Boucle du Hainaut
© elia

La Boucle du Hainaut, le revers de la médaille de la transition énergétique?

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

Cruciale pour l’avenir énergétique du pays, la création de cette nouvelle ligne électrique de 85 kilomètres de long suscite un raz-de-marée de contestations dans les quatorze communes wallonnes qu’elle traverse. à juste titre? Récit d’une guerre des tranchées sur fond de dilemme technologique.

« Non au passage d’une ligne à haute tension!» En grands caractères, les marques d’opposition se multiplient à l’approche d’une vaste étendue rurale de Soignies, où seuls des bosquets, quelques habitations et de lointaines éoliennes agrémentent le paysage. Pour le moment. Car dans quelques années, si le projet à cinq cents millions d’euros baptisé Boucle du Hainaut suit son cours, une ligne électrique à très haute tension de 380 kilovolts et d’une capacité de six gigawatts fendra l’horizon, à perte de vue depuis ce lieu de promenades champêtres. Juchée sur des pylônes de soixante mètres de haut, espacés de 350 à 400 mètres, la Boucle du Hainaut se déploiera sur 84,8 kilomètres à travers quatorze communes hainuyères, de Mont-de-l’Enclus à Courcelles. Situé à 90% en zone agricole, le tracé de ce que ses farouches détracteurs requalifient de «Balafre du Hainaut» est censé prolonger un segment flamand de 82 kilomètres, baptisé Ventilus, pour acheminer l’électricité produite en mer du Nord vers l’intérieur du pays.

Si l’avenir de la production renouvelable belge se jouera en partie au large des côtes, son acheminement nécessitera un coûteux renforcement du réseau.

Tel est le revers de la médaille de la transition énergétique. Si l’avenir de la production renouvelable belge se jouera en partie au large des côtes, jusqu’à y construire une île énergétique d’ici à 2026, son acheminement nécessitera un coûteux renforcement du réseau à l’intérieur des terres, à tous les niveaux de tension. Avec toutes les conséquences paysagères, environnementales, foncières voire sanitaires que questionne un projet comme la Boucle du Hainaut. Porté par Elia, le gestionnaire du réseau de transport (GRT) de l’électricité à haute tension, il se heurte à la ferme opposition des localités qu’il traverse, des bourgmestres jusqu’aux dizaines de milliers d’habitants qu’il affectera, de près ou de loin.

Les inquiétudes sont multiples. Il y a des parents anxieux à l’idée de laisser leur enfant dans l’une ou l’autre école située à proximité du futur tracé, en raison des champs électromagnétiques. Ce propriétaire d’un gîte rural, craignant de voir ses investissements réduits à néant par une grande barrière de métal incompatible avec l’activité touristique. Ou encore cette entreprise contrainte de plier bagage, en raison de sa proximité avec le tracé.

Un énième exemple du réflexe Nimby (pour «not in my backyard», pas dans mon jardin), opposant des riverains à l’intérêt général invoqué par un promoteur? Bien sûr, la perspective de voir éclore une ligne à haute tension dans un paysage préservé ne plaira jamais aux premiers concernés. Il serait toutefois réducteur d’assimiler le combat du groupement citoyen Revolht à une opposition bête et méchante. Si l’asbl se profile comme un guichet unique défendant l’intérêt de toutes les communes impliquées, elle ne conteste en rien le bien-fondé de la transition énergétique, ni de ses contraintes techniques. D’où son refus, entre autres, de collaborer avec l’association Vent de Raison, opposée au développement de l’éolien et dont les intérêts pouvaient sembler communs. «Nous ne sommes d’ailleurs jamais allés voir Elia ou un politique pour lui demander de déplacer la ligne de quelques kilomètres», résume Raphaël Hannoir, le président de Revolht. «Ce que nous voulons, c’est que le transport de l’électricité se fasse de la meilleure manière possible, dans le respect du citoyen», ajoute la porte-parole, Marie Reman.

