Francis Fukuyama © ID/ JIMMY KETS

Francis Fukuyama: « Les Américains ne s’accordent même plus sur les choses les plus évidentes » (entretien)

Le politologue, l’un des intellectuels les plus influents au monde, observe que la démocratie est menacée dans son existence même. Et le plus grave danger, selon lui, ne vient pas des populistes de droite. Fukuyama se pose en défenseur d’une démocratie libérale assiégée.

Un article de René Pfister.

Le professeur arrive dans un pick-up blanc, un véhicule que l’on imagine davantage circuler au Texas qu’à Palo Alto, la « Mecque » de l’élite technologique mondiale. Tesla y est installée, au bord de la baie de San Francisco, mais également l’université de Stanford, où le politologue enseigne depuis plus de dix ans. A 69 ans, Francis Fukuyama reste l’un des intellectuels les plus influents dans le monde. En 1989, son essai La Fin de l’histoire et le dernier homme lui a valu une renommée mondiale immédiate, mais aussi, quelques années plus tard, une volée de critiques puisque la théorie qu’il y développait a été démentie par les faits: la fin de la guerre froide n’a pas consacré la suprématie absolue et définitive de la démocratie libérale sur les autres idéologies, comme beaucoup l’ont cru durant la décennie 1990.

Le parti républicain est devenu une formation politique centrée sur le culte de la personnalité. Il n’est plus fondé sur des principes.

Au printemps prochain, Francis Fukuyama publiera aux Etats-Unis Liberalism and Its Discontents, dans lequel il défend la démocratie libérale, attaquée selon lui sur deux flancs: par les populistes de droite comme Donald Trump, mais également par une politique identitaire de gauche qui a perdu la foi dans les valeurs de l’Occident.

Bio express

  • 1952: Naissance, le 27 octobre, à Chicago.
  • 1970: Etudie la philologie classique et la littérature à Cornell et Yale.
  • 1981: Obtient son doctorat en sciences politiques à Harvard.
  • 1992: Publie La Fin de l’histoire et le dernier homme (Flammarion).
  • 2010: Commence à enseigner à l’université de Stanford.
  • 2022: Publiera, en mars, Liberalism and Its Discontents (éd. Profile Books).

Récemment, l’ancien conseiller gouvernemental républicain Robert Kagan dressait dans le Washington Post un tableau apocalyptique de la démocratie américaine. A ses yeux, la situation politique est à présent aussi délétère que pendant la guerre civile, au milieu du XIXe siècle. Le monde doit-il s’inquiéter de l’état des USA?

Nous sommes confrontés aujourd’hui à une grave crise constitutionnelle. Et le pire est que les électeurs s’en moquent éperdument. La menace qui pèse sur la démocratie est la dernière de leurs priorités. Ils se soucient bien plus des mesures des pouvoirs publics en matière d’aide sociale ou d’assurance de soins de santé. Le problème est là: notre totale désinvolture.

Qu’est-ce qui pourrait faire chuter la démocratie américaine? Donald Trump?

Il y a quelques mois, Trump est venu en Alabama pour conseiller à ses partisans de se faire vacciner. Ils l’ont hué à tout rompre. Pure folie! Même lui semble avoir perdu le contrôle du monstre qu’il a créé. Par ailleurs, dans certains Etats américains, les parlements dominés par les républicains s’accordent désormais tout simplement le droit de décider en dernière instance qui a gagné les élections. C’est très dangereux. Les républicains veulent refaire ce qu’ils ont déjà tenté après la dernière élection présidentielle, il y a un an. Et la prochaine fois, ils pourraient y réussir parce qu’ils sont beaucoup mieux organisés.

Pensez-vous que Trump sera à nouveau candidat à l’élection présidentielle de 2024?

Son ego est si surdimensionné qu’il imagine difficilement disparaître comme cela de la scène politique. A moins que la maladie ou un autre événement l’empêche de se représenter.

Est-il la cause ou un symptôme de la crise de la démocratie américaine?

Les deux. Les Etats-Unis étaient déjà fortement polarisés avant son arrivée au pouvoir. Mais Trump a clivé davantage encore le débat politique. Depuis, les Américains ne peuvent même plus s’accorder sur les choses essentielles.

