Sergio Salma, l’auteur de BD qui raconte le Pays noir mais pas que
L’auteur de BD carolo Sergio Salma aime bousculer les codes et les clichés. Entre sa série Nathalie et Le Pays noir, racontant la catastrophe du Bois du Cazier, ce fils d’immigrés italiens jongle avec le même talent entre les sujets sombres et joyeux.
Sergio Salma répond aux clichés. La preuve: il est fils d’immigrés italiens venus travailler dans l’industrie carolo et enfant de Marcinelle devenu auteur de bande dessinée.
Son père est originaire d’un petit village proche d’Avellino, dans le sud de la Botte. A 5 ans, il travaillait déjà dans les champs, sous le soleil. En 1940, il est envoyé à la guerre. «Quand l’Italie a perdu, mon père est rentré dans sa région, marquée par la pauvreté et la famine, raconte Sergio, transformé en historien familial. Il a ensuite rapidement accepté un poste de mandaï dans la sidérurgie aux forges de Thy-Marcinelle.» Arrivé en Belgique, Salvatore s’installe dans un premier temps à côté du Roton de Farciennes, qui sera le dernier charbonnage en activité en 1984, et côtoie majoritairement des compatriotes, n’apprenant le français qu’à la lecture du journal Tintin. «A la différence de beaucoup d’expatriés, comme notre voisin Francesco qui a passé sa vie à se bâtir un palais en Italie sans jamais parvenir à quitter la Belgique, mon père a tout de suite mis de côté sa nation d’origine, qui l’avait envoyé dès l’enfance au travail puis à la mort. Il disait: « Mon pays est celui qui me donne à manger ».»
Enfant des années 1960, Sergio assiste, à Marcinelle, à l’ascension sociale de la communauté italienne issue de la misère et qui s’enorgueillit de cette nouvelle existence faite de sécurité sociale, de scolarisation et de maisons qui tiennent droit, avec eau courante et électricité. «Je voyais des adultes fiers. Le dimanche, ils se faisaient tout beaux avec leur cravate: ils avaient la sensation d’être devenus riches. Pour moi, c’est une période de bonheur total, une jeunesse très heureuse et cosmopolite…» Constituée d’un Italien, un Polonais, un Belge et un Ukrainien, la «bande Benetton» du Marcinellois traîne alors parfois à Charleroi, côtoie les petits voyous du coin, sans jamais dépasser les limites. «J’aimais bien être là-dedans. Avec ma moto, je faisais le malin, mais pas le fou: j’étais plutôt couard.» En parallèle, Sergio dessine beaucoup. Son coup de foudre pour la BD remonte à ses 10 ans, quand Ivo, son voisin d’en face, lui prête 25 revues Spirou, puis 25 autres, etc. «Comme je lisais les numéros dans le désordre, ce ne sont pas spécialement les histoires à suivre qui m’amusaient, plutôt les différents graphismes, tous ces univers sérieux, drôles ou d’aventure. J’aimais aussi l’idée de tourner la page, que le magazine s’adresse à moi pour m’inviter à un événement ou me proposer un jeu.»
Narrer la simplicité
A 18 ans, trop angoissé de compromettre la pratique du dessin en risquant au quotidien sa main droite sur la route, Sergio revend sa moto. A partir de là, il ne lâche plus son crayon. De toute façon, il sait pertinemment, depuis longtemps, ce qu’il veut faire de sa vie. «Je fais partie de ces gens qui n’ont pas dévié, d’autant que mon père m’a pas mal encouragé à me lancer. Il ne voulait pas que j’aie la vie qu’il avait eue et il se disait qu’en devenant auteur de BD, je pourrais faire un travail propre, enfiler une chemise blanche sans me salir.» S’il semble normal pour le Belgo-Italien de se lancer dans le 9e Art, représenter le décor de Charleroi dans son œuvre l’est tout autant. «Jean-Claude Servais a toujours dessiné la forêt parce qu’il vivait à côté. Moi, ça a été pareil avec l’atmosphère postindustrielle.»
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Dans les années 1980, alors qu’il fait ses débuts à l’académie des Beaux-Arts de Mons, la région carolorégienne sort progressivement d’une longue période de démolition. «On en était arrivé à un point où même l’enseigne Pays Noir avait été remplacée par une statue de Spirou et un panneau de l’aéroport. Au début, sans vraiment comprendre les enjeux, ça me semblait logique: on n’allait pas continuer à se vanter d’avoir pollué et causé des accidents… Il fallait effacer cette période de l’histoire et nous tourner vers l’avenir grâce à la jeunesse et la nouveauté.» Puis, progressivement, des mouvements de résistance se sont érigés contre la disparition de certains sites historiques comme Le Bois du Cazier. «Les gens se sont rendu compte que notre passé avait contribué à notre enrichissement et ont voulu lui rendre hommage.»
En bon auteur de bande dessinée marcinellois, Sergio Salma ajoutera son grain de sel en ancrant la première histoire de sa carrière – les aventures de Franco Marcobello, un gamin désœuvré de 20 ans – au milieu d’un décor postindustriel presque autobiographique. «Je ne trouvais rien de plus beau que de raconter la simplicité de ce qui m’entourait.»
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Tant pis pour Dupuis
Sergio Salma ne répond pas aux clichés. La preuve: son univers d’auteur s’étend de l’esprit onirique et désopilant de l’histoire de deux petites filles à celui, tragique, du récit de la catastrophe du Bois du Cazier, à Marcinelle. Surtout, il se considère comme un communicant qui peut se passer du contact social.
