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« On leur demande d’être des machines de guerre »: pourquoi les assistants sociaux des CPAS sont à bout de souffle (enquête)

Le Vif

Les assistants sociaux, en première ligne dans des CPAS eux-mêmes sous pression, n’ont plus les moyens de réaliser un vrai travail. Tout au plus des tâches administratives. Ils sont à bout de souffle.  

– Vous allez me faire le plaisir de ramasser ces scampis! C’est dégoûtant.

Devant la porte du CPAS de Namur, quelques crevettes géantes nagent dans une flaque de sauce orange.

– Vous n’aviez qu’à accepter ma cassolette, tousse un monsieur à casquette. Oh, je vais crever avant vous, c’est sûr.

Sacré Gustave! (1) Cet as de la débrouille, qui vivait jusqu’il y a peu dans des garages malgré ses 65 ans, apporte souvent des petits plats récupérés Dieu sait où, des paquets de saumon fumé tout juste périmés ou des poireaux en botte à Anne, son assistante sociale au CPAS, qui les refuse.«J’ai tout vu, lance un autre bénéficiaire, manifestement amateur d’alcool. On aurait dû filmer la scène: on aurait vu ça à la TV. Comme je suis à la rue, je n’ai pas de télé, mais j’ai des amis!»

Anne sourit discrètement. Surtout, ne pas montrer que la situation a aussi quelque chose de cocasse. «C’est important que nous posions un cadre et que nous le fassions respecter, dit-elle. Cela vaut pour les scampis et pour tout le reste. Même si nous sommes là pour eux.»

Entre les murs de l’institution, la violence, surtout verbale, est de plus en plus fréquente.

Anne est l’une des cinq assistantes sociales actives dans le service «sans-abri» du CPAS de Namur. Chacune prend soin, en moyenne, de 45 à cinquante personnes qui vivent à la rue. «On essaie surtout de créer du lien. On prend le temps de les recevoir et de les écouter.» La veille, un visiteur s’est violemment emporté contre l’une d’entre elles, qui avait refusé de lui donner cinq euros après lui avoir déjà avancé de l’argent à deux reprises. Le garde de sécurité est intervenu, la police a été appelée. Il ne se passe pas un mois sans que celle-ci ne déboule au CPAS.

Le bouton d’alarme sur le bureau

Ce bénéficiaire agressif recevra un courrier de rappel à l’ordre. Sans changement de comportement, il sera interdit de visite au CPAS: ses seuls contacts avec l’institution passeront par le GSM. Sauf que la majorité des sans-abri n’en ont pas. A Namur, depuis 2010, septante interdictions de ce type ont été prononcées ; douze bénéficiaires ont été réintégrés, 21 sont toujours persona non grata. Les autres ont déménagé ou sont sortis des radars.

«Certains sont volontairement insultants pour ne plus devoir se soumettre à la moindre démarche tout en continuant à percevoir leur RIS (NDLR: revenu d’intégration sociale)», reconnaît Stéphanie Petrov, directrice du département Action sociale. Alors parfois, les assistants sociaux (AS) ont peur. Et le bouton d’alarme posé sous leur bureau pour appeler à l’aide en cas de danger ne suffit pas complètement à les rassurer.

Entre les murs de l’institution située à Jambes, la violence, surtout verbale, est de plus en plus fréquente. Même si le service «sans-abri» y prête moins le flanc. Avec 250 bénéficiaires à accompagner, les AS ont davantage le temps de faire du sur-mesure. Le nombre d’usagers augmente pourtant: de plus en plus de gens vivent dans la rue, notamment des jeunes. Comme cette jeune femme de 19 ans, héroïnomane, qui vient d’accoucher de son deuxième enfant. Le Service d’aide à la jeunesse a déjà placé les deux bambins en pouponnière.

