«Pour la Flandre. Pour le bien-être.» En congrès le 14 mai, Bart De Wever a réitéré sa volonté de mettre en œuvre le confédéralisme. © belgaimage

Migration, réforme de l’Etat… Pourquoi les partis se battent pour la paternité de ces idées (analyse)

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

A un an des élections, des thématiques se dégagent. Elles tendent à favoriser les partis qui en sont propriétaires, en Flandre et en Wallonie: principalement le Vlaams Belang et le PTB.

Stefaan Walgrave (UAntwerpen) et Jonas Lefevere (VUB) sont, en Belgique flamande, les meilleurs promoteurs de la propriété.

Pas qu’ils soient engagés dans des opérations de promotion immobilière, non. Mais leurs enquêtes électorales, depuis plusieurs années, permettent de lire assez clairement ce qu’une vie politique flamande particulièrement instable brouille parfois.

La question des enjeux, de leur saillance et de leur propriété est décisive dans une campagne, et ensuite dans les priorités de politiques publiques à mettre en œuvre par les gouvernements. Leurs travaux, comme ceux d’autres politologues, montrent qu’une bonne partie des choix électoraux se font dans les derniers moments d’une campagne. Et qu’ils tiennent souvent aux préoccupations de ces instants, préoccupations généralement associées à des partis, que la science politique appelle alors «propriétaires» de ces enjeux. C’est, en anglais, le phénomène dit de issue ownership. Ainsi autour d’octobre 2018 pour les communales et de mai 2019 pour les législatives, régionales et européennes, en Flandre, l’immigration prit dans le débat public une importance rarement vue. Sur cet enjeu s’affrontèrent deux aspirants propriétaires, la N-VA et le Vlaams Belang. La première fit tomber le gouvernement Michel sur le Pacte migratoire de l’ONU parce que le second avait gagné les communales d’octobre, et que la N-VA espérait récupérer sa propriété par la surenchère. Le scrutin de mai 2019 confirma que Tom Van Grieken se l’était définitivement accaparée aux dépens de Bart De Wever.

Le scrutin de mai 2019 confirma que Tom Van Grieken s’était accaparé la thématique de l’immigration, aux dépens de Bart De Wever.

Mais le printemps 2019 et l’année qui le précéda furent aussi des périodes de mobilisations importantes contre le réchauffement climatique. Les succès, en octobre puis en mai, des écologistes, propriétaires incontestés de cet enjeu, en furent une traduction.

Pas besoin d’un doctorat en sciences politiques pour savoir qu’il est plus profitable à tel parti qu’on parle d’un sujet plutôt que d’un autre. Mais un doctorat peut faire comprendre pourquoi et comment tel parti s’approprie, avec le temps, tel enjeu, et dans quelle mesure le débat public prête de l’attention à cet enjeu.

Les partis ne sont alors, le plus souvent, pas en guerre les uns contre les autres. Ils sont en guerre pour faire saillir les enjeux dont ils sont propriétaires contre ceux des autres. Sauf quand ils cherchent à leur ravir leur propriété. Et les médias, comme sentinelles du débat public, exercent une influence pesante, en laissant ou pas émerger les préoccupations qui intéressent ou pas les partis.

Là aussi, un doctorat peut, comme le démontrent Stefaan Walgrave et Jonas Lefevere, aider à réaliser des enquêtes qui laissent déjà deviner quelles seront, l’an prochain, les tonalités de la campagne flamande. Depuis deux ans, chaque printemps, la VRT et De Standaard leur commandent «De Stemming», une vaste consultation de l’opinion flamande sur ses préférences politiques. La livraison de ce printemps, publiée le 12 mai, donne des indications fort intéressantes sur les enjeux et leur propriété en Belgique.

1. La saillance

Un adage éculé proclame qu’en politique, un an est une éternité. «De Stemming» le confirme, et le rappelle sans ambiguïté: au printemps 2022, l’énergie était une préoccupation saillante pour 25% des sondés, et le contexte géopolitique pour 13% d’entre eux, qui les citaient spontanément.

Ces deux enjeux, comme si nous nous étions habitués à la guerre en Ukraine, sont aujourd’hui descendus, respectivement à 18% et 3%. La thématique des soins de santé a, elle aussi, beaucoup perdu en importance entre l’an passé (ainsi que le précédent) et ce printemps. Elle était choisie, dans une liste fermée de thèmes, par 15% des sondés de 2022, pour à peine 7% de ceux de cette année. Par rapport à l’an passé, le climat a également perdu en saillance. Mais depuis cette éternité d’un an, en Flandre, c’est le sujet des migrations qui, relégué partiellement sous l’ombre obsédante des vagues de coronavirus et de l’agression russe en Ukraine, est revenu au centre des inquiétudes. La migration était cette année la thématique la plus fréquemment choisie dans la liste fermée proposée aux personnes interrogées (par 24% d’entre elles, contre 17% en 2022), et elle vient en deuxième position des réponses spontanées (à partir d’une question ouverte), données par 18% des répondants, contre 11% de ceux de 2022. L’autre thème à avoir, ces douze derniers mois, été mis à l’agenda, est rangé sous l’étiquette de «représentation politique», et traite du rapport entre citoyens et politiques: les rémunérations, la gouvernance, etc. Il est passé de 11 à 18% des réponses spontanées, et de 9 à 13% des réponses sur base de la liste fermée.

