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Il y a 30 ans, le génocide des Tutsis au Rwanda: pourquoi des séquelles restent irréparables

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Les traumatismes dus aux massacres de 1994 continuent de perturber la vie de survivants et même celle de jeunes qui ne les ont pas vécus. C’est le temps de la recherche de «sens».

Il y a 30 ans, à partir du 7 avril 1994, se développait «le génocide le plus rapide de l’histoire»: en moins de 100 jours, un million de Tutsis et de Hutus qui avaient adopté une position modérée face au partage du pouvoir acté par les accords d’Arusha l’année précédente étaient assassinés selon un plan orchestré par les tenants du Hutu Power et mis en œuvre par des milliers d’exécutants chauffés à blanc par la propagande, répandue jusque dans le moindre village du pays par la Radio télévision des mille collines (lire par ailleurs).

L’assassinat, le 6 avril au soir, du président hutu Juvénal Habyarimana dans l’attentat contre son avion en phase d’atterrissage à Kigali, perpétré selon toute vraisemblance par des radicaux hutus, fut le déclencheur de ce projet génocidaire. Il aurait sans doute pu être stoppé ou réduit dans son ampleur si les militaires étrangers venus évacuer leurs nationaux dans les premiers jours après le début des massacres avaient uni leurs forces à celles des 2.500 Casques bleus présents dans le pays au titre de la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda. Mais les «sauveurs» ne firent que passer. Et la Belgique, meurtrie par l’assassinat de dix paras à Kigali, le matin du 7 avril, décida le retrait de ses troupes de la Minuar dont elles constituaient l’ossature. La voie était quasi libre pour les génocidaires, entravés seulement, mais plus tard, par l’avancée du Front patriotique rwandais, la rébellion à dominante tutsie dont l’offensive, en 1990, avait forcé les fameux accords politiques avec le pouvoir hutu.

La victoire du FPR signa l’exil du gouvernement intérimaire, mis en place après l’assassinat du président, de son armée et de ses milices au Congo-Kinshasa (alors Zaïre) d’où les plus extrémistes continuèrent le combat contre les Tutsis à l’intérieur du Rwanda. Et, paradoxe des paradoxes, comme le choléra frappa les populations que dirigeants et militaires avaient emmenées dans leur débâcle, «l’aide internationale qui n’avait pas été fournie aux victimes tutsies du génocide afflua pour les familles hutues, pas toutes génocidaires évidemment, mais quand même»: l’épisode représenta «le symbole fort d’une faillite internationale et collective», comme le rappelle l’autrice Isabelle Darras.

Trente après, le temps n’est plus celui de la reconstruction; il n’est plus non plus celui de la justice. Les gacaca, tribunaux communautaires en activité entre 2001 et 2012, et le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), entre 1995 et 2012 à Arusha, ont fait, même imparfaitement, leur œuvre, les premiers traitant pas moins de deux millions de dossiers. En revanche, le temps, même trois décennies plus tard, est toujours celui du traumatisme, qui n’a pas abandonné nombre de survivants. Selon l’Unicef, 75% des enfants qui ont survécu ont assisté à des tueries, 55% ont vu des membres de leur famille se faire massacrer, presque tous (96%) ont pensé qu’ils seraient eux aussi tués. Trente ans plus tard, le temps reste donc aussi celui du souvenir et de la recherche de sens, si tant est que ce soit possible, en regard de l’horreur vécue d’avril à juillet 1994.

Dans un village rwandais, des patients attendent de pouvoir être écoutés dans un cabinet mobile de praticiens en santé mentale. © PALOMA LAUDET.

Un génocide de proximité

Il n’a dû la vie sauve qu’à la circonstance d’être allé jouer au football sur le terrain de l’école primaire de sa colline lorsque les meurtriers sont venus tuer ses parents et ses huit frères et sœurs au domicile familial. Dans La Rage de vivre (1), François-Xavier Nsanzuwera, qui fut procureur de la République du Rwanda et avocat général au bureau du procureur de TPIR, raconte que c’est son ami hutu rencontré juste après le massacre des siens qui lui a enjoint de survivre et qui lui a peut-être donné cette rage d’échapper aux tueurs. Grâce aussi à un autre coup du sort. Partis rejoindre l’église de la Sainte-Famille, sanctuaire présumé au centre de Kigali, lui et d’autres fugitifs sont interrogés par des militaires. Ceux-ci leur ordonnent de courir avant… de les «tirer comme des lapins» dans la plaine. Il en réchappera aussi miraculeusement.