Autres temps, autres publics pour les CPAS

Anne sort de son tiroir un curieux objet en bois ainsi qu’un morceau de plastique. «Un bénéficiaire me les a donnés, m’assurant qu’il s’agissait d’armes aux pouvoirs magiques. Ce monsieur, schizophrène, se présente comme scientifique des fluides. Je ne vois pas ce que je peux faire pour lui, à part l’accueillir et l’écouter. Il ne fait de mal à personne…»

Ce matin-là, Anne accorde une adresse de référence à un bénéficiaire qui vit à la rue et ne dispose pas de ce sésame indispensable à la vie administrative, donc à la vie tout court. Elle reçoit un coup de fil d’un hôpital lui annonçant qu’un de ses bénéficiaires, dont elle n’avait plus entendu parler depuis sept mois, était tombé dans le coma à la suite d’un arrêt cardiaque. Aujourd’hui guéri, il dispose d’un logement, mais il a renoué avec la toxicomanie. Et puis, il y a ce sans-abri qui s’énerve dans le hall, furieux de voir que les réfugiés ukrainiens trouvent plus facilement un logement que lui. Que répondre à cela?

Pas tous égaux

Ainsi en va-t-il de la vie quotidienne des travailleurs sociaux en CPAS et de ceux qu’ils accompagnent chaque jour, toxicomanes, en proie à des troubles psychiatriques – de plus en plus nombreux – ou largués par une société dont les codes et fonctionnements leur échappent. «On n’est pas égaux, souffle Anne: quasi tous nos visiteurs ont connu un problème familial au départ. Redresser la barre ensuite est très difficile.» Depuis quelque temps, le CPAS voit arriver des gens qui travaillent mais n’en sont pas moins en grande difficulté financière, notamment du fait de la crise de l’énergie. Tous ont le droit de pousser la porte pour demander de l’aide. «Ça nous fait même du bien de recevoir d’autres publics», souffle Manu, une autre AS. Les travailleurs sociaux ont le blues. Et un peu plus que ça…

© Julien Kremer

« Le principal, c’est de remonter la pente »

Pierre, la quarantaine, a rendez-vous au service des aides individuelles, cet accueil de première ligne où sont reçues toutes les nouvelles demandes. Assis sur sa chaise, il tente de se raconter. Par où commencer? Une dette de 18 000 euros, un dossier de médiation de dette coincé dans un autre CPAS, son nouveau travail de chauffeur routier qui le monopolise soixante heures par semaine. Et, au bout du mois, les 300 euros qu’il lui reste après saisie sur salaire.

Pierre voudrait juste que son dossier soit transféré à Namur puisqu’il s’y est domicilié. Pour que «ça avance». Sur le bureau, il pose quelques factures d’hôpital qu’il n’a pas pu payer. Comme les pensions alimentaires dues à son ex-épouse, et comme la taxe de circulation pour cette voiture dont il a impérativement besoin pour se rendre à l’aube sur son lieu de travail.

– Nous les prendrons en charge, assure Coline, l’AS. Mais pas les 25 euros de frais de rappel. Je vous propose un règlement collectif de dettes, au moins pour arrêter le flux des rappels. Voilà l’horaire du service qui s’occupe de cela chez nous. Mais si vous êtes en règlement collectif, vous ne pouvez plus contracter une seule dette, sinon, vous retombez en médiation.

– Et si je ramasse des amendes sur la route?

– Il faudra les payer.

– Avec quoi? J’essaie de boucher les trous au fur et à mesure, je n’y arrive pas.

Coline récapitule les prises en charge dont Pierre peut bénéficier. Entre autres, le tarif social pour l’énergie. Il devra aussi se rendre à la mutuelle pour demander ce qu’il doit encore.

– Mais je travaille soixante heures par semaine! Comment aller à la mutuelle aux horaires prévus? Et je commence à peine à comprendre comment il faut envoyer un e-mail… Puis-je avoir des colis alimentaires?

