Tom Sauer

« Dans le dossier ukrainien, l’Europe a provoqué la Russie plus qu’elle ne le souhaitait »

Tom Sauer Tom Sauer est professeur en politique internationale à l'Université d'Anvers.

C’est dommage pour les Ukrainiens et les Géorgiens, mais « first things first », écrit le professeur en politique internationale à l’Université d’Anvers Tom Sauer. « Il faut d’abord améliorer les relations avec la Russie et ensuite celle avec l’Ukraine et la Géorgie ».

L’occupation de la Crimée par la Russie est inacceptable. Mais c’est vraiment faire l’autruche que de dire que l’occident n’y est pour rien. Il est vrai que Poutine abuse de la politique internationale pour faire de la politique nationale. En jouant la carte nationaliste, il a réussi à tuer dans l’oeuf les manifestations de masses des années 2011-2012 contre lui et le Kremlin. Les monumentales bourdes géostratégiques faites par l’occident l’y ont aidé. Notamment celles où les États-Unis ont régulièrement poussé l’Europe à provoquer la Russie plus qu’elle ne le souhaitait.

Pour comprendre la réaction de Poutine, il faut remonter à la fin de la guerre froide. L’histoire a déjà démontré de façon claire que la manière dont les gagnants se comportent avec les perdants n’est pas sans importance. Lorsque l’Union Soviétique implose en 1991, la Russie se retrouve avec une plus petite population, un plus petit territoire et surtout un PIB qui a fondu comme son image de soi. La question qui taraude de nombreux esprits est alors : « a-t-on, nous les gagnants de la guerre froide, tout fait pour intégrer la Russie dans la marche du monde ? ». On n’a pas imposé un dictat à la Russie, mais l’occident aurait, à postériori, peut-être mieux fait de la faire. Le fond du problème c’est que lors de la construction d’une défense de l’Europe, on n’a pas intégré la Russie comme partenaire à parts égales. Cette architecture se basait à l’époque sur deux structures: l’OTAN et le pacte de Varsovie. La seconde a simplement cessé d’exister en 1991. Il aurait été logique que l’OTAN suive le même chemin puisque les alliances sont par définition temporaires. Or, et c’est surprenant, l’OTAN continue d’exister. Ce n’est pas les ennemis qui manquent avec la prolifération des armes de destructions massives, les conflits ethniques et le terrorisme. La Russie est alors vue comme un partenaire de moindre importance et est partiellement ignorée. C’est une première bourde stratégique. Ce n’est pas parce que le numéro deux perd de son panache que ce n’est plus un acteur mondial.

Lorsque Gorbatchev signe la réunification de l’Allemagne, on lui promet, en coulisse, que l’OTAN ne s’étendra pas vers l’est. Et que fait l’OTAN ? Elle s’étend vers l’Est. Pas une fois, mais deux. Comment pensez-vous que se sente le Kremlin à ce moment-là ? Dans le même temps, les États-Unis laissent tranquillement leur armement nucléaire en Europe (notamment à Kleine Brogel) alors que la Russie a été contrainte de retirer le sien en Europe de l’Est. Mieux, les USA et l’OTAN installent des boucliers anti-missiles dans l’Europe de l’Est. La Russie se sent humiliée. Et en tant que Russe, on peut laisser passer ça une fois, peut-être deux, voire trois. Mais à un moment la ligne rouge est franchie. Et cette ligne rouge est symbolisée par la frontière qui sépare l’Ouest d’un côté et la Géorgie et l’Ukraine de l’autre. En 2008, lors du sommet de Bucarest, nous promettons, poussés dans le dos par le président Bush et contre l’avis des Européens, que la Géorgie et l’Ukraine seront membre de l’OTAN. Ces deux pays frontaliers sont d’une importance stratégique capitale pour la Russie en tant que tampon de sécurité. Du coup cela n’a rien de surprenant lorsque quelques mois plus tard la Russie provoque la Géorgie et l’attaque. Et, là encore, nous n’avons pas appris notre leçon. L’Europe essayera aussi de séduire l’Ukraine. Les Eurocrates, attirés par les avantages d’une situation Win-Win, avaient oublié qu’il existait des choses telles que la géopolitique et les intérêts de sécurité nationale. La Russie est, à nouveau, pas ou trop peu impliquée. Et vous connaissez la suite de l’histoire. Cette histoire, comme la plupart de celles qui viennent du reste du monde, vous est contée par la télévision. Lorsqu’on reçoit des nouvelles de Russie, on parle de la modernisation de l’arsenal militaire russe, de parades militaires, ou de grandes manoeuvres le long des frontières de l’OTAN. Que les États-Unis modernisent également leur arsenal nucléaire et que l’OTAN effectue aussi des grandes manoeuvres fait étrangement moins de bruit. Dans les médias il y a peu d’analyses critiques sur le pourquoi d’une telle attitude de la part de la Russie.

