Le coup de foudre, Prune Nourry l’a eu en touchant l’argile à l’âge de 12 ans. © Franklin Burger

Prune Nourry sculpte pour guérir

Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Exposée en ce moment aux Musées royaux des beaux-arts de Belgique, Prune Nourry achève également une sculpture monumentale au Château Lacoste, en Provence. Portrait d’une artiste passée, en deux décennies, de la catégorie espoir à celle de talent incontournable.

C’est un souvenir d’enfance prégnant dans la mémoire de Prune Nourry (Paris, 1985). A 10 ans, en compagnie de son père, elle organise sa première exposition en tant que «curatrice». Où? Sur une plage normande. «Il y avait là un bateau échoué, qui était un but de promenade. En raison des vagues qui le heurtaient en permanence, il s’est disloqué en plusieurs morceaux, ponctuant la grève de débris évoquant des pièces de Richard Serra. J’ai dessiné une invitation pour convier des amis au vernissage. Le titre de l’expo était Effet mer et l’artiste était… la mer.»

Ce moment fondateur n’ est pas sans faire écho à une carrière, entamée avec le siècle, travaillée par la nécessité de recoller ce que la vie, quand ce ne n’est pas l’humanité qui s’en charge, a brisé. Il est aussi question de panser les fêlures, de rééquilibrer les énergies. «Je sculpte pour guérir», confirme l’intéressée dans Serendipity, un documentaire introspectif tourné en 2019 relatant sans emphase le cancer du sein qui l’a frappée. Ce programme, la plasticienne l’aborde à travers une approche qui n’ appartient qu’à elle et mêle intelligence de la main – elle est passée par la célèbre Ecole Boulle qui valorise les arts appliqués –, mythologie, animisme, performance, exploration du féminin et prise en compte des données scientifiques à travers la fréquentation de chercheurs, qu’ils soient sociologues, anthropologues ou démographes. Loin d’être un pur jeu sur la forme, détaché du monde qui la porte, l’œuvre de Nourry s’interroge sur le mystère incommensurable de notre présence au monde, entre autres à travers le prisme de la fécondité. C’est ce qui la rend aussi pénétrante et nécessaire.

Entre les mains des médecins, je me suis sentie devenir plus sculpture que sculptrice, il a fallu me recentrer.

Vers l’intérieur

Un mouvement centrifuge imprègne le travail de celle qui a eu la révélation de la glaise à l’âge de 12 ans. «J’ai touché l’argile pour la première fois dans un atelier pour enfant, ce fut un coup de foudre», nous avoue-t-elle. Il existe un avant et un après dans son parcours. Avant 2016, l’artiste tourne son regard vers le monde extérieur, abordant de manière percutante la thématique de la sélection génétique, sondant les effets de la systématisation des échographies qui permettent de connaître à l’avance le sexe d’un enfant. Ainsi de Holy Daughters (2010), des sculptures réalisées en Inde opérant une hybridation interpellante entre «la vache, animal sacré et symbole de fertilité, et la fille, vecteur de fertilité non désiré». Trois ans plus tard, Terracotta Daughters creuse ce sillon d’interpellation des sociétés dans lesquelles le féminin est déconsidéré. Pour ce faire, la sculptrice imagine une armée de 108 statues représentant des jeunes femmes dont les contours tiennent tête aux fameux soldats de Xi’an, légion de 8 000 guerriers en terre cuite considérée comme patrimoine national. Après avoir fait le tour du monde, les jeunes filles sont enfouies, en octobre 2015, dans la périphérie d’une ville chinoise tenue secrète. Le tout pour une excavation prévue en 2030, «une date identifiée par les démographes chinois comme l’apogée du déséquilibre hommes-femmes dans le pays».

L’Amazone Erogène (Arc) évoque tant l’agression des cellules tumorales qu’un ovule prêt à être fécondé.
L’Amazone Erogène (Arc) évoque tant l’agression des cellules tumorales qu’un ovule prêt à être fécondé. © Grégoire Machavoine

En raison d’un cancer du sein, 2016 fait figure d’année charnière durant laquelle Prune Nourry initiera des rituels pour se réapproprier son corps grâce à la création, seul rempart efficace contre le mal qui la ronge. Aux Musées royaux des beaux-arts de Belgique, L’Amazone Erogène (Arc) (2021) évoque ce combat de manière métaphorique. Soit un arc monumental (cinq mètres), accroché sans doute un peu trop haut à la verrière du grand hall, d’où surgissent 108 flèches, hélas pas encore présentes lors de notre visite, en direction d’une cible-sein en hêtre tourné de quatre mètres de diamètre. Résistant à l’univocité d’une interprétation figée sur l’évocation de l’agression des cellules tumorales, l’œuvre suggère aussi bien une autre piste de lecture, celle d’un ovule prêt à être fécondé.

En Provence, au somptueux Château Lacoste, l’intéressée vient de déployer les bases d’une gigantesque sculpture, Mater Earth, dessinant les contours d’une femme enceinte allongée sur le dos et présentée comme si elle émergeait de dessous la terre. La maladie a clairement initié un changement de paradigme chez Nourry, désormais plus centrée sur l’intériorité. Elle détaille: «Entre les mains des médecins, je me suis sentie devenir plus sculpture que sculptrice, il a fallu me recentrer.» Ayant perdu la sensibilité dans le bout des doigts en raison de la chimiothérapie, celle qui partage sa vie entre Brooklyn et Paris a eu recours à l’acupuncture – ce procédé thérapeutique émaille plusieurs de ses pièces – pour retrouver des sensations que l’on sait cruciales dans sa pratique. Sans doute que la preuve la plus évidente de sa guérison et de son acuité est à chercher dans Phenix (2021), une bouleversante série de bustes de personnes déficientes visuelles réalisés dans l’intimité de son atelier au seul toucher et à l’écoute des histoires des modèles. Ces portraits, l’artiste ne les a «vus» qu’avec ses mains et elle ne les donne à voir que dans le noir absolu. Une façon salutaire d’accepter l’invisible pour laisser émerger un rapport plus humble au vivant.

Mater Earth dessine les contours d’une femme enceinte émergeant de dessous la terre. © bkClub Architectes

Aux Musées royaux des beaux-arts de Belgique, à Bruxelles, jusqu’au 12 février.

Le coup de foudre, Prune Nourry l’a eu en touchant l’argile à l’âge de 12 ans.
Le coup de foudre, Prune Nourry l’a eu en touchant l’argile à l’âge de 12 ans. © Franklin Burger

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