– Pour cela, je dois d’abord mener une enquête financière. Ah, je vois sur le site de la Banque Carrefour que vous êtes propriétaire d’un bien immobilier à Nivelles?

– Nivelles? C’est là que je vivais avec ma femme. Mais la maison est vendue depuis notre séparation, en 2010!

Pierre se frotte les yeux, d’un coup embués.

– Ça va aller, monsieur, lui dit Coline. Le principal, c’est de remonter la pente.

Une gigantesque machine

Une fois Pierre parti, Coline s’attaque au traitement administratif de son dossier. Un travail de plus en plus lourd, qui empêche les assistants sociaux de se consacrer au volet purement social de leur travail. «On leur demande d’être des machines de guerre, plus de faire du travail social», regrette Stéphanie Petrov. Alors, pour être «en ordre», on réclame des documents – justificatif de leurs ressources, preuve de paiement des charges, solde bancaire – aux usagers. Certains d’entre eux renoncent, parce qu’ils ne veulent pas rendre de comptes.

Coline rentre de congé. L’équipe volante, prévue pour prendre le relais des absents, n’a pas pu éponger tout le travail entrant. Or, les e-mails non traités dans un certain délai sont supprimés, et les bénéficiaires, invités à envoyer leur courrier à une autre adresse. Ce qu’ils ne font pas, pour la plupart.

Alors, quand un assistant social réintègre son bureau après quelques jours d’absence, il est assailli de coups de fil de bénéficiaires, fâchés de n’avoir pas eu de nouvelles. Ou, pire, de n’avoir pas reçu leur revenu d’intégration parce que la demande de prolongation n’a pas été introduite à temps. «On a peur de tomber malade parce qu’on sait qu’en revenant, on devra rattraper le retard, soupire Louisa. En fait, nos congés, on les paie, avant et après.» Désormais, à Namur, leur travail sera allégé à leur retour, histoire de pouvoir traiter les dossiers en souffrance. Chacun en traite 92 ; septante serait un nombre idéal pour assurer un travail de qualité.

Trop de bureaucratie

«Les bénéficiaires sont de moins en moins respectueux de notre boulot, témoigne Christine, une autre assistante sociale. Ils veulent tout, tout de suite, ou exigent d’être reçus sans rendez-vous. Ils ne comprennent pas que ce n’est pas nous qui décidons de leur sort, mais le comité, qui se réunit en moyenne deux fois par semaine.» Le comité? Un organe composé de mandataires politiques qui tranche, pour chaque demande d’aide, après avoir pris connaissance du rapport social rédigé par les équipes. «Dans huit à neuf dossiers sur dix, il suit l’avis de celles-ci», assure Stéphanie Petrov. En cas de refus, une audition des bénéficiaires et de leur AS peut être organisée. Des recours peuvent également être introduits.

Beaucoup d’assistants sociaux de première ligne n’en peuvent plus de ce travail qu’ils jugent bureaucratique. «Un administratif pourrait faire notre job», soupirent-ils, estimant qu’ils consacrent 70% de leur temps à des tâches administratives et 30% seulement à du travail social. Beaucoup se disent d’ailleurs prêts à changer d’emploi si l’opportunité se présente. «Je suis devenue un robot, témoigne une autre, même si j’ai encore parfois des contacts privilégiés avec des usagers. Si on m’avait dit que je deviendrais une encodeuse sociale…» «Je suis dégoûtée du contact avec les gens», ose une troisième.

Repenser tout le système

Tenace sentiment d’impuissance. On leur demande un logement? Il n’y en a pas de disponible. Un emploi? «Nos usagers s’appauvrissent en travaillant. En fait, on n’a plus de réponses à leur donner», résume Stéphanie Petrov. Car les bénéficiaires ont droit à certains avantages financiers, comme le tarif social en matière d’énergie. Ils ne doivent pas non plus trouver de garde pour leurs enfants. S’ils retravaillent, ils gagnent à peine plus que leur RIS et perdent tous ces bénéfices. C’est tout le système qui devrait être repensé.