Le moment fort de son témoignage est la scène à laquelle il assiste, à distance, dans la cour de la maison des voisins de ses parents, un couple mixte, mari hutu, mère tutsie. «Une foule d’hommes déchaînés entourait Josiane. Ils parlaient tous à la fois. Ils disaient à son mari qu’ils allaient la tuer. J’entendis son mari dire à ce groupe de paysans hutus, dont la plupart étaient ses amis: «J’ai épousé Josiane à l’époque de « la paix et l’unité » (NDLR: slogan développé par Juvénal Habyarimana tout au long de sa présidence); maintenant que les autorités ont décidé la mort des Tutsis, vous pouvez faire d’elle tout ce que vous voulez! […] Le voisin de mes parents venait de livrer aux assassins, sous mes yeux, la mère de ses enfants. Notre pays était maudit.» Emigré en Belgique où il a vécu en Flandre avant de déménager en Wallonie, François-Xavier Nsanzuwera est confronté au racisme. A travers les rapports tendus avec certains de ses voisins ou sa défense du projet contesté d’installation de réfugiés syriens dans sa commune wallonne, le survivant du génocide semble nous avertir que le basculement dans la violence, observé au Rwanda, pourrait survenir un jour en terre belge. Entre voisins.

Des écolières à Rweru, village du Bugesera: de nombreux jeunes, même s’ils n’ont pas connu le génocide en souffrent par transmission intergénérationnelle. © PALOMA LAUDET

L’infanticide génocidaire

«Si ce génocide peut bien être singularisé pour avoir été commis par des voisins sur des voisins, il a aussi d’abord traversé la famille», complète l’anthropologue Violaine Baraduc dans Tout les oblige à mourir. L’infanticide génocidaire au Rwanda en 1994 (2). A ce niveau, celui de la plus petite des échelles, «s’exprime l’impératif de l’exécution du projet génocidaire qui, lorsqu’il parvient à s’imposer, peut réduire à néant les relations les plus intimes, les plus anciennes, les plus importantes ou les plus quotidiennes», détaille la chercheuse.

Dans son ouvrage, elle ausculte deux cas d’infanticide génocidaire, compris comme l’assassinat en 1994 par un parent hutu de ses enfants tutsis ou perçus comme tels. «Dans sa définition la plus restrictive, et parce que dans la société patriarcale et patrilinéaire rwandaise l’enfant héritait de l’ethnie de son père, c’est d’abord un crime féminin, commis par des femmes hutues mariées à des hommes tutsis.» Patricie Mukamana, dont le mari tutsi s’est suicidé, a empoisonné deux de ses filles, Nyirabukara et Muhawenyimana, en a épargné deux autres, et a accouché, après son crime, d’une dernière qu’elle ne tuera pas. Elle aurait commis le double infanticide au cours d’une attaque de panique, souhaitant éviter que ses enfants ne soient «découpés» devant elle. Elle a été condamnée par les tribunaux gacaca à quinze ans de prison. «Son unique chance de réintégrer son groupe de naissance était de se désunir de sa famille par alliance et d’accepter que ses filles soient assassinées», relate Violaine Baraduc.

L’infanticide est le crime paradigmatique du génocide, mais aussi le crime paradigmatique du patriarcat.

Beata Nyirankoko, dont le mari avait été assassiné par les génocidaires, a voulu tuer ses deux garçons de 5 et 12 ans, Alphonse et Moïse, sous la pression de sa sœur, en les jetant dans la rivière Nyabarongo. Ils ont survécu. Elle a épargné son troisième enfant, une fille. Elle a été condamnée à 30 ans de réclusion. «Je souhaitais juste retrouver la paix que les enfants m’avaient arrachée, car moi aussi, on voulait me tuer», a avancé la mère, soupçonnée de complicité avec les Tutsis, pour expliquer son geste. «Moïse et Alphonse étaient, d’une certaine façon, le « prix à payer » pour que Beata puisse retourner à sa famille et obtenir la garantie d’une réaffiliation», analyse l’anthropologue. Le génocide a balayé les repères du quotidien au profit de ce que la psychologue Régine Waintrater désigne comme «la néoréalité créée par les persécuteurs».

«Durant le génocide, celles qui, en étant hutus, partageaient leur vie avec des Tutsis, se sont retrouvées dans une position contradictoire, puisqu’elles devaient soudainement renoncer à faire survivre les enfants qu’elles avaient mis au monde et dont elles avaient la charge, au prétexte qu’ils étaient « destinés » à mourir», décrypte Violaine Baraduc. A cette aune, elle considère que l’infanticide est le crime paradigmatique du génocide, mais aussi le crime paradigmatique du patriarcat.

© PALOMA LAUDET.

Se réapproprier son histoire

Beata Umubyeyi Mairesse avait 15 ans en 1994. Pourchassée avec sa mère en tant que tutsie dans la commune de Butare, où la machine génocidaire tarda à se mettre en œuvre parce que présidait aux destinées de la région le seul préfet tutsi du régime Habyarimana, elle réussit à fuir le pays le 18 juin 1994, cachée au fond d’un des camions d’un convoi qui évacuait des orphelins à l’initiative de l’organisation suisse Terre des hommes. Les enfants exfiltrés au Burundi et au Zaïre ne devaient pas excéder les 12 ans. Elle et sa mère passèrent entre les mailles du filet, notamment parce qu’elle a la peau claire, qu’elle réussit à se faire passer pour Française et parce qu’une équipe de journalistes de la BBC accompagnait l’expédition.

