russie, un nouvel ordre mondial au sein duquel les Etats-Unis et leurs alliés seraient marginalisés. Lors d’un échange en ligne, le 31 décembre 2022, Xi Jinping a déclaré à Vladimir Poutine: «La Chine est prête à se joindre à la Russie et à toutes les autres forces progressistes du monde qui s’opposent à l’hégémonisme et à la politique de puissance, à rejeter tout unilatéralisme, protectionnisme et intimidation […].» En parallèle, les tensions avec les Etats-Unis, l’ennemi commun, se renforcent chaque jour. En témoigne l’annulation de la visite du chef de la diplomatie américaine Antony Blinken en Chine début février, à la suite de l’épisode des ballons. Au cours de la dernière décennie, le rapprochement sino-russe a été sous-estimé: il a souvent été qualifié, à partir de 2014, de simple «mariage de raison» pragmatique et temporaire, trop déséquilibré pour durer. On évoque désormais la «vassalisation» économique de la Russie par la Chine, qui serait tout aussi intenable. Parier sur les limites du rapprochement sino-russe est risqué, car il existe aujourd’hui, à Pékin comme à Moscou, beaucoup de motivations, rationnelles mais aussi idéologiques, amenant les deux gouvernements à poursuivre ce rapprochement.

Alice Ekman, analyste à l’Institut d’études de sécurité de l’Union européenne (IESUE).
Alice Ekman, analyste à l’Institut d’études de sécurité de l’Union européenne (IESUE). © dr

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