2. La propriété

Ces variations dans les priorités que se donnent les électeurs promettent des heures prospères aux formations qui les possèdent. Or, la migration est, après une vaine contestation de la N-VA, accaparée par le Vlaams Belang depuis presque toujours: 42% des répondants au «Stemming» lui reconnaissent la primauté en la matière, stable depuis la première livraison (2020) de cette enquête. Stefaan Walgrave et Jonas Lefevere ne testent pas la propriété de la «représentation politique», mais cet enjeu est généralement perçu comme avantageux pour les partis se présentant comme antisystème. Il ne semble donc pas hasardeux de postuler que le contexte politique en Flandre est aujourd’hui encore plus avantageux pour le Belang qu’il ne l’était les années précédentes. Sur les dix autres préoccupations testées, les politologues observent une affirmation de Vooruit (particulièrement sur les soins de santé, qui témoignent d’un véritable «effet Vandenbroucke»): le parti arrive premier sur l’ensemble des thématiques socioéconomiques, et progresse dans toutes les autres. La N-VA, en revanche, ne s’affiche plus en propriétaire incontesté que dans un seul domaine, celui de la réforme de l’Etat. Mais, observent les deux politologues, vu le maigre intérêt que suscite cette question dans le débat public, cette propriété ne doit pas laisser espérer un trop gros rendement.

Le PS d’Elio Di Rupo et de Paul Magnette et le PTB de Raoul Hedebouw s’affrontent sur la propriété de plusieurs enjeux politiques.
Le PS d’Elio Di Rupo et de Paul Magnette et le PTB de Raoul Hedebouw s’affrontent sur la propriété de plusieurs enjeux politiques. © belgaimage

3. Et pour les Wallons, la même saillance?

Le «Stemming» ne considère que la Flandre, et aucune enquête récente n’a évoqué cet issue ownership en Belgique francophone. On peut raisonnablement supposer, au vu de l’ampleur médiatique donnée à ce sujet notamment, que la migration n’y est pas aujourd’hui un enjeu spécialement porteur. Mais les autres évolutions sont potentiellement transposables: les Wallons aussi se sont habitués à la guerre en Ukraine, leurs factures d’énergie ne sont plus si impayables, tandis qu’on n’a pas révélé moins de scandales de gouvernance au confluent de la Sambre et de la Meuse que sur les rives de l’Escaut ces derniers mois…

Même si le paysage politique flamand est beaucoup plus instable que le nôtre, des transactions de propriété, ces dernières années, ont pu s’effectuer chez nous. Le «Thermomètre Solidaris 2021», une enquête annuelle de bonne tenue que commandent à Dedicated les Mutualités socialistes, avait beaucoup retenu l’attention dans deux boulevards bruxellois, le Maurice Lemonnier, où siège le PTB, et celui de l’Empereur, où crèche le Parti socialiste. Dans l’échantillon d’un millier de francophones, ils étaient en effet 31% à estimer que le PTB «tentait vraiment d’agir pour préserver et augmenter le système de protection sociale et de sécurité sociale des gens en Belgique», tandis que le PS, lui, ne récoltait que 20% d’opinions similaires. Ce fut, pour le PS, l’expression d’un dommage réputationnel digne d’une vague de scandales politicofinanciers: il n’était plus, pour les francophones, le propriétaire de la cathédrale social-démocrate, sainte-Sécu. La dureté avec laquelle il s’oppose à toute tentative, libérale ou, pire, socialiste flamande, d’encore réduire les prestations sociales fédérales (chômage, pensions, maladie, soins de santé, etc.) est donc celle d’un proprio jadis distrait, assis sur une rente bien confortable, et qui retrouve son bien occupé par des squatteurs plus soigneux que lui.

Une autre propriété est contestée aujourd’hui par le même squatteur, en passe de s’installer dans une maison passive construite en matériaux durables. Les verts, en effet, ont toujours été considérés comme les plus crédibles défenseurs de l’éthique en politique. Portés par le «mouvement blanc» dans les années 1990, entrés au gouvernement après le scandale de la dioxine en 1999, requinqués électoralement en 2009 puis en 2019 après, à chaque fois que déferlent des vagues d’affaires mouillant surtout des responsables socialistes, les écologistes ont été dépassés sur ces acquis par le PTB, parce que le PTB exige davantage qu’eux, et parce qu’ils n’ont plus l’air d’avoir tant pu obtenir des autres. C’est afin de s’approprier cet enjeu que le PTB multiplie les sorties médiatiques explosives, et elles lui sont bien rendues. Le 15 mai, l’invité de Matin Première, sur la RTBF, était Germain Mugemangango, porte-parole francophone du PTB. Les seules questions qui lui ont été posées, en dix minutes, portaient sur cet enjeu (les pensions des parlementaires et la gouvernance au parlement de Wallonie. Un signe qui vaut acte notarié.

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