Serge Spetschinsky a vu les relations s’étioler à partir de 2014. © FJDO

Conflit en Ukraine: pourquoi Anvers ne tourne pas totalement le dos à Saint-Pétersbourg (reportage)

François Janne d'Othée

Le lien historique entre les deux villes portuaires d’Anvers et Saint-Pétersbourg est suspendu. Mais sans hypothéquer ni les intérêts belges ni la perspective d’une relance une fois la guerre finie.

C’était il y a à peine trois ans, à Saint-Pétersbourg. En février 2020, Bart De Wever (N-VA), bourgmestre d’Anvers, et Alexander Beglov, le gouverneur local, signaient un protocole d’accord dans la foulée du 60e anniversaire du partenariat entre les deux villes. Ils s’engageaient à renforcer leur coopération portuaire ainsi que dans l’industrie de la mode. Pour marquer le coup, l’Anversois avait offert une cloche destinée à un carillon mobile, avec l’inscription «Van Antwerpen voor Sint-Petersburg». Symbole de la culture flamande, le carillon a été introduit en Russie par le tsar Pierre le Grand après une visite à Anvers et à Malines en 1717.

Ces accolades flamando-russes n’étaient pas une première. En 2018, après les visites de Charles Michel et Didier Reynders à Moscou, le bourgmestre anversois avait déjà mis le cap sur la Russie, à la tête d’une imposante délégation économique. «C’est au moment où les relations sont difficiles que les partenaires doivent se parler», avait-il déclaré, emboîtant le pas aux propos des deux éminences MR. Lors d’une fastueuse réception au palais Youssoupov de Saint-Pétersbourg, il avait amusé les Russes, en évoquant Rubens: «Vous avez ses tableaux, nous avons sa maison!» Près de quatre mille œuvres du maître dormiraient dans les caves du Musée de l’Ermitage.

Pas de rupture fracassante

Aujourd’hui, fini les réjouissances, c’est le calme plat. La guerre en Ukraine et les sanctions contre la Russie ont porté un rude coup à la relation entre les deux villes. Les initiatives en cours sont suspendues et il n’y en a pas de nouvelles au programme. Mais la Ville d’Anvers n’entend pas rompre totalement les liens. Sur la base de deux arguments: un, on ne peut mettre une ville sur le même pied qu’un régime dictatorial. Deux, cette coopération a commencé lorsque Saint-Pétersbourg s’appelait encore Leningrad et que les chars soviétiques étaient à Berlin. Autrement dit, les deux partenaires en ont vu d’autres.

Au conseil communal d’Anvers, le CD&V, dans l’opposition, a vainement plaidé pour remplacer Saint-Pétersbourg par le port ukrainien d’Odessa. Pour De Wever, c’est nyet. «Si la résistance se développe quelque part contre l’agression de la Russie en Ukraine, c’est dans les villes et surtout à Saint-Pétersbourg, s’était-il défendu en 2022. Ce serait une erreur de tourner le dos à ses habitants. C’est à Poutine que nous devons tourner le dos.» Tout en souhaitant «qu’à long terme, nous puissions raviver l’amitié avec le peuple russe».

En 2021, la Russie était le cinquième partenaire commercial d’Anvers, avec un transbordement de 11,6 millions de tonnes de marchandises, soit 3,16 millions de tonnes vers la Russie, et 8,5 millions de tonnes en provenance de ce pays. Les sanctions ont tari tous ces flux. A présent, les armateurs européens liquident leurs intérêts en Russie, en évitant autant que possible la casse financière. Ainsi, CMA CGM s’est retiré de sa position de coactionnaire d’un terminal à conteneurs, en échangeant ses actions contre celles que le manutentionnaire russe possédait en Finlande. «La politique de la Belgique a toujours été de ne pas porter atteinte à ses intérêts économiques, déclare Filip Reyniers, directeur de l’International Peace Information Service (IPIS), basé à Anvers. C’est pourquoi il n’y a pas de rupture fracassante.» Il ne s’agit pas seulement de préserver notre pays: «Si des navires commerciaux russes peuvent encore entrer dans les eaux belges, c’est aussi pour ne pas couper la chaîne d’approvisionnement vers l’Afrique. C’est le même raisonnement avec le gaz, dont le port de Zeebruges, fusionné avec celui d’Anvers, est devenu un hub mondial. Cela dépasse nos intérêts nationaux.»

En 2021, la Russie était encore le cinquième partenaire commercial du port d’Anvers, aujourd’hui fusionné avec Zeebruges.
En 2021, la Russie était encore le cinquième partenaire commercial du port d’Anvers, aujourd’hui fusionné avec Zeebruges. © getty images

Un consulat éphémère

«La période 2009-2014 fut faste pour les échanges entre les deux villes, se souvient Serge Spetschinsky, un Belgo-Russe qui vit sur place. En 2010, Mathilde, qui était alors princesse de Belgique, avait même pris la parole lors d’un colloque à l’Académie de médecine.» Après la victoire des pro-Européens à Kiev, la Russie a mis un terme aux projets de contrats. «Le désenchantement avait commencé, et la confiance s’est étiolée, résume le Belgo-Russe. Un vaste complexe hospitalier n’a ainsi jamais vu le jour.» Ouvert en 2008, le consulat général de Belgique a fermé ses portes fin 2021.

Aujourd’hui, les ressortissants belges ne sont plus qu’une poignée dans l’oblast de Leningrad, la région qui inclut Saint-Pétersbourg. Ils seraient environ nonante avec la double nationalité, et moins de dix avec le seul passeport belge. Parmi les derniers sur place, Kristof Laermans, qui fournit l’Horeca local en cakes, tartes et autres desserts, et qui doit affronter aujourd’hui le départ de gros clients occidentaux. Ou Edwin Derde, depuis trois ans à Saint-Pétersbourg pour, dit-il, se rapprocher de l’«âme russe». Ce jovial quinquagénaire originaire de Gand, musicien à la Marine belge dans une autre vie, donne des cours de néerlandais à une dizaine d’étudiants de l’université locale.

Edwin Derde a choisi de rester dans la ville russe.
Edwin Derde a choisi de rester dans la ville russe. © FJDO

«Nous avons tous reçu un e-mail de l’ambassade nous priant de quitter au plus vite la Russie, mais nous sommes tous restés. Jamais je ne partirai volontairement», affirme Edwin. Il a tout naturellement fait du Gent, sous-titré «Belgian gastronomic pub», son café préféré, même si on n’y sert plus de Duvel. «Je n’ai jamais senti d’hostilité à mon encontre. On me traite d’agent de l’Otan, mais c’est sur le ton de la blague. C’est plutôt de Belgique que j’ai reçu des messages me culpabilisant de rester ici.»

Edwin Derde veut rester un trait d’union entre la Belgique et la Russie. Si notre pays garde ouverte son ambassade à Moscou, ce n’est toutefois pas demain que résonneront à nouveau les grandes fêtes flamando-russes à Saint-Pétersbourg, ni que ressuscitera le consulat belge, dont plus aucune trace n’apparaît sur le bâtiment des bords de la Neva.

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