A quoi joue le président Macky Sall? Il sape en tout cas la crédibilité de la démocratie sénégalaise. © getty images

Au Sénégal, la démocratie en péril, une population en danger

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Le report de la présidentielle décidé par le chef de l’Etat Macky Sall ouvre une période d’instabilité. Grandes manœuvres pour perpétuer un pouvoir.

L’année 2024 devait être, pour le Sénégal, celle de l’alternance ou de la continuité démocratique. Elle sera celle de l’incertitude et de l’instabilité politiques. En ordonnant le report de l’élection présidentielle prévue le 25 février – décision validée par l’Assemblée nationale qui en a fixé la tenue au 15 décembre – le président Macky Sall a plongé le pays dans une période troublée dont l’issue est incertaine.

Passage en revue des questions que pose cette initiative inédite dans l’histoire du Sénégal avec Caroline Roussy, directrice de recherche, responsable du programme Afrique/s, à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) de Paris.

1. L’argumentation de Macky Sall est-elle crédible?

Le président sortant a déclaré, le 3 février, vouloir engager «un dialogue national ouvert afin de réunir les conditions d’élections libres, transparentes et inclusives dans un Sénégal apaisé et réconcilié». Ces conditions n’auraient pas été rencontrées pour le scrutin du 25 février. Deux juges du Conseil constitutionnel qui a validé les candidatures à la présidentielle ont été accusés de corruption par le camp d’un prétendant empêché de concourir en raison de sa double nationalité sénégalaise et française, Karim Wade, le fils de l’ancien président Abdoulaye Wade, au pouvoir entre 2000 et 2012.

«Macky Sall, qui est bien entouré, peut sans doute justifier la décision sur un plan juridique même si elle apparaît en totale contradiction avec la Constitution puisqu’il est censé quitter le palais présidentiel le 2 avril, avance Caroline Roussy. Cette décision illustre l’extrême judiciarisation de la vie politique sénégalaise.» Un paravent pour une décision motivée en réalité par des objectifs politiques?

2. Macky Sall veut-il faire barrage à l’opposition?

Le Sénégal est déchiré depuis plusieurs mois par l’opposition entre le camp du président sortant et celui de son principal opposant, Ousmane Sonko, leader des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef). Condamné pour «corruption de la jeunesse», celui-ci est emprisonné depuis le 28 juillet 2023. Il a ainsi été empêché de se présenter à l’élection et son parti dissous. Mais un de ses lieutenants, Bassirou Diomaye Faye, parce qu’il n’a pas encore été jugé bien qu’il soit lui aussi emprisonné, a vu sa candidature validée.

Le scénario caché veut donc que Macky Sall, constatant que Diomaye Faye recueillait plus d’intentions de vote que son poulain, le Premier ministre Amadou Ba, ait décidé de stopper le processus électoral. «Il apparaît de plus en plus patent que c’est une manœuvre pour changer de candidat. L’objectif serait de réintroduire la candidature de Karim Wade», souligne Caroline Roussy. En vérité, Macky Sall se serait engagé, en juin 2023 au moment du dialogue national, à permettre la candidature de Karim Wade. Il aurait été surpris par la décision de la Cour constitutionnelle, à laquelle le problème de la double nationalité du candidat aurait été soufflée par… Amadou Ba. D’importantes dissensions traverseraient donc le camp présidentiel. S’il se vérifiait, ce scénario scellerait les grandes retrouvailles entre Macky Sall et celui auquel il a succédé, Abdoulaye Wade. «En matière de coups fourrés, Macky Sall est le digne légataire d’Abdoulaye Wade», glisse Caroline Roussy. A Dakar, certains n’hésitent pas à qualifier le président de «Mackyavel».

Il apparaît de plus en plus patent que c’est une manoeuvre pour changer de candidat.

3. Le grand perdant, Ousmane Sonko?

Si l’on considère que Bassirou Diomaye Faye était en position d’emporter le scrutin, on peut effectivement considérer que son mentor Ousmane Sonko est le perdant de ce que Caroline Roussy appelle le «barrage anti-Sonko» mis en place depuis plusieurs mois par Macky Sall. Ce jugement est toutefois nuancé par la chercheuse de l’Iris: «Malgré tout ce que les conseillers de Macky Sall ont échafaudé pour écarter Sonko, lui et son parti ont réussi à se réinventer ; que leur candidat, qui est en prison, soit crédité de pas mal de voix en est un signe.»

4. A quelle suite peut-on s’attendre?

Deux scénarios sont envisageables. Soit Macky Sall ouvre un dialogue national, ce qu’il a promis dans son annonce du report de l’élection, et met en place un gouvernement d’union nationale – malgré les tensions, la possibilité d’un dialogue existe, explique en substance Caroline Roussy. Soit il choisit la voie de la répression accrue. Dans cette optique, il lui reste l’arme de la déclaration de l’état d’urgence. Si lui-même ne semble pas désireux de s’accrocher au pouvoir, puisqu’il a redit ne pas vouloir briguer un troisième mandat, peut-être est-il soucieux de garder une forme d’emprise sur son successeur. L’évolution de la conjoncture pourrait en réalité dépendre de la réponse de la rue aux derniers événements.

5. La rue va-t-elle s’embraser?

«C’est un scénario hautement crédible, estime la directrice de recherche à l’Iris. Surtout parce que Macky Sall a mis en place un Etat sécuritaire, fait de multiples interdictions, sources de frustrations et de possibles conflits: interdiction d’accès aux données mobiles d’Internet, de circulation des motos, d’un journal, arrestation de l’ancienne Première ministre Aminata Touré ou d’un quidam parce qu’il a posté un message sur Facebook… Quand on bloque les données mobiles Internet, les chauffeurs de taxi de type Uber, des étudiants, des sans-emploi… se retrouvent privés d’activité. Le manque à gagner est considérable parce qu’ils ne vivent que de cela, ou quasiment.» Cependant, une révolte de la population reste incertaine. «Les Sénégalais ont connu la répression de manifestations en mars 2021, et en juin 2023, avec cinquante personnes décédées. Ont-ils vraiment envie d’y aller? Comment les organisations de la société civile, notamment le groupe Y’en a marre, réagiront-elles? Se mobiliseront-elles dans le cadre de manifestations? C’est l’inconnue totale.»

L’épisode 2024 de l’histoire du Sénégal s’annonce donc plutôt sombre. Comment saper une démocratie exemplaire, pourrait en être le pitch.

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