Comme le fait que la vaccination aide à lutter contre la Covid-19?

C’est en effet le meilleur exemple de la situation ridicule dans laquelle notre politique s’est embourbée. Le fait que les Américains qui meurent du virus sont, en grande partie, des non-vaccinés et habitent dans des Etats républicains n’y change rien. Cette évidence ne semble pas du tout leur sauter aux yeux.

Deux républicains sur trois pensent que les démocrates leur ont volé la victoire électorale. Comment Donald Trump a-t-il réussi à imprimer ces mensonges dans l’esprit d’un si grand nombre de citoyens?

Je pense que la psychologie sociale ne suffit pas à l’expliquer. Cette question a trait à l’identité. Les électeurs de Trump le voient comme un symbole de ce qu’ils sont. Ils croient qu’il se bat pour eux, même s’il ment.

Pourquoi l’establishment républicain n’ose-t-il pas s’opposer à lui?

Le parti républicain est devenu une formation politique centrée sur le culte de la personnalité. Il n’est donc plus fondé sur des principes, mais il gobe tout ce que Donald Trump raconte.

Internet et les réseaux sociaux contribuent-ils à miner la démocratie américaine?

Internet a créé un système d’information gigantesque dans lequel chacun peut puiser les faits, ou supposés faits, qu’il a envie d’entendre. Si vous tapez dans Google « Les démocrates ont-ils volé l’élection présidentielle? », vous obtiendrez des millions de « hits » qui disent: « C’est évident qu’ils l’ont volée! »

Aux débuts d’Internet, tout le monde ou presque croyait que son développement allait permettre plus de démocratie. Cet optimisme débordant s’est, lui aussi, crashé sur le mur des réalités…

Le Net est complètement fragmenté. Personne ne le surveille ni ne contrôle les informations qui y sont diffusées. On ne peut imaginer meilleur terreau pour propager des fake news, ce dont tirent parti certains politiciens.

Faut-il dès lors réglementer Internet pour sauver la démocratie?

Trump a clivé davantage encore le débat politique. La question de la vaccination en est un parfait exemple.
Trump a clivé davantage encore le débat politique. La question de la vaccination en est un parfait exemple.© GETTY IMAGES

L’ an dernier, j’ai dirigé un groupe de travail à l’université de Stanford qui s’est penché sur cette question. Nous avons proposé de créer un logiciel, que l’on installerait comme un filtre entre l’utilisateur et un site tel que Facebook. L’idée est que ce ne soit pas la plateforme qui détermine le contenu accessible à l’utilisateur, mais l’utilisateur lui-même. Je ne prétends pas que c’est la solution parfaite, mais ce serait au moins une manière de réduire l’influence des plateformes Internet.

Vous mettez la dernière main à un ouvrage dans lequel vous défendez le libéralisme classique. Quelle est votre définition du libéralisme?

Le libéralisme, en tant que concept politique, est fondé sur l’idée d’égalité universelle. Le libéralisme défend le droit des personnes à faire des choix qui leur sont propres: lors des élections, en matière religieuse, mais aussi lorsqu’il s’agit d’exprimer une opinion. Le libéralisme est une idée individualiste. Elle part du principe que les droits appartiennent aux individus et non aux groupes.

Donald Trump n’est-il pas le produit d’un excès de libéralisme? De nombreux ouvriers américains sont passés dans le camp républicain parce qu’ils se sont sentis à la merci du capitalisme mondial.

Un de mes arguments centraux est que les idées libérales, qui sont justes dans leur essence, ont été mises en oeuvre de manière extrême au cours des trente ou quarante dernières années. La philosophie libérale économique s’est transformée en néolibéralisme, une théorie qui glorifie le marché libre et ne voit plus l’Etat que comme un frein à la croissance économique. Et, du côté gauche du spectre politique, a émergé l’idée que la liberté ne se résume pas à faire usage de son droit de vote et à exprimer ses idées, mais qu’elle permet également de se réinventer de toutes les manières imaginables, dans pratiquement tous les domaines de la vie: la longévité, l’intelligence, mais aussi des catégories comme le sexe, alors que l’on acceptait jadis que ce soit la nature qui les détermine. Je pense qu’à long terme aucune de ces deux évolutions n’est soutenable.