Le projet entraînera d'inévitables conséquences environnementales et foncières, voire sanitaires.
Le projet entraînera d’inévitables conséquences environnementales et foncières, voire sanitaires. © Vincent Willems

Aérien vs souterrain

De quelle meilleure manière? Sous terre, en courant continu (HVDC), plutôt que par l’intermédiaire d’une nouvelle ligne aérienne en courant alternatif (HVAC), martèle l’association. «Une approche en courant continu souterrain est non seulement envisageable mais souhaitable, souligne-t-elle dans un communiqué. C’est le futur! Et si la Belgique doit devenir le rond-point des réseaux énergétiques européens, la technologie de choix est celle du futur.» Concrètement, cette alternative consiste à acheminer l’électricité produite par les futurs parcs éoliens offshore vers plusieurs points stratégiques connectés au réseau en courant alternatif existant grâce à des stations de conversion disséminées à plusieurs endroits. La solution retenue par Elia, elle, achemine l’ensemble de la production éolienne offshore actuelle et future en un seul point, à Zeebruges, avant de la transporter à travers le pays ou les frontières par son réseau à très haute tension de 380 kV. D’où l’ajout d’une nouvelle ligne aérienne au maillage existant. Les deux options ont leurs avantages et leurs inconvénients. Mais pour l’avoir elle-même étudiée, Elia juge que la première n’offre pas suffisamment de garanties pour la sécurité d’exploitation.

«A l’heure actuelle, le Hainaut est déjà le deuxième pôle électrique industriel de Belgique après Anvers, commente Mélanie Laroche, chargée de communication chez Elia. Or, on sait que son réseau arrivera à saturation en 2030. Outre le raccordement de la production offshore, la Boucle du Hainaut répond à un besoin local que l’on ne peut oublier.» L’exemple le plus marquant est celui de Google: ces quinze dernières années, le géant californien a déjà investi plus de trois milliards d’euros dans le Hainaut pour y exploiter ses data centers. En octobre dernier, il a encore acquis un terrain de 36 hectares à Ecaussines, l’une des communes traversées par le projet d’Elia.

Pour sa part, Revolht ne conteste pas la nécessité de créer une liaison électrique essentielle dans le Hainaut. Le différend porte bien sur la technologie à utiliser, quoi qu’en disent les études et contre-expertises menées à ce jour. Leurs conclusions sont, dans l’ensemble, favorables à la solution préconisée par Elia. La dernière en date, celle du professeur allemand Dirk Westermann, qui se limite toutefois au tracé de Ventilus, résume plutôt bien le débat technique. «Etablir un réseau HVDC maillé comme nouvelle colonne vertébrale de l’alimentation électrique constitue une très bonne option», indique-t-il, allant ainsi dans le sens du plaidoyer de Revolht. Toutefois, «le développement d’un tel système prendra certainement plus d’une décennie et une technologie ayant la maturité nécessaire n’est pas disponible aujourd’hui», ajoute-t-il, confortant les conclusions d’Elia à cet égard.

Un débat qui n'a jamais été serein.
Un débat qui n’a jamais été serein. © C.L.

Obsolète et hors délai?

Malgré les vents contraires successifs que rencontre son alternative, jugée crédible mais «techniquement très ambitieuse» par l’UMons, le groupement citoyen ne compte pas abdiquer. Il continue à faire valoir trois arguments. Un: le projet d’Elia serait technologiquement obsolète, au regard du potentiel futur de la technologie HVDC. Pourquoi ne pas faire de la Belgique une pionnière, plutôt que de miser sur le prolongement d’une solution à l’acceptabilité poussive? Deux: la capacité de six gigawatts envisagée pour la Boucle du Hainaut ne serait plus suffisante vu les parcs éoliens prévus en mer du Nord d’ici à 2030-2040 – ce que conteste Elia. Trois: dans la configuration aérienne, la Boucle du Hainaut ne pourrait vraisemblablement pas voir le jour à l’échéance envisagée, soit 2028 ou 2029, comme l’espère encore le promoteur.

Nous ne sommes jamais allés voir Elia ou un politique pour lui demander de déplacer la ligne de quelques kilomètres.

Difficile de donner tort à Revolht sur ce dernier point, tant le débat n’a jamais été serein. Peu de temps après la présentation initiale du projet, en septembre 2020, Elia s’attire d’emblée les foudres des collectifs locaux, malgré ses efforts de pédagogie. A l’occasion d’un conseil communal abordant la question à Ecaussines, quelques manifestants chahutent les experts d’Elia, bousculant notamment le véhicule à leur arrivée. Au lendemain de l’incident dont l’ampleur reste floue, le GRT condamne pour sa part «des menaces et insultes verbales ainsi que des tentatives d’atteintes physiques» à l’égard de ses équipes. Et décide d’annuler, ni une ni deux, la soixantaine de rencontres initialement prévues en présentiel dans les quatorze communes concernées.