Dans la salle d’attente, Sylvianne pleurait, un mouchoir serré dans son poing. Dans le bureau de l’assistante sociale, elle est en colère. – «J’ai été renvoyée de la maison d’accueil il y a deux jours. Il me faut une adresse de référence ici. En plus, je suis enceinte

– De combien?

– Quatre mois.

– Et le papa?

– C’est un sans-papiers.

– Sylvianne, Sylvianne, Sylvianne, soupire l’AS. Pourquoi la maison d’accueil vous a-t-elle renvoyée?»

– Ils voulaient que je rentre à 17 heures. Je suis rentrée à 21 heures. Je ne suis plus un bébé quand même, j’ai 21 ans.

235e sur la liste d’attente

Sylvianne est accompagnée de sa sœur. Celle-ci liste les démarches à accomplir le lendemain, entre autres pour trouver un logement à sa cadette: agence immobilière sociale, régie foncière et, tout aussi urgemment, rendez-vous gynéco.

– Avez-vous récupéré la garantie locative de votre précédent appartement?, s’enquiert l’assistante sociale.

– Non. Je devais envoyer un recommandé. Mais je ne sais pas comment il faut faire.

– Pourquoi ne pas être venue ici me demander de l’aide?

– Ah oui, c’est vrai, j’aurais pu.

– Et vos cotisations de mutuelle, vous les avez payées depuis juin?

– Je ne pense pas. On m’avait dit que c’était en ordre.

– Depuis mardi, où logez-vous?

– Chez ma sœur, chez une copine. Au Foyer namurois, je suis 235e sur la liste d’attente.

– Jusqu’à ce que tu trouves un logement, tu peux dormir chez nous, la rassure sa sœur. C’est quand même fou que Sylvianne ait été expulsée! Chaque fois qu’elle se relève, on l’écrase. Elle allait récupérer sa fille de 3 ans, placée en institution, et la voilà à la rue.

– Il faut d’urgence trouver un logement, reprend l’assistante sociale. En attendant, il faut soigner cette vilaine toux.

– Je ne prends pas de médicaments. C’est mauvais pour la santé. On sait bien que ce sont les anticorps qui font le boulot.

De père en fils au CPAS

«Certaines familles recourent au CPAS de génération en génération, constate Odile. Rares sont ceux qui parviennent à en sortir. De notre côté, quand on a fait, depuis quatre ans, le tour des pistes possibles pour une famille et que rien ne change, on demande qu’un collègue prenne le relais tant on se sent impuissant

Beaucoup pointent la période Covid comme la source d’un basculement. Depuis lors, les usagers ont par exemple pris l’habitude de communiquer par e-mail, parfois jusqu’au harcèlement. Ou d’envoyer un petit mot sur Messenger quand ils ne sont pas venus à un rendez-vous. «Certains nous prennent pour des secrétaires, développe Yasmina. Ils nous déposent des listes de numéros de téléphone à appeler pour les démarches qui leur sont nécessaires et nous disent: « Vous m’appelez quand c’est fait ». Or, ils doivent apprendre à le faire eux-mêmes.»

Les départs se multiplient

Aux nouvelles recrues, on dit de montrer d’emblée aux bénéficiaires qui décide. Surtout, ne pas se laisser déstabiliser. Plus facile à dire qu’à faire. Il faut six mois à un an pour maîtriser l’outil informatique, les règlements et l’art du dialogue. Et vu le taux important de rotation du personnel, il faut sans cesse le former, ce qui prend du temps. «En 2021, confirme Stéphanie Petrov, 27 de nos septante assistants sociaux de première ligne sont partis. On n’a jamais atteint un tel taux.»