© Reuters

La morale de cette histoire est qu’il ne faut jamais nier les intérêts légitimes des grands acteurs de ce monde. Pour résoudre des problèmes mondiaux comme la situation au Moyen-Orient, mais aussi de l’énergie ou encore de la sécurité maritime, nous avons besoin de la Russie. Pour faire baisser la tension, nous devrons à nouveau tenir compte des intérêts légitimes de la Russie. Le réalisme préconise aussi que nous devrions davantage tenir compte des intérêts des grands pays plutôt que des petits. C’est dommage pour les Ukrainiens et les Géorgiens, mais c’est comme ça. Nous devons en premier arranger les relations avec la Russie et ensuite seulement celles avec la Géorgie et l’Ukraine. C’est humanitairement un drame, mais c’est tout à fait défendable d’un point de vue géostratégique. Surtout en partant du postulat que lorsque les relations avec la Russie se seront normalisées, les contacts avec l’Ukraine et la Géorgie seront de facto meilleurs. L’inverse n’est pas vrai. Qui possède quelques notions de géopolitique le sait. Le président Bush et les eurocrates pas. Quoi qu’il en soit, nous sommes désormais confrontés à nos actes. La claque est rude.

Dans les faits, cela signifierait que l’Ukraine et la Géorgie peuvent faire une croix sur l’adhésion à l’OTAN et resteront une zone tampon tant que la Russie ne sera pas intégrée dans une architecture sécuritaire européenne. Cette dernière n’est possible que si la Russie devient membre à part entière de l’OTAN qui devra dans la foulée se métamorphoser. Le plus logique, c’est que l’OTAN cesse d’exister. Ou qu’elle se transforme en une organisation collective de sécurité et non plus de défense dirigée contre un ennemi. Tant que cela ne sera pas fait, on se retrouvera ponctuellement dans des situations de conflits où les provocations peuvent rapidement escalader. Ce sont des situations où l’on sait souvent comment cela commence, mais jamais comment cela finit.

À court terme les liens avec la Russie devraient être resserrés, en commençant par des discussions de militaires à militaires pour ne fût-ce qu’empêcher l’escalade sur la terre, le ciel ou la mer. Plutôt que refuser l’accès des bureaux de l’OTAN à des diplomates russes, on ferait mieux de s’assoir autour d’une table. L’OTAN ne pourrait-elle pas non plus faire un geste en enlevant enfin les restes des armes atomiques tactiques de l’Europe de l’ouest ? Après tout on ne va pas défendre les pays baltes avec des armes atomiques. Un récent sondage dit que les Allemands et les Français ne voudraient pas que l’on défende les pays baltes en cas d’attaque. Un signe de bonne volonté pourrait entraîner un geste positif de la Russie, comme en 1990-1991. Cette bonne volonté adaptée à la Belgique signifierait par exemple que la décision de renouveler les avions de combat devrait se désolidariser du nucléaire. En d’autres mots, que les remplaçants des F-16 ne devraient plus nécessairement être capables d’utiliser un armement nucléaire. La participation de la Belgique à l’OTAN doit se faire d’une manière moins lâche que le stockage d’armes de destruction massive qui ne pourront de toute façon pas être utilisées selon le droit humanitaire moderne.

Tout cela ne signifie pourtant pas que nous devons reconnaître l’invasion de la Crimée ou arrêter les sanctions économiques. Il faut ce qu’il faut. Par contre, une solution comporte aussi bien des branches que des racines. Les branches sont visibles. Les racines pas.

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