Marc Van Ranst, Steven Van Gucht et Erika Vlieghe © SIMON WILLEMS

Les virologues sont-ils allés trop loin ? « Nous ne sommes vraiment pas des experts bornés »

Alors que les virologues participent au gouvernement depuis près de six mois, les critiques à leur égard enflent. Leurs mesures sont-elles vraiment trop unilatérales et disproportionnées ? Nos confrères de Knack leur ont posé, ainsi qu’à d’autres experts, cinq questions difficiles.

1. Les virologues flamands présentent-ils la situation de manière trop dramatique ?

La semaine dernière, d’après ce que nous savons, près de 500 Belges ont été infectés chaque jour par le coronavirus. Cela ne semble pas très rassurant, et pourtant certains experts disent que nous n’avons pas trop à nous inquiéter à ce sujet.

Le camp des optimistes comprend, entre autres, Yves Coppieters, épidémiologiste à l’ULB, et Jean-Luc Gala, spécialiste des maladies infectieuses et chef de service à l’hôpital Saint-Luc de Bruxelles. Selon Coppieters et Gala, il n’y a pas de deuxième vague, et nous devons accorder une attention particulière à la situation dans les hôpitaux et les unités de soins intensifs. C’était également le message de Sciensano lors de la première vague. Sciensano a même mentionné le nombre de patients en soins intensifs comme étant le chiffre le plus important à l’époque. Une surcharge de ce service équivaudrait à un effondrement du système de soins, un cauchemar qu’il fallait éviter à tout prix. Aujourd’hui, ce cauchemar semble lointain. Si pendant le pic d’avril, il y a eu parfois plus de 3 000 patients admis chaque jour pour le coronavirus, la semaine dernière, il y en a eu à peine 30. Aujourd’hui, il y a environ quatre-vingts patients en soins intensifs. Début avril, il y en avait encore 1280.

Les virologues sont-ils allés trop loin ?
© Capture d’écran RTBF

Selon les « optimistes », le fait que Sciensano et, dans son sillage, les médias se focalisent surtout sur le nombre d’infections crée une image déformée et trop dramatique. Bernard Rentier, ex-recteur de l’Université de Liège et virologue, évoque même des manipulations délibérées pour effrayer la population, en espérant qu' »elle se tiendra aux règles le plus strictement possible ». Selon Rentier, les chiffres du nombre d’infections en disent long sur le nombre de tests effectués. Ce nombre a au moins quadruplé depuis le début du mois d’avril. « Il va sans dire que l’on trouvera davantage de cas si l’on effectue davantage de tests. »

Steven Van Gucht, virologue à Sciensano, est d’accord avec cette dernière déclaration. « Il n’y aurait également aucun problème si le taux de positivité (NDLR : le pourcentage de tests positifs de tous les tests effectués) n’augmentait pas. Mais c’est bel et bien le cas. À Bruxelles, par exemple, le pourcentage de tests positifs est passé de moins de 2 % à plus de 7 % aujourd’hui. Ainsi, non seulement nous faisons plus de tests, mais nous sommes aussi plus positifs. C’est une indication importante. »

Van Gucht souligne que Sciensano publie les chiffres sans les enjoliver ni les dramatiser. Mais il ne nie pas qu’aujourd’hui, plus que lors de la première vague, l’accent est mis sur le nombre d’infections. Selon lui, cette orientation s’inscrit dans une approche plus préventive, dans le but d’éviter une deuxième débâcle majeure. « En mars, nous avons été heurtés par un iceberg. Nous ne l’avons pas vu venir, et nous n’avons vu le problème que lorsque les hôpitaux étaient pleins. À ce stade de l’épidémie, la seule option était de laisser la maison brûler de manière contrôlée et d’essayer de limiter au maximum les dommages collatéraux. C’était une situation dramatique, que nous essayons maintenant de prévenir en réagissant plus tôt. La critique est inévitable. Quand, après la première vague, la tempête est passée, on nous a accusé d’intervenir trop tard et trop peu. À présent, on subit la critique inverse ».

Steven Van Gucht
Steven Van Gucht© Belga

Marc Van Ranst (KU Leuven), collègue de Van Gucht, souligne ledit paradoxe de la prévention. « Nous avons instauré des mesures fermes pour que cette deuxième vague soit aussi réduite que possible. Nous avons réussi, pour l’instant, nous évitons une autre catastrophe majeure. Mais on sait d’avance que si la catastrophe ne se produit pas, les gens diront : ‘vous voyez, ces mesures sont exagérées' ».

