Earth (2021) © STEPHEN WHITE & CO

Antony Gormley, l’esthète d’espaces

Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Sculpteur immense, Antony Gormley débarque à Bruxelles le temps d’une exposition de qualité muséale déroulée à la galerie Xavier Hufkens. En plus de célébrer le miracle de l’existence, le Britannique y sonde le mystère de la création.

«J’envisage l’art comme un lieu à partir duquel il est possible de mettre les valeurs à l’ épreuve, sachant que désormais la religion et le courtermisme de la vision politique ne sont plus en mesure de remplir ce rôle. Dans une société toujours plus digitale, où les objets technologiques sont des nouveaux maîtres qui nous empêchent de nous engager physiquement dans le réel, l’art se doit aussi de rappeler l’importance de l’expérience concrète, de la substance et de la connexion essentielle entre la main, l’esprit et le cœur.»

Quand on interviewe Antony Gormley (Londres, 1950), il faut s’ attendre à une véritable leçon de philosophie. Sans prétention, ni arrogance, l’homme l’administre à la faveur de longues réponses formulées les yeux fermés. Rares sont les artistes dont le discours peut prétendre à une telle pertinence – sans doute le fait qu’il soit diplômé en archéologie, anthropologie et histoire de l’art au Trinity College de Cambridge n’y est pas étranger. Il reste que peu d’œuvres pointent autant l’essentiel en rappelant que ce n’est ni la reconnaissance sociale ni l’argent amassé, pas plus que la réussite professionnelle qui importent… mais bien l’incommensurable privilège, oublié en permanence, d’être un corps vivant embarqué dans la réalité.

Ce privilège absolu d’être au monde, le père d’Angel of the North, monumentale sculpture emblématique du nord-est de l’Angleterre, l’explore dans deux directions. La première est celle de l’expérience intérieure, le corps vécu comme un abri, un refuge, une dimension qu’il a beaucoup investie en se basant sur son propre corps, qu’il soit moulé ou numériquement scanné. La seconde, c’est l’espace extérieur tel que l’architecture en remodèle sans cesse les contours. Entre ses mains, la sculpture se fait «outil d’une prise de conscience». Bien sûr, ce manifeste résonne tout particulièrement à l’heure où de sombres menaces font trembler la planète. En ce sens, le Britannique mise également sur la pratique artistique, dans la foulée de Joseph Beuys, pour qu’elle réveille les seuls et uniques capitaux du genre humain: la créativité et l’énergie. «Nous avons besoin de l’art pour inventer notre propre futur, pour nous rappeler que nous sommes tous des artistes dont le talent doit être mobilisé afin de réinventer l’avenir de toute urgence. Sans cela, nous risquons bien de ne plus être là», souligne Antony Gormley.

Corner (2022).
Corner (2022). © STEPHEN WHITE & CO

Continuum

Déroulé sur quatre niveaux, Body Field articule dès l’entrée les deux qualités d’espace – extériorité et intériorité – décrites plus haut. La connexion est aussi somptueuse que limpide. Elle prend la forme de Run III (2022), un tube d’acier de 153 mètres de long qui circule à travers la première salle, obligeant le corps du visiteur à composer avec sa fine matérialité. Cette «bande de circulation», qu’il n’est pas interdit de considérer comme une sorte de «rampe existentielle», mène tout droit à une ouverture sombre dans une casemate en béton conçue pour accueillir une anatomie comme s’il était question de protéger l’espèce. Difficile de ne pas y voir la tension macro-microcosme qui traverse l’œuvre de Gormley. «Il suffit de fermer les yeux et de sonder l’espace en soi. Au départ, il est étroit, on est comme coincé. Mais très vite, il s’élargit, devient infini. Il est exactement de la même nature que celui que nous pouvons scruter la nuit en regardant les étoiles», commente le plasticien.

Vue d’installation de Body Field.
Vue d’installation de Body Field. © HV-StudiO

Cette analogie se retrouve aussi au dernier étage où un autre bunker en béton, évoquant les contours d’un corps accroupi, prend place au milieu de quatre murs sur lesquels des œuvres sur papier dessinent une sorte de système solaire. Du côté du sous-sol, la proposition aborde un pan inédit de l’œuvre du sculpteur basé à Londres. Pour la première fois, il déploie des pièces évoquant une dualité. Constitué de fonte d’aspect rouillé, une marque de fabrique de l’artiste, ces Double Blockworks émeuvent malgré la rugosité du matériau et l’imaginaire collectif associé à la révolution industrielle qu’il suggère. On pense au célèbre Baiser de Constantin Brancusi devant ces fougueux enchevêtrements. Quand on l’interroge sur cette veine inédite pour quelqu’un dont on connaît la propension à isoler les corps dans l’espace, Gormley renvoie vers la crise sanitaire qui a obligé à réexpérimenter l’intime mais également au mystère de l’acte de créer. «Ces pièces s’inspirent de la dernière sculpture inachevée de Michel-Ange, la Pietà de Rondanini, une œuvre de fin de vie qui est à comprendre comme la métaphore de la relation entre le sculpteur et son matériau, entre la présence et l’absence, entre la vie et la mort. Cette relation entre nous et ce dont nous sommes séparés est moins à comprendre comme une rupture que comme un continuum», glisse ce talent de stature internationale. Enfin, l’espace de la galerie, dont Antony Gormley loue «l’ambition muséale et l’absence de compromission», aligne également plusieurs sculptures traçant des cartographies qui témoignent d’une impressionnante capacité à restituer ce que c’est que d’habiter un corps.

Body Field, à la galerie Xavier Hufkens, à Bruxelles, jusqu’au 17 décembre.

Entre les mains d’Antony Gormley, la sculpture se fait «outil d’une prise de conscience».
Entre les mains d’Antony Gormley, la sculpture se fait «outil d’une prise de conscience». © Lars Gundersen

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