Pour certains Thaïlandais, l’attrait économique du travail en Israël est devenu un piège. © getty images

Comment ces Thaïlandais, ouvriers en Israël, sont devenus des otages à Gaza

Vingt-trois sont détenus par le Hamas. Trente mille travaillaient en Israël avant le 7 octobre. Pour certains, rentrer est impossible.

Wittawat Kulwong, qui était aux premières loges de l’attaque terroriste perpétrée le 7 octobre par le Hamas contre Israël, l’a échappé belle. Ce jour-là, il s’est retrouvé face à un militant du groupe islamiste. «A ce moment-là, je me suis dit: “Que je me batte ou non, je vais mourir”, alors j’ai décidé de me battre. Lui avait un couteau, moi je n’avais rien. On s’est battus pendant vingt à trente minutes», relate ce Thaïlandais de 34 ans dans les colonnes de Khaosod, un média local. Il précise avoir reçu un coup à la tête tout en continuant, sans relâche, à se défendre. Mais il a fini par perdre connaissance, à force de perdre «tellement de sang», détaille ce père de famille qui travaillait depuis quatre ans dans un poulailler situé à quelques kilomètres de la bande de Gaza. «Avant de m’évanouir, [l’assaillant] m’a tranché la gorge. Il a dû croire que j’étais mort.»

Les conditions de travail des ouvriers agricoles en Israël sont encore pires qu’en Thaïlande.

Miraculé, Wittawat Kulwong s’est réveillé un peu plus tard. Puis a été rapatrié en Thaïlande, comme plus de huit mille de ses compatriotes. Aujourd’hui, il se repose auprès de sa femme et sa fille, qui l’ont accueilli avec joie, chez lui, à Ubon Ratchathani, dans le nord-est du pays. D’autres, en revanche, pleurent leurs morts, ou redoutent le pire pour ceux qui ont été enlevés par le Hamas. La Thaïlande recense, selon ses autorités, 32 ressortissants tués, 19 blessés et 23 otages retenus à Gaza. Ce triste bilan, qui pourrait s’aggraver, fait de ce pays d’Asie du Sud-Est l’un des plus meurtris par le massacre du 7 octobre.

Peu de souci de la sécurité

Avant cette nouvelle guerre entre Israël et le Hamas, l’Etat hébreu comptait trente mille travailleurs migrants thaïlandais sur son sol, dans leur immense majorité des ouvriers agricoles. Parmi eux, près de cinq mille, comme Wittawat Kulwong, étaient employés dans des moshav ou des kibboutz autour de la bande de Gaza. En mai 2021, deux avaient été tués, et huit autres blessés, par des missiles tirés depuis l’enclave, qui s’étaient abattus sur une ferme près de la frontière.

La même année, l’ONG israélienne Kav LaOved affirmait, dans un rapport, que «dans les zones ciblées par les tirs de roquettes lors des escalades du conflit, récemment dans la région de Gaza, les employeurs demandent souvent aux travailleurs de continuer à travailler dans les champs, sans abri, même si cela est interdit par le commandement du front intérieur israélien». Une situation qui, écrivait cette association de défense des droits des migrants, «a entraîné de nombreuses blessures et décès parmi les travailleurs».

«Beaucoup ne sont pas vraiment au courant du conflit israélo-palestinien: ils ne savent pas qu’ils se trouvent dans une zone à haut risque, en particulier ceux qui sont employés près de la bande de Gaza, à la frontière libanaise ou dans les territoires occupés en Cisjordanie, indique Roostum Vansu, maître de conférence en relations internationales à l’université Srinakharinwirot, à Bangkok. Ces ouvriers sont juste venus pour travailler et obtenir des salaires bien plus élevés qu’en Thaïlande.» En Israël, ils peuvent parfois toucher jusqu’à septante mille bahts (1 800 euros) mensuels, précise le spécialiste, alors que dans leur pays d’origine, les emplois dans l’agriculture tournent autour des quinze mille bahts (quatre cents euros) par mois.

D’autant que la plupart sont, à l’image de Wittawat Kulwong, originaires de l’Isan, la région rurale du nord-est, aussi vaste que défavorisée. Ces migrants, principalement des hommes, ont quitté leur terre pour subvenir aux besoins de leur famille et, chaque mois, envoient une partie de leur salaire à leurs proches. Mais il faut remonter au mitan des années 1980 pour voir arriver les premiers Thaïlandais en Israël. Pour plusieurs experts, cette immigration, encouragée par les autorités israéliennes, s’est accélérée après la première intifada (1987-1993) dans le but de remplacer les Palestiniens qui travaillaient sur les chantiers et dans les plantations. Ces derniers étaient de moins en moins les bienvenus en raison du contexte politique et des restrictions croissantes à leur encontre.

Pas de pouvoir de négociation

Depuis 2011, un accord bilatéral entre Bangkok et Tel-Aviv formalise l’arrivée sur le sol israélien de cette main d’œuvre agricole. Ces migrants thaïlandais disposent d’un contrat initial de deux ans, renouvelable jusqu’à cinq ans et trois mois au total, permettant une rotation qui n’œuvre pas à leur intégration sociale dans la durée — même si certains, environ sept mille, restent illégalement après l’expiration de leur visa. Ce système favorise encore moins l’éventuel pouvoir de négociation qu’ils ont auprès de leurs employeurs, dont beaucoup profitent de ce rapport de force déséquilibré, souligne Assia Ladizhinskay, de l’ONG Kav LaOved. Human Rights Watch dénonçait déjà, en 2015, «des bas salaires, des heures de travail excessives, des conditions de travail dangereuses» et des «logements de fortune inadéquats» auxquels ces travailleurs agricoles thaïlandais étaient soumis en Israël. «Depuis, la situation ne s’est pas améliorée: ici, le lobby agricole est puissant», ajoute Assia Ladizhinskay.

«Les conditions de travail des ouvriers agriculteurs en Israël sont encore pires qu’ici», confirme Thongpoon Saphoo, rencontrée à l’aéroport international de Bangkok-Suvarnabhumi, le 31 octobre. Cette dame de 66 ans à la mine fatiguée se réjouit du retour de son fils Phayungsak Saphoo, un trentenaire qui travaillait dans une exploitation de citrons, près de Tel-Aviv. Toute la famille Saphoo, sa mère, son père, ses deux sœurs, sa femme et sa fille, a fait le déplacement depuis Buriram, dans l’Isan, à plus de 5 heures de route de la capitale, pour l’accueillir. «On a dû batailler pour le convaincre de rentrer», indique la sœur aînée.

Un autre frère, le cadet, a décidé de rester. Comme lui, ils sont vingt mille Thaïlandais, soit deux tiers des résidents avant le massacre du 7 octobre, à vouloir continuer à travailler le sol israélien, malgré les appels lancés par les autorités, qui leur ont débloqué des fonds, pour les rapatrier. Des chiffres qui en disent long sur le manque de perspectives pour ces travailleurs. Nombreux ont contracté des prêts pour se rendre en Israël et un retour équivaudrait à un suicide économique. Et des employeurs peu scrupuleux ont été accusés de différer les paiements de certains salariés afin de les contraindre à rester, suscitant l’indignation de la Thaïlande.

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