Pourquoi?

Le néolibéralisme a conduit à une diminution des salaires et a créé d’énormes inégalités sociales, ce qui a ouvert la voie à Trump. Mais le libéralisme culturel a également déclenché de violentes contre-réactions. Les personnes de gauche en sont venues à mettre fondamentalement en doute le principe de l’égalité des chances. La pensée progressiste « woke » est essentiellement une remise en question des principes libéraux. Les libéraux croient que tous les gens sont égaux et ont les mêmes droits, mais, dans les milieux politiques de gauche, beaucoup voient cela différemment. Ils partent du principe qu’une personne se définit en premier lieu par son sexe ou sa couleur de peau. Son individualité n’arrive qu’au second rang. Cela signifie concrètement, par exemple, qu’un étudiant ne doit pas être évalué selon ses performances, mais selon sa couleur de peau.

Quelles en sont les implications dans la vie quotidienne?

La ville de New York a supprimé les écoles fonctionnant sur la base d’un examen d’entrée. On observe un phénomène similaire en Californie, où on a allégé les cours de mathématiques dans les écoles publiques parce que les élèves noirs et latinos les réussissaient moins bien. Je pense qu’il s’agit là d’une évolution négative, et cela pour deux raisons. D’abord, vous privez les élèves de la possibilité de devenir scientifique ou ingénieur si vous ne leur apprenez pas le calcul intégral. Ensuite, cela a aussi des conséquences politiques. La plupart de mes amis conservateurs n’aiment pas Trump. Mais ils détestent encore plus la gauche, parce que ses partisans imaginent des plans aussi idiots que ce changement dans l’apprentissage des mathématiques. Ce type de politique identitaire a déclenché un contre-mouvement en réaction à ces dérives.

Je m’oppose à la politique identitaire parce qu’elle se détourne de la véritable politique sociale qui pourrait améliorer la vie des gens.

Un grand pan de la gauche avance que le libéralisme n’a en rien réduit les discriminations à l’encontre des minorités. Malgré le Civil Rights Act de 1964, les Noirs américains restent beaucoup plus pauvres que les Blancs et sont surreprésentés en prison.

Je connais cet argument. Mais l’on peut reconnaître cette injustice sans jeter le bébé avec l’eau du bain. Si l’on organise tout politiquement sur la base des intérêts de groupes différents, il n’y a plus d’ordre libéral.

Mais peut-être un ordre plus juste?

Je n’en suis pas si sûr. La métamorphose de la gauche politique a commencé dans les années 1960. L’ancienne gauche s’intéressait à la question des classes sociales, à la confrontation entre le capital et le travail. La gauche actuelle accorde de l’importance au fait d’appartenir à une minorité ethnique, d’être une femme, une lesbienne ou un homosexuel. Ce changement est le fruit aussi du succès de la « gauche de papa », surtout en Europe: elle a réussi à élargir et à approfondir l’Etat-providence. Ses successeurs ont donc cherché d’autres formes d’injustice à combattre.

Ils ont eu tort?

Je m’oppose à la politique identitaire principalement parce qu’elle se détourne de la véritable politique sociale qui pourrait améliorer la vie des gens. La mise en place aux Etats-Unis d’une assurance universelle en soins de santé réduirait l’inégalité. Au lieu de se battre pour cela, la gauche préfère servir les intérêts de certains groupes. En cela, elle se fourvoie complètement, selon moi.

Dans les universités américaines, peu de gens semblent encore oser s’exprimer librement en raison de la pression de nombreux étudiants « woke ». Comment sommes-nous devenus si sensibles aux mots utilisés?

Je pense que le philosophe français Michel Foucault est le mauvais génie derrière cette évolution. Il est l’un des pères de la pensée moderne qui profère que le langage est une expression des structures de pouvoir. Les gens sont pris dans les chaînes du langage. Cette sensibilité est née de là. Un ami me racontait récemment qu’un professeur s’était excusé auprès de ses étudiants pour avoir utilisé le mot blindsided(NDLR: aveuglé par une théorie) parce qu’il serait dénigrant pour les aveugles (blind persons). C’est bien entendu totalement ridicule.