Pour Van Ranst, il n’est pas question de dramatisation. « Nos chiffres ne sont tout simplement pas rassurants », dit-il. « La Nouvelle-Zélande serait déchaînée si elle atteignait nos chiffres. Le fait que le nombre d’admissions à l’hôpital soit aujourd’hui beaucoup plus faible que lors de la première vague est sans doute lié à l’âge des « nouveaux » patients atteints de Covid: ils sont beaucoup plus jeunes, les infections ont donc des conséquences moins graves. » Mais pour Van Ranst, cela ne devrait pas être une raison pour laisser le virus circuler librement. « Au bout d’un certain temps, il se déplacera vers des groupes plus vulnérables : les parents et les grands-parents. »

2. Écoute-t-on trop les virologues ?

La santé publique ne se limite pas à la virologie. L’ingénieur civil et professeur Herwig Mannaert (Université d’Anvers) le souligne clairement dans une carte blanche parue sur Knack.be. Mannaert indique les conséquences négatives d’un confinement sur la santé publique dans un sens plus général. Des pertes d’emplois massives, une augmentation presque explosive des taux de divorce, d’innombrables faillites supplémentaires, une solitude prolongée avec les dépressions qui l’accompagnent et le refus d’accès aux écoles pour les enfants défavorisés. « Sommes-nous sûrs », se demande M. Mannaert, « que toutes ces conséquences négatives du confinement pèsent moins lourd que les conséquences de la pandémie elle-même ? L’épidémiologiste de l’ULB précité, Yves Coppieters, déclarait au quotidien De Morgen que nous sommes « coincés dans une logique purement sanitaire », alors que dans cette crise n’est pas uniquement « virologique ». Selon lui, le Conseil de sécurité commet l’erreur de se fier exclusivement aux conseils des virologues.

Face à cette critique, Marc Van Ranst se cabre. « Manifestement, Yves Coppieters n’a aucune idée de ce que Erika Vlieghe, Steven Van Gucht et moi faisons toute la journée », dit-il. « Nous ne sommes vraiment pas des experts bornés. J’ai travaillé avec le secteur du tourisme, de la culture, de l’horeca… La proposition selon laquelle nous ne prenons en compte que la logique virologique n’a aucun sens. Malgré les chiffres alarmants, nous avons préconisé la réouverture des écoles. Et puis-je également rappeler que l’horéca et presque toutes les entreprises sont ouvertes depuis longtemps maintenant ? »

Selon Steven Van Gucht, cette question est peut-être la plus difficile. « Comment s’assurer que les mesures ne sont pas plus nocives que le virus lui-même ? Nous essayons constamment de trouver cet équilibre, mais il y a effectivement une zone de tension ».

Pour le philosophe spécialisé en morale Patrick Loobuyck (UA), ce champ de tension est resté hors jeu pendant longtemps, peut-être trop longtemps. « Surtout pendant le premier pic, la vue était unilatéralement centrée sur les chiffres du coronavirus. C’est également logique. C’était soit cela, soit un effondrement de notre système de soins avec toutes ses conséquences fatales. Dans cette première urgence, les experts se sont tenus sur un piédestal ; tout ce qu’ils proposaient était de toute façon juste. Il y a maintenant plus de place pour la discussion – même parmi les experts – mais on continue à marcher sur des oeufs. Je pense que la discussion est trop souvent écrasée par l’argument : ‘on ne peut pas être assez strict ‘ et ‘il faut essayer d’éviter toute contamination' ».

Cependant, le principe de précaution, qui est très important, doit être complété par d’autres considérations. Bien sûr, il faut essayer de limiter les dommages prévisibles, ce qui est un point de départ éthique et politique très valable. Mais par n’importe quel moyen, certainement pas dans une démocratie où la liberté est un point de départ. Vivre aussi, c’est toujours prendre un risque. Vous pouvez comparer avec la façon dont la société a été mise sous pression après les attentats. À cette époque, la sécurité à 100 % était également assurée pendant un certain temps, l’aéroport étant presque fermé. Vous ne pourrez pas continuer ainsi longtemps. On peut peut-être freiner le terrorisme en implantant une puce dans chacun et en suivant la population en permanence, mais voulons-nous payer ce prix ? Peu après les attentats, j’ai commencé à parler dans l’hémicycle de l’opportunité d’interdire le salafisme. Ma réponse a été non. Une telle interdiction est un bazooka, généralement une arme qui est levée à des moments où une société est sous pression. Je ressens maintenant la même chose avec le couvre-feu et cette obligation de porter un masque partout et à tout moment. Dans un État constitutionnel libéral, les règles sont pesées sur leur proportionnalité. Lorsque je l’ai souligné récemment