Après avoir reçu de l’un d’entre eux quatre photos du passage de la frontière entre le Rwanda et le Burundi par les rescapés, Beata Umubyeyi Mairesse entreprend de se réapproprier son histoire et son expérience de survie dans Le Convoi (3). «Ces photos, cette histoire que je vais tenter de reconstituer, disent ce qui nous lie depuis 1994, une communauté d’expérience. Elles sont la preuve que ce jour-là, à cet endroit précis du pays qui avait alors la plus forte densité de tueurs au monde, nous leur avons échappé une dernière fois, devenant par là même des survivants.» Ces tueurs, elle refuse de les décrire comme des monstres ou comme des bêtes, ce sont «des fils, des pères, des époux qui rentreront ensuite à la maison en disant à leur mère, à leur vieux père ou à leur épouse: « Aujourd’hui, nous avons bien travaillé. »»

Pour se réapproprier cette histoire, l’écrivaine va remuer ciel et terre, au Royaume-Uni, en Suisse, en France, à la recherche des éléments matériels qui accréditent sa fuite le 18 juin 1994 et identifient ceux avec qui elle a fui. Mais tant dans les milieux médiatiques qu’auprès des services des archives helvétiques, elle se verra privée de pouvoir reconstituer l’entièreté de son histoire. «Les nombreux obstacles que j’ai rencontrés ont été autant de prises de conscience, imprévues, sur la place des images dans la façon dont on raconte, réécrit, se souvient ou efface une histoire comme la nôtre, dans un monde inégalitaire, entre des protagonistes sans voix – parce que africains? – et des photographes porteurs de toute la puissance de l’Occident», en conclut Beata Umubyeyi Mairesse. Son ressentiment justifie son appel à se réapproprier son passé et son destin: «Il est plus que temps de prendre la parole pour raconter nos histoires, légender nos photos et le faire dans les espaces que nous jugerons appropriés, sécurisants, des espaces qui nous seront accessibles.»

«La société rwandaise montre ainsi sa capacité à produire de la continuité malgré la discontinuité du génocide.»

L’après-génocide

«Vingt-cinq pour cent des rescapés disent ne pas être sortis du génocide trois décennies plus tard», confie le psychologue Darius Gishima à l’écrivaine Isabelle Darras dans Après la pluie d’avril (4). Il en donne pour exemple le cas d’une femme de 45 ans qui a, depuis 1994, l’impression de vivre dans une chambre sans porte ni fenêtre. Retranchée chez elle, sous antidépresseurs, elle continue de vivre le génocide chaque seconde, chaque minute de son existence. «Le génocide n’a pas laissé que des blessures intérieures chez les rescapés. Il a aussi compliqué les relations entre les êtres, notamment entre les mères et leurs enfants. Fonder une famille est devenu compliqué. Au Rwanda, la famille, c’est le premier soutien, c’est ce qui nourrit les individus. Or, comment se considérer comme une famille quand on a perdu tous les siens?», tire notamment comme enseignement de son périple au Rwanda Isabelle Darras.

Les commémorations, comme celles qui auront lieu le 7 avril à Kigali, sont souvent l’occasion de réveil traumatique de la part des survivants et de leurs descendants. Elles n’en demeurent pas moins indispensables. «Oublier les morts exposerait au risque de retomber dans les mêmes erreurs du passé: ce serait les tuer une seconde fois», juge l’écrivaine Scholastique Mukasonga dans l’ouvrage collectif Le Choc (5). S’appuyant sur une cérémonie ayant eu pour cadre l’église Notre-Dame de la Visitation de Nyange, la professeure émérite d’histoire des guerres et des génocides à l’université Paris-Nanterre, Annette Becker, dans le même ouvrage, explique, à propos de la nouvelle église construite à l’identique de celle d’avant le génocide mais sise désormais derrière un Mémorial du génocide, que «la société rwandaise montre ainsi sa capacité à produire de la continuité malgré la discontinuité du génocide. Mais les survivants, eux, poursuivent leur vie dans plusieurs temporalités irréductibles.» Ainsi va le Rwanda, 30 ans après l’horreur en partie indicible.

(1) La Rage de vivre, par François-Xavier Nsanzuwera, Michalon, 168 p. (2) Tout les oblige à mourir, par Violaine Baraduc, CNRS éditions, 304 p. (3) Le Convoi, par Beata Umubyeyi Mairesse, Flammarion, 336 p. (4) Après la pluie d’avril, par Isabelle Darras, Bayard, 172 p. (5) Le Choc. Rwanda 1994: le génocide des Tutsi, ouvrage collectif, Gallimard, 432 p.

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