Francis Fukuyama:
Francis Fukuyama: « Les libéraux croient que tous les gens sont égaux et ont les mêmes droits, mais, dans les milieux politiques de gauche, beaucoup voient cela différemment. »© ID/ Wouter Maeckelberghe

Quelle est la différence avec le libéralisme de gauche mis en place il y a plusieurs dizaines d’années et la mentalité de gauche actuelle?

Je pense que les débats de l’époque étaient de plus haute volée intellectuelle. Dans les années 1980, lorsque nous discutions de l’inégalité entre les différents groupes ethniques, il était possible de mener un débat intelligent sur ses causes. Existe-t-il des entraves structurelles? Faut-il pointer des déficiences dans l’enseignement, dans les moindres chances de décrocher un emploi? Aujourd’hui, c’est difficile d’échanger des arguments à ce propos. Ainsi, au début de cette année, j’ai donné un cours consistant à rechercher, avec les étudiants, des solutions concrètes à des problèmes politiques concrets. J’ai demandé, par exemple: « Comment parvenir à diminuer la violence politique à l’encontre des Afro-Américains? » Le problème est-il circonscrit à Minneapolis, où George Floyd a été assassiné? Ou concerne-t-il l’ensemble des villes amé- ricaines? » « L’enseignement est-il inégalitaire? Devons-nous intégrer dans nos réflexions la situation dans les écoles? » Ces questions ont suscité de nombreuses réactions stupéfiantes. Certains étudiants ont déclaré: « Pourquoi avez-vous mis cette question sur le tapis sans nous avoir prévenus au préalable? Nous ne pouvons pas le supporter émotionnellement. » Un autre a dit: « Si vous évoquez la pauvreté et un moindre niveau d’études, c’est peut-être que vous sous-entendez que le racisme n’explique pas à lui seul le moindre avancement socio-économique des minorités. » Les étudiants s’en tiennent ainsi à l’idée, d’une simplicité extrême, que tout se ramène au racisme, et que les problèmes disparaîtront avec l’élimination du racisme.

Les marxistes voulaient la révolution et la socialisation des moyens de production, les sociaux-démocrates aspiraient à contrôler les excès du capitalisme. Quel est l’objet de politique identitaire de gauche?

Je pense qu’ils veulent que les Blancs se sentent coupables. Et ils veulent répandre l’idée que la société américaine est structurellement très raciste.

Vous avez déclaré que s’il fallait étudier concrètement comment fonctionne un pays organisé selon les principes de la politique identitaire, le Liban serait un bon exemple…

Le Liban est un pays divisé en différents groupes religieux: les chiites, les sunnites et les maronites. La seule manière de les faire cohabiter consiste à partager le pouvoir selon le poids de chaque groupe. Le chef de l’Etat doit être un chrétien maronite, le président du Parlement un musulman chiite et le Premier ministre un sunnite. Selon moi, il n’y a pas pire manière d’organiser une société. C’est un jeu à somme nulle. En clair: si je reçois plus, tu reçois moins. Il s’agit uniquement de se partager le butin.

Dans votre prochain livre, Liberalism and Its Discontents, le libéralisme est la réponse à apporter aux attaques menées contre la démocratie, tant par la gauche que par la droite. Mais DonaldTrump n’est-il pas l’illustration de l’impuissance de la démocratie libérale à lutter contre un adversaire qui fait fi de la morale et enfreint toutes les règles?

J’ai bien pris conscience de ce problème. Les libéraux ont toujours eu du mal à défendre leurs principes. Mais ce n’est pas impossible. Vous pouvez relier le libéralisme à l’identité nationale qui s’exprime dans le respect de l’Etat de droit, la Constitution et les institutions démocratiques. Trump a une tout autre idée de l’identité nationale. Il ne le dit pas ouvertement, mais il est convaincu que les Blancs constituent le fondement des Etats-Unis. C’est une idée que nous devons combattre absolument.

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