© Knack

Enquête : comment des armes de la FN Herstal se retrouvent entre les mains de barons de la drogue colombiens

Brecht Castel

Les armes à feu de la FN Herstal, appartenant à la Région wallonne, sont utilisées jusqu’aux plus hauts échelons des cartels de la drogue colombiens, ressort-il d’un fuite de documents examinée par Knack et De Tijd. Le ministre-président wallon, Elio Di Rupo (PS), n’a fait aucun commentaire

Dairon Manuel Plata Julio, surnommé Balotelli, a été pendant de nombreuses années le trafiquant de drogue principal du Clan del Golfo, le plus grand cartel de drogue de Colombie et le plus grand distributeur de cocaïne au monde. Balotelli dirigeait le trafic vers les États-Unis et l’Amérique centrale, coordonnait les achats auprès des laboratoires de cocaïne et supervisait les tueurs à gages et les extorsions. À l’été 2017, la police colombienne a réussi à l’arrêter avec l’aide de l’Agence américaine de lutte contre les drogues (DEA). Selon les NarcoFiles que Knack et De Tijd ont pu consulter, le baron de la drogue portait une arme de fabrication belge lors de son arrestation. « Lors de son arrestation, il avait sur lui un pistolet de la marque FN Herstal Belgium, calibre 5,7×28 mm, avec deux chargeurs et 21 cartouches, que seule l’armée est autorisée à utiliser« , peut-on lire dans l’un des documents judiciaires colombiens divulgués.

L’arrestation de « Balotelli », en 2017.

Sur le site de la FN Herstal, les recherches concernant les balles de ce calibre sont précédées d’un avertissement : « Les produits présentés sur ce site en tant que produits de défense et d’application de la loi sont destinés exclusivement à la vente aux unités militaires, aux forces de l’ordre et aux unités spéciales et sont soumis à des licences et autorisations d’exportation. »

Les armes belges FN semblent apparaître à tous les niveaux du monde de la drogue colombien, y compris au sein des groupes paramilitaires qui profitent du trafic de cocaïne

Les NarcoFiles contiennent de nombreux autres dossiers récents en lien avec la drogue, émanant du ministère public colombien, dans lesquels des armes FN apparaissent avec des références à ‘Fabrique Nationale Herstal Belgique’ ou ‘Fabricacion Bélgica’. Les armes belges FN semblent apparaître à tous les niveaux du monde de la drogue colombien, y compris au sein des groupes paramilitaires qui profitent du trafic de cocaïne.

Depuis 1997, la FN Herstal est entièrement détenue par la Région wallonne. L’entreprise compte environ 1.500 employés et est l’un des principaux fabricants mondiaux de pistolets, de mitrailleuses et d’armes automatiques. Le groupe Herstal, qui la surplombe, est également propriétaire des marques américaines Browning et Winchester.

81 armes de la FN Herstal

Pour cette enquête NarcoFiles, De Tijd et Knack ont suivi de plus près la trace de 81 armes FN récemment saisies par la justice colombienne. La majorité (57) a été découverte au cours des trois dernières années. Cela va de divers pistolets tels que le Five-seveN, connu aux États-Unis sous le nom de ‘cop killer’ (voir photo 1 sur l’infographie), à un fusil automatique FN FAL.

La plupart des armes de la FN qui apparaissent dans le monde de la drogue colombien sont des pistolets. Ceux-ci sont traditionnellement plus courants chez les criminels : ils sont petits, pratiques et précis. Les armes FN les plus puissantes que nous avons trouvées dans les NarcoFiles sont des mitraillettes du type PS90 (photo 2), que FN a commencé à développer dans les années 1980 comme une arme de défense moderne pour les militaires. Ainsi, à Medellin, un criminel lié à la drogue, suspecté de 28 meurtres sur commande, a été arrêté. Lors d’une perquisition dans son appartement, la police colombienne a découvert deux PS90, une grande quantité de munitions et 13.453 euros en espèces.