La contestation donne également lieu à des épisodes plus loufoques. En 2021, la période d’avis consécutive à la réunion d’information préalable d’Elia se solde par l’envoi de 22 000 courriers de citoyens, proposant quelque 885 tracés alternatifs. Parmi ceux-ci, bon nombre de spams à l’ancienne, en quelque sorte. Comme cette alternative dessinée au départ sur un sous-verre de bière en carton, taillant une ligne droite entre deux points, se fichant des contraintes territoriales. Par communiqué, Elia usera de termes plus convenus pour évoquer certaines de ses options farfelues, «difficilement envisageables d’un point de vue de la sécurité des personnes et desinfrastructures».

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Désormais, la balle est dans le camp du ministre wallon de l’Aménagement du territoire, Willy Borsus (MR). «Le moment est venu de trancher, ce qui sera fait dans les toutes prochaines semaines», confirmait-il le 22 novembre, en commission du parlement de Wallonie. A l’heure de boucler ces lignes, rien n’était censé entraver sa prise de décision sur l’ouverture de la procédure de révision du plan de secteur. Une analyse finale des options ouvertes à son administration est attendue pour cette fin d’année. La décision qui en résultera «demandera ensuite quelques semaines pour être aboutie juridiquement». Elle débouchera, dans un premier temps, sur la désignation d’un expert indépendant chargé de mener l’étude d’incidences environnementales.

Le péril électoral de la Boucle du Hainaut

Il n’était pas dans son intérêt de se prononcer rapidement sur ce dossier. Une fois les conclusions de l’étude d’incidences rendues, une nouvelle enquête publique aura lieu, ouvrant inévitablement la vanne des contestations tous azimuts contre la Boucle du Hainaut: citoyens, instances d’avis, associations, collèges communaux… A moins de temporiser, cette période houleuse surviendra quelques mois avant les élections régionales et communales de 2024. Nul doute que les citoyens investis dans le combat se souviendront alors du ministre (et du parti) ayant validé la procédure de révision du plan de secteur, bien qu’elle ne présage en rien la mouture finale du projet. Quatre-vingt-cinq kilomètres d’opposition farouche à travers le Hainaut, ça n’use pas que les souliers…

De son côté, Revolht insiste pour que le fédéral s’empare enfin du dossier: si les décisions liées au plan de secteur incombent bien aux Régions, l’avenir énergétique du pays relève des compétences de l’Etat. Or, d’après l’association, aborder le futur tracé sous le seul prisme régional, à l’origine du découpage Ventilus-Boucle du Hainaut, reviendrait à favoriser l’option technologique défendue par Elia. Jusqu’ici, force est de constater que les études mandatées par les gouvernements flamand et wallon se sont arrêtées de part et d’autre de la frontière linguistique pour analyser le projet de ligne électrique.

Revolht fourbit déjà ses armes. Sur le fond ou la forme, ses avocats se tiennent prêts à exploiter les moindres failles à chaque nouvelle étape de la procédure, tant qu’elle adoubera la solution aérienne d’Elia. «Notre approche pourra être opérationnelle dès 2028, affirme l’association. A l’opposé de la situation actuelle, morcelée et irrationnelle qui conduirait au mieux à une disponibilité électrique en 2035, une fois les procédures, recours, conseil d’Etat, éteints.»

A un tel horizon et à défaut de voir émerger la nouvelle ligne, le pays sera potentiellement englué dans les saturations de réseau, pénalisant d’autant plus le développement économique du Hainaut ou retardant les ambitions énergétiques en mer du Nord. La Boucle du Hainaut préfigure-t-elle une transition énergétique particulièrement peu consensuelle dans les années à venir? Connaîtra-t-elle un destin semblable au toujours fantomatique RER? Après deux années d’échauffement, aux sens propre et figuré, ce sera, dans le meilleur des cas, le combat d’une décennie.

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