La direction n’est pas aveugle: elle sait le métier pénible et peu attractif. Les barèmes sont bas et aucun treizième mois n’est accordé. Lors de la crise Covid, le personnel infirmier et celui des maisons de repos a été revalorisé. Pas celui des CPAS. Même les écoles déconseillent aux futurs AS d’aller y travailler. Pas étonnant que le métier soit en pénurie.

On demande aux assistants sociaux d’être des machines de guerre, plus de faire du travail social.

Crûment dit, de jeunes assistants sociaux gagnent aujourd’hui un salaire net inférieur au revenu d’insertion qu’ils octroient à certains bénéficiaires. «Ils ne se lèvent pas le matin pour aller travailler, eux! Ils ne doivent pas payer de crèche et n’ont pas fait des années d’études», peste Ludivine. «Le pire, pour nos AS, c’est qu’ils se voient désormais à travers les usagers. Cet effet miroir a des conséquences très importantes sur leur moral», abonde Stéphanie Petrov. Alors, à l’impuissance s’ajoute la colère…

Le sentiment d’impunité de certains bénéficiaires

Sur l’écran de Paul, autre AS, une «mutation», c’est-à-dire un changement de statut signalé par la Banque Carrefour des entreprises, apparaît au sujet de Mr T. Ce dernier a signé un contrat de travail mais il a omis de le signaler au CPAS. Il perçoit à la fois un salaire et un RIS, ce qui n’est pas compatible. Paul lui envoie donc un courrier pour lui demander une copie de sa fiche de salaire.

Théoriquement, le CPAS peut réclamer les sommes indûment perçues. Dans les faits, il est rare qu’il les récupère. «Certains bénéficiaires ont un vrai sentiment d’impunité, raconte l’assistant social. L’un d’eux m’a dit un jour que « de toute façon, il était dans un pays social et qu’il obtiendrait ce qu’il veut ». Mais cet argent ne tombe pas du ciel. C’est celui de la collectivité. Peu de bénéficiaires se posent cette question.»

Un jeune s’est ainsi présenté au CPAS pour obtenir une garantie locative. Lorsqu’il a appris qu’il devrait attendre la décision du comité puis la date du versement, il s’est emporté. «C’est une honte, vous me mettez dans la merde!», a-t-il lancé. Selon la procédure, le CPAS a pourtant un délai de trente jours pour répondre. «Avec les crises successives, confirme Stéphanie Petrov, on est retombés dans l’assistanat. On est revenus quinze ans en arrière.»

© Julien Kremer

Aux yeux de beaucoup d’assistants sociaux, la situation s’est dégradée lors de la pandémie. «On avait des fonds, on pouvait accéder à beaucoup de demandes, éclaire Patricia. Notre CPAS est devenu un centre public d’assistés. Maintenant, nous n’avons plus tous ces fonds et les gens, confrontés à la crise de l’énergie, ne comprennent pas.»

Il y a toutefois des gens gentils, qui appellent juste pour dire bonjour, donner et prendre des nouvelles. Enfin des échanges où il n’est pas question d’argent!

«Okay, okay, ça va, okay»

Quand il entre, content, dans la pièce, il parfume aussitôt les lieux d’une forte odeur d’alcool. Après des semaines à vivre sous tente dans les bois, Rudy vient signer un bail de location pour un studio situé à Gembloux. Coût: 510 euros par mois, sur un revenu d’intégration de quelque 1 160 euros. Poli mais un brin distant, le propriétaire l’accompagne.

Rudy n’a pas visité le studio, il n’a fait que regarder les photos sur le Net. Mais «je suis dans une situation si précaire que, franchement, il a l’air bien. Je vais mettre un rappel dans mon téléphone pour ne pas louper la date à laquelle je dois dire si je reste plus longtemps ou pas.» Quel que soit le propos de son assistante sociale ou de son bientôt propriétaire, Rudy dit «okay, okay, ça va, okay».

