Pourquoi les CPAS n’ont pas utilisé l’entièreté des aides Covid débloquées par le fédéral

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

De nombreux CPAS font état de la pression ressentie pour dépenser tout l’argent public reçu dans le cadre des aides Covid. «Nous avions reçu l’ordre d’accepter toutes les demandes, sous le couvert de phrases types à glisser dans notre rapport d’enquête».

Sur les 183 millions d’euros dégagés par le gouvernement fédéral entre le 1er avril 2020 et le 31 mars 2022 pour soutenir les CPAS durant la crise Covid, 130,5 millions ont été utilisés. Soit un taux moyen de 71,3%. Au total, quelque 1,2 million de demandes d’intervention financière ont ainsi été rencontrées.

Sur les 581 CPAS recensés dans le pays, 188 ont utilisé ces fonds à plus de 90%. «Sans ces aides, constate le cabinet de l’Intégration sociale d’où émanent ces chiffres publiés le 3 mai (voir tableaux ci-dessous), la situation aurait été catastrophique pour des centaines de milliers de personnes. La non-utilisation d’une partie des enveloppes ne peut être considérée comme un quelconque échec dès lors qu’elles ont effectivement permis de répondre à toutes les demandes. L’objectif politique a donc bien été rencontré.»

Dans le détail, c’est l’enveloppe de l’aide alimentaire qui a été la plus ponctionnée (87,1%), devant l’aide générale pour des factures impayées, frais de santé, etc. (73,7%) et le soutien psychologique (72,1%). Les montants réservés aux 18-25 ans, libérés plus tardivement, ont été mobilisés de manière très diverse selon les communes: à hauteur de 75,9% dans les cinq plus grandes villes du pays mais de 30,1% dans les plus petites entités. D’une manière générale, les CPAS des grandes entités ont davantage puisé dans le Fonds Covid que les autres.

Les enveloppes Covid ont été utilisées à hauteur de 61% en Wallonie, 83% à Bruxelles et 84,2% en Flandre. Un constat à relativiser, dès lors que la Région wallonne s’était vu attribuer 59 millions d’euros, la Flandre, 42,5 millions, et Bruxelles, 33,5 millions.

A ce jour, la septantaine de contrôles d’inspection effectués et clôturés à la fin du mois de mars ont débouché sur la récupération de 3,2% des subventions. Quant aux sommes non dépensées, elles seront reversées à l’Etat.

Menaces et pression politique sur certains CPAS

Dans les CPAS, on se souvient bien de cette période particulière. D’abord parce qu’elle était inédite et que nul ne savait combien de temps elle durerait ni pendant combien de temps des fonds spéciaux seraient libérés. «On nous a d’abord confié de gros montants à utiliser à très court terme, se souvient la présidente d’un CPAS hainuyer. On s’est dépêchés de les dépenser pour qu’un maximum de personnes en profitent. Ensuite, on nous a dit que la période d’aide était prolongée, mais nous n’avions plus d’argent en réserve.»

L’expérience Covid était aussi singulière parce que l’aide fournie par les CPAS ne devait plus être conditionnée par la notion de «besoin», qui, d’habitude, guide légalement leur action.

«Il y a eu une tension entre la circulaire administrative qui disait que toute personne en difficulté en raison d’un lien avec le Covid pouvait solliciter de l’aide alors que la loi organique des CPAS évoque un état de besoin, confirme Luc Vandormael, président de la Fédération des CPAS. D’un côté, le cabinet Lalieux nous incitait à être souples et de l’autre, l’inspection nous renvoyait à une application stricte de la loi, avec une analyse individuelle des cas.»

Dans ce contexte flou, les assistants sociaux (AS) ont ainsi été amenés à payer de nouveaux types de frais, inédits: la taxe de circulation, le précompte immobilier, l’intervention d’aides familiales…

Ils sont nombreux à faire état de la pression ressentie pour dépenser tout l’argent reçu. «Nous avions reçu l’ordre d’accepter toutes les demandes, sous le couvert de phrases types à glisser dans notre rapport d’enquête», témoigne une AS.

Dans l’urgence, des dépenses de matériel scolaire, par exemple, ont été remboursées par le Fonds Covid, sans preuve d’achat. «Il y avait une sorte d’épée de Damoclès au-dessus de la tête des directeurs financiers si tout l’argent n’était pas dépensé», confirme une autre présidente de CPAS.

Car il y avait bien un enjeu politique à ce dossier: au fédéral, l’opposition se tenait en embuscade, prête à dégainer si toutes les aides n’étaient pas utilisées. «Les menaces du fédéral étaient réelles, confirme Ariane Michel, conseillère juridique à la Fédération des CPAS: « si vous n’utilisez pas tout l’argent disponible, c’est que la population n’est pas aussi précarisée que vous le dites ». Dès lors, des directions de CPAS ont donné instruction de vider ces enveloppes. Et certains travailleurs sociaux réticents, qui considéraient n’être pas là « pour lâcher de l’argent dans tous les sens » se sont fait taper sur les doigts.»

Les ministres qui avaient bataillé pour décrocher ces enveloppes, Denis Ducarme (MR) et Karin Lalieux (PS), n’étaient pas dans une position confortable… A contrario, si le gouvernement fédéral avait prévu trop peu d’argent pour répondre à la crise, cela lui aurait également été reproché.

Certains estiment qu’il n’y a pas eu assez de concertation en amont avec les CPAS pour définir les critères d’octroi des aides. L’urgence, encore elle, n’a pas permis de penser les choses autrement.

Quasi de l’humanitaire

La crise passée, viennent maintenant les questions de fond. Si la Belgique comptait 8 000 «minimexés» en 1976, ils sont aujourd’hui environ 170 000 à bénéficier du RIS et de l’aide sociale, soit vingt fois plus. Dans le même temps, souligne-t-on à la Fédération des CPAS, le personnel n’a augmenté que de 18%. «L’outil a été initialement conçu pour quelques personnes tombées à travers les mailles du filet social, rappelle Luc Vandormael. Les CPAS sont aujourd’hui le dernier recours pour de plus en plus de gens. Leurs modalités de financement ne sont plus appropriées. Le modèle atteint ses limites.»

Cette demande de refinancement structurel émane de tous les CPAS. «Ce que nous revendiquons, dit-on du côté de Liège, c’est une plus grande intervention du fédéral dans le remboursement du RIS, en passant par exemple de 70% à 85%. Nous voudrions pouvoir engager des gens. C’est bien de nous donner des moyens supplémentaires mais si on n’a pas le personnel pour traiter les dossiers, on ne peut rien faire.»

Les CPAS pourraient aussi travailler davantage ensemble et mutualiser certains services pour faire des économies d’échelle. «Le rôle du CPAS se renforce au fil des crises, observe Ariane Michel. Il effectue maintenant quasi un travail humanitaire. On devrait peut-être disposer de procédures d’urgence à activer quand ça s’avère nécessaire plutôt que de faire chaque fois du bricolage

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