En 1983, son cursus aux Beaux-Arts de Mons interrompu, il s’offre quelques incursions au sein des magazines Spirou et (A suivre), sans parvenir à transformer l’essai. «Je ne donnais simplement pas envie à l’éditeur d’aller plus loin avec moi. Je pense que j’étais encore immature scénaristiquement: je ne savais pas vraiment ce que je devais faire. Pendant quatre ans, j’ai connu de longues semaines – voire des mois – sans rien faire. Heureusement, je ne mourais pas de faim: je vivais encore chez mes parents.»
Rapidement lassé par l’aspect saccadé «et un peu anarchique» d’une revue, le dessinateur et scénariste ambitionne alors de se fixer un univers propre et de le développer dans des albums. En l’espace de quelques mois, il crée les personnages de Nathalie, une petite rouquine de 4 ou 5 ans qui cherche à voyager dans le monde, et de Louise, une gamine espiègle qui tente d’échapper à son quotidien de millionnaire. «J’ai choisi des petites filles parce qu’à l’époque, il y en avait beaucoup moins que des petits garçons en BD. Mais elles n’étaient pas classiques du tout: elles étaient libres et délurées.» Resté proche de Spirou, Sergio propose inévitablement ses planches à Dupuis… qui les refuse: ses dessins, ses sujets et sa manière de faire de la bande dessinée ne conviennent pas à l’éditeur carolo. Pour l’enfant du pays, c’est un petit choc. «Ça m’a énervé d’être contraint d’aller voir ailleurs, mais Casterman a directement accepté mes deux héroïnes et j’ai eu l’opportunité de publier ce que je voulais. Tant pis pour Dupuis.»
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Si elles ne trustent pas réellement les sommets des ventes, les aventures de Nathalie atteindront rapidement les 30 000 à 35 000 exemplaires par an. Suffisant pour constituer la base des revenus de l’auteur et le laisser plancher sur d’autres projets. Les vingt années suivantes, il y aura Louise, mais aussi Animal lecteur ou encore cette série sur la Coupe du Monde de football. Puis le fameux Marcinelle 1956. Salma y détaille les quelques mois qui précèdent la tragédie du charbonnage du Bois du Cazier à travers la vie de Pietro, un des mineurs. «Un auteur peut avoir envie de faire le con puis d’être sérieux, de signer des petits strips puis tout d’un coup 240 pages. Comme je venais de cet univers industriel, j’avais l’impression que c’était l’histoire la plus forte à raconter pour rassembler le décor, les racines de me parents et l’histoire de la Belgique, tout en dénonçant les dérives du capitalisme: c’est parce qu’on a demandé à un pauvre mineur d’aller plus vite qu’il s’est trompé et que la catastrophe a eu lieu.» Dix ans après la sortie de l’album, le Marcinellois publie cet automne Pays Noir, le biopic complet du charbonnage du Cazier, né de son envie de montrer, dessiner et faire circuler un supplément d’informations qui n’étaient pas reprises dans Marcinelle 1956.
«Faire un bouquin, c’est communiquer avec les gens. C’est une diffusion et je me demande si ce n’est pas ce que j’ai répandu de mieux, tous âges confondus: je ne suis sans doute pas un mauvais copain, mais je pense que je suis plutôt fait pour travailler chez moi et donner des livres à lire aux gens.» La vie entière de Sergio Salma est basée sur son travail. Par passion, pour des raisons financières – «il est pratiquement obligatoire de mener plusieurs projets en parallèle pour vivre de la BD» – mais aussi parce qu’il ne voit pas comment il pourrait faire autrement. «A un moment donné, on est tellement obsédé que l’on n’a plus de place ni d’envie pour faire autre chose.» Le bédéiste ne pense pas avoir sacrifié sa vie sociale, mais s’il doit choisir entre terminer ses planches ou participer à un repas de famille ou assister à un spectacle scolaire, il n’hésitera pas longtemps. «Ça m’a coûté un divorce… mais si je ne restais pas à travailler, le livre ne sortait pas. Aujourd’hui, les gens savent comment je suis et ils parviennent à s’adapter. Mes gamins sont plus grands et ont moins besoin de moi, même si ma fille dessine: ça l’intéresse de savoir comment faire.» A 62 ans, la passion est toujours intacte. La seule chose qui inquiète Sergio Salma est de pouvoir conserver une bonne santé pendant encore au moins vingt ans. Et d’éviter de se sentir perdre en vitalité ou de voir la qualité de son lettrage et de ses traits diminuer. «Comme beaucoup d’autres auteurs, je sais que si j’arrête, je meurs.»
Son plus gros risque
«Déménager entre Francfort et Cologne, à 43 ans, pour y rejoindre ma compagne.»
Son mantra
«L’expérience est une lanterne qui éclaire le chemin parcouru.»
Dates clés
1978 «Je m’inscris aux Beaux-Arts où j’apprends le dessin, la peinture, la gravure… Ça m’ouvre l’esprit et me permet, surtout, de rencontrer Antonio Cossu et, plus tard, mon premier éditeur, Michel Deligne.»
2003 «Je deviens père pour la première fois, j’ai 43 ans.»
2007 «L’année de l’accident cardiovasculaire de ma mère.»
2014 «Je sors une BD sur Depardieu. J’ai une fascination pour ce personnage complètement fou ; j’essaie de le présenter comme un personnage complexe.»
2023 «Je prévois de sortir un album racontant le quotidien d’un gars tout juste entré dans la cinquantaine.»
Sa plus grosse claque
«La mort de mon père, quand j’ai 37 ans. C’est à partir de là que je cesse d’être un ado.»
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