– Vous devez prendre une assurance pour risques locatifs, lui indique le propriétaire. Votre provision pour la consommation d’électricité est de 75 euros par mois mais vous risquez de devoir payer plus au moment de la régularisation.

– Okay, okay.

– Vous devez contracter cette assurance tout de suite, précise Hannah, l’assistante sociale.

– Ah non, ce ne sera pas possible parce que je dois acheter des cadeaux pour l’anniversaire de mon fils.

– Cela ne peut pas passer avant votre assurance, insiste Hannah. Vous devez être réglo et on ne sait jamais ce qui peut arriver.

– Mon fils de 4 ans passe avant, rétorque-t-il. Je lui ai promis. Je paierai l’assurance le mois suivant.

– C’est votre responsabilité.

– Okay, okay.

Un usager n’est pas l’autre

Avant de rencontrer le visiteur suivant, Hannah prépare son dossier. Elle ne dispose que des informations de la Banque Carrefour, adresse, état civil, mutuelle obligatoire, travail. Puis elle se rend dans la salle d’attente, où elle lance à voix haute le numéro du dossier. Jamais elle ne cite de nom, par discrétion. Il reste si difficile de pousser la porte d’un CPAS sans avoir le rouge aux joues…

Olga, par exemple, arrivée après trois jours de bus de Poltava, en Ukraine, avec son grand de 17 ans. Son fils plus âgé et son mari sont restés au pays et elle compte bien y retourner. Hannah introduit pour elle une demande de RIS tandis qu’une traductrice facilite l’échange. Olga a déjà accompli toutes les démarches possibles, comme ouvrir un compte bancaire. Elle veut que son fils poursuive sa scolarité ici et non plus en Ukraine – magie de l’Internet. Elle compte aussi apprendre le français. Un usager n’est pas l’autre…

Elle a économisé sou par sou

Elle déménage aujourd’hui et elle le crierait bien à la Terre entière. Cette maman de 31 ans, mère de jumelles de 14 ans et d’un fiston de 6 ans, vivait jusqu’à présent chez sa mère, elle-même maman de deux préados de 11 et 12 ans. «Mon nouveau proprio trouve que le RIS est plus sûr qu’un salaire, sourit-elle. Ce n’est pas parce qu’on est au CPAS qu’on pue, quand même!» Pour occuper cette nouvelle maison, elle déboursera 900 euros par mois, pour un RIS de 1 568 euros en tant que cheffe de famille, auquel s’ajoutent les allocations familiales.

Elle a droit, une fois dans sa vie, à une prime d’installation (1 568 euros), réservée à ceux qui ne disposaient pas auparavant de leur propre logement. Le papa, dont elle n’a plus de nouvelles, ne verse aucune pension alimentaire. Cathy a économisé sou par sou pour pouvoir payer elle-même la garantie locative. «J’ai aussi dû sortir 600 euros en frais de matériel pour ma fille, qui fait des études d’esthéticienne».

– Nous aurions pu prendre ces frais en charge, rappelle l’assistante sociale.

– Si je peux payer moi-même, je ne demande pas d’aide.

(1) Les prénoms ont été changés

Amin

Il garde les mains enfoncées dans les poches de sa veste. Comme s’il avait froid. Ou comme si ces poches étaient tout ce qui lui reste. D’ailleurs, il a froid. Et c’est tout ce qui lui reste. Amin a 42 ans et trois enfants. Depuis la mort de sa femme des suites d’un Covid sans pitié, il a perdu pied.

Avec un seul salaire de «toîturier sans contrat», il n’a plus pu payer son loyer, soit 1 100 euros. Il a demandé à ses beaux-parents de veiller sur ses enfants tandis que lui se retrouvait à la rue, à Liège, Bruxelles puis Verviers. Il vient de débarquer à Namur. Son travail de balayeur à Liège, en tant qu’Article 60, lui donne droit à des allocations de chômage, qu’il n’a plus perçues depuis trois mois. L’Onem lui a demandé de justifier sa résidence en Belgique pour une période de 2022, ce qu’il n’a pas fait. L’Onem lui réclame donc le remboursement d’allocations qu’il aurait indûment perçues. Or, Amin était bien en Belgique à cette époque. Mais il lui faut, pour le prouver, les attestations des abris de nuit où il a dormi.