Par exemple, en août 2021, un membre de rang inférieur du Clan del Golfo, surnommé ‘Nicola’, a été arrêté avec un pistolet semi-automatique GP de Browning, l’une des deux marques d’armes américaines de FN. GP signifie ‘Grand Puissance’, l’arme est également appelée le Hi-Power (photo 3). Les Colombiens chez qui le pistolet a été trouvé se sont révélés être responsables de quatre meurtres rien qu’en 2021, dans la ville portuaire de Santa Marta. Cette même année, en mai 2021, un autre Colombien avec un pistolet GP similaire a été arrêté après une poursuite consécutive à une tentative de meurtre. Un membre de l’organisation narco-paramilitaire ‘GAO Caparros’, qui commettait des extorsions et des meurtres avec ses compagnons, a été capturé en 2020 par l’armée colombienne. Lui aussi portait un pistolet Browning.

En tout, au moins onze pistolets Hi-Power apparaissent dans les dossiers de la police colombienne. Ils ont très probablement été produits dans notre pays. « Cette arme de poing standard était également utilisée par la police belge, par exemple. Il est probable qu’elles se retrouvent en Colombie via la vente sur le marché civil américain », estime Nils Duquet, expert en armement du Vlaams Vredesinstituut.

La « Browning BDA 380 » semble être l’arme belge la plus populaire dans le milieu criminel colombien, retrouvé au moins en seize exemplaires. Ces pistolets ont été fabriqués par la FH Herstal sur commande de l’entreprise italienne Beretta, puis vendus au Canada et aux États-Unis. « Les armes de la FN découvertes sont donc des armes belges, dans le sens où elles ont été produites par ou sur ordre de la FN Herstal, mais elles n’ont pas nécessairement été fabriquées sur le territoire belge, précise Nils Duquet. La FN possède, en plus de celle à Herstal, des usines au Portugal et aux États-Unis. »

En avril, l’entreprise a annoncé un investissement de 31 millions d’euros pour une nouvelle usine d’armes en Caroline du Sud.

Contrebande depuis les Etats-Unis

Comment les armes belges sont-elles arrivées entre les mains de criminels de la drogue colombiens ? Le numéro de série n’a pu être relevé que pour 51 des 81 armes, notamment à partir des photos de l’enquête balistique. Dans de nombreux cas, les numéros étaient effacés. Ainsi, dans le dossier d’un Vénézuélien qui a fui sans papiers lors d’un contrôle routier, des photos de pièces d’un PS90 avec le numéro de série FN059759 sont présentes. En principe, cela permet de retracer l’origine d’une arme : où a-t-elle été fabriquée et à quelle entité a-t-elle été vendue avec une licence d’exportation belge ?

Mais nos ‘demandes de traçage’ pour ce numéro de série auprès du Service public fédéral des Affaires étrangères n’ont pas abouti. « Nous ne transmettons que les demandes de traçage formulées par des organisations internationales, et non par des particuliers ou des médias », a répondu Sigurd Schelstraete, directeur du Désarmement et de la Non-prolifération, par courrier électronique.

Le Service public fédéral des Affaires étrangères déclare recevoir « relativement peu de demandes de cet ordre, environ deux par an ». Ces dernières années, le service n’a reçu aucune demande de traçage de la part des autorités colombiennes. Cependant, la plupart des demandes de traçage sont effectuées dans le cadre de la coopération internationale entre la police et la justice, et cela se fait par le biais du point de contact sur les armes à feu de la police fédérale.

© Knack

Knack a également transmis le numéro de série de ce PS90 à la FN Herstal, mais l’entreprise a refusé de fournir ces informations. « Nous répondons uniquement aux demandes de traçage si elles proviennent d’institutions fédérales belges ou d’organisations internationales telles que l’OTAN ou les Nations unies. Cela n’a rien à voir avec le respect que nous avons pour votre travail en tant que journaliste ou pour la presse en général, il s’agit de procédures légales« , indique le porte-parole Henry de la Harenne.

Cet article fait partie des « Narco Files : The New Criminal Order », une enquête journalistique internationale sur le crime organisé mondial, ses innovations, ses tentacules et ceux qui le combattent. Le projet, dirigé par l’Organised Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) en collaboration avec le Centro Latinoamericano de Investigación Periodística (CLIP), a débuté avec une fuite d’e-mails du ministère public colombien partagés avec De Tijd, Knack et plus de 40 autres médias dans le monde entier. Les journalistes ont examiné et vérifié le matériel, ainsi que des centaines d’autres documents, bases de données et interviews.

« Dans les grandes lignes, ces armes belges FN pourraient avoir atteint la Colombie de trois manières« , explique Nils Duquet du Vlaams Vredesinstituut. ‘

  1. « Premièrement, il pourrait s’agir d’anciennes livraisons des années 1960, 1970 ou 1980 vers l’Amérique du Sud. Les armes ont une longue durée de vie et peuvent être détournées du propriétaire d’origine.
  2. Deuxièmement, elles pourraient avoir été vendues sur le marché civil aux États-Unis, puis avoir fait l’objet de contrebandes vers le sud.
  3. Une troisième option concerne des livraisons récentes aux pays voisins de la Colombie. »

Aucune exportation d’armes n’a récemment été effectuée vers la Colombie. À la demande de Knack et du Tijd, le Vlaams Vredesinstituut a examiné sa base de données des licences d’exportation fédérales jusqu’en 2000. L’analyse montre qu’entre 1970 et 2000, au moins 202 licences ont été délivrées pour l’exportation d’armes à feu et/ou de munitions depuis notre pays vers la Colombie. Il va de soi qu’à cette époque, il n’y avait qu’un seul grand producteur et exportateur d’armes à feu en Belgique : la FN Herstal. Au moins 600 licences d’exportation ont été délivrées pendant cette période vers le Brésil et le Pérou, pays voisins de la Colombie.

De la FN Herstal au darkweb ?

Le ministre colombien de la Défense a admis l’année dernière que des enquêtes internes étaient menées au sein de l’armée colombienne sur d’éventuels trafics d’armes vers les guérilleros. Certains des fusils FN qui apparaissent dans les NarcoFiles et que Knack et le Tijd ont examinés, tels qu’un Hi-Power et un FAL, renvoient quant à eux à l’armée vénézuélienne. Par exemple, le Hi-Power comportait la gravure « venezuelan armed forces » et le blason de l’armée vénézuélienne.

D’après les données du Vlaams Vredesinstituut, entre 1970 et 2000, au moins 57 licences ont été délivrées pour l’exportation d’armes à feu et/ou de munitions de la Belgique vers la défense vénézuélienne ou la garde nationale au Venezuela. En ajoutant les livraisons à d’autres services vénézuéliens, cela représentait près de 67 millions d’euros de livraisons durant cette période.

D’autres canaux sont envisageables. Les NarcoFiles indiquent qu’il ne faut qu’une ou deux semaines pour qu’un vendeur du dark web, la partie difficilement traçable d’Internet, puisse expédier des armes de Belgique ou des Pays-Bas jusqu’en Amérique du Sud. Il s’agit alors d’armes qui n’ont jamais été utilisées dans des affaires criminelles, vendues avec de fausses données et payées uniquement en bitcoin.

« En premier lieu, il revient bien sûr aux autorités colombiennes d’enquêter effectivement sur les armes qu’elles saisissent, conclut Nils Duquet. Si elles ne mènent pas d’enquête à ce sujet, cela ne semble pas être un problème majeur pour elles. Mais si elles enquêtent, elles peuvent, sur la base du numéro de série, contacter les autorités belges, qui peuvent ensuite transmettre cette demande de traçage à FN. » C’est du moins ainsi que cela fonctionne en théorie.

Knack a interrogé le gouvernement wallon et la FN Herstal.

Le ministre-président wallon, Elio Di Rupo (PS), responsable des exportations d’armes, fait savoir par l’intermédiaire de son porte-parole qu’il « demande des informations à l’administration ». Avant de répondre, plus tard : « Pas de commentaire, le ministre-président n’a pas l’habitude de réagir aux dossiers sur les exportations d’armes ».

Quant au porte-parole de FN Herstal, Henry de la Harenne, il répond : « Aucune arme wallonne ne quitte le territoire belge sans une licence d’exportation du gouvernement wallon. Chaque licence contient également un « certificat d’utilisateur final ». Cela détermine exclusivement qui, dans le pays d’accueil, est autorisé à utiliser le matériel militaire. Il est en effet possible que des armes tombent entre les mains de personnes ou de groupes auxquels elles ne sont pas destinées. La responsabilité en incombe aux États. Ces questions ne relèvent pas de la responsabilité de notre entreprise.

En ce qui concerne la Colombie, je vous invite à consulter les rapports annuels du Parlement wallon sur l’exportation de matériel militaire : vous n’y trouverez aucune exportation de FN Herstal. Dans le cas de la Colombie, nous ne pouvons réagir qu’après avoir pu inspecter les armes en question, ce que nous ferons bien sûr si le ministère des Affaires étrangères nous le demande. »

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