– Nous allons vous accorder le revenu d’intégration au titre d’avance et introduire un recours au tribunal pour récupérer ces allocations de chômage, lui explique Suzanna. Voulez-vous que je vous accompagne pour cette démarche?

– Je veux bien.

– Nous allons vous inscrire en ligne sur le site du Forem. Avez-vous votre carte d’identité avec vous? Pouvez-vous inscrire votre code?

Amin ne le connaît plus.

– C’est un vrai problème, ces codes, soupire Suzanna. Désormais, avec l’accord des bénéficiaires, nous en gardons une copie dans notre dossier, au cas où.

En visite au CPAS la semaine précédente, Amin a reçu 60 euros pour se nourrir, soit 7,50 euros par jour. Sa demande de revenu d’intégration sera examinée le lendemain par le comité. En cas d’accord, l’argent ne sera versé qu’à la fin du mois.

– Je rentre parfois dans un café pour me réchauffer, dit-il pour justifier qu’il ne lui reste qu’un euro. Quand j’ai un peu d’argent, je vais voir mes enfants à Bruxelles. Ils ne savent pas que je suis à la rue. Je n’ai plus de GSM. Le décès de ma femme m’a cassé.» Une larme chemine entre les poils de sa barbe naissante. Ces dernières nuits, il a dormi dans une maison abandonnée.

– Voilà l’attestation pour accéder aux Restos du cœur, reprend Suzanna. Je vais téléphoner à une maison d’accueil pour vous trouver une place. A titre exceptionnel, je vous ai versé 52,5 euros, pour tenir jusqu’à mardi.

Thibaut

Ses jambes ne cessent de tressauter sous la table. Thibaut, 27 ans, cheveux coupés ras, porte une veste en cuir. «Je suis alcoolique et dépressif, sous traitement. Je pense aussi que je suis schizophrène. Léger, hein, mais schizophrène quand même. Je vis dans la rue depuis quatre mois. Ma mère ne veut plus que j’habite chez elle mais je peux y manger et me doucher. Je passe chez elle une fois par jour: elle gère mes médicaments. Je ne suis pas tout seul, vous voyez. J’ai aussi une sœur, qui a un gamin dont je suis le parrain.»

Alors, la montagne de cuir s’effondre et pleure. «Je ne vis plus, je survis. Et je suis fatigué, si vous saviez combien! Je demande juste un logement et un traitement psychiatrique. Après, je veux retravailler parce que là, je me sens comme une merde. Je ne suis pas fou et je le sais. Un vrai fou, il est fou. Moi, je sais ce que je vaux. Mais je me hais pour ce que j’ai fait de ma vie. J’ai tout gâché.» Il parle fort, fait de grands gestes. Sous son œil, on devine qu’une claque a dû se perdre.

– Ne vous jugez pas, lui répond l’assistante sociale. Nous n’avons pas de baguette magique et vous non plus. Mais on avance.

Thibaut, suivi par un médecin généraliste, bénéficie du RIS. Pour le recevoir, il faut soit être «disposé à travailler» soit fournir un certificat médical, ce qui est son cas. A sa demande, son compte bancaire est géré par le CPAS: 1 800 euros y dorment. C’est sa fierté. Lors d’une visite précédente, son assistante sociale lui a dit non lorsqu’il a demandé d’arrêter cette gestion. Il s’est énervé: elle n’a pas cédé.

– Je continuerai à dire non, affirme-t-elle.

– Attention, je suis sanguin, taquine-t-il.

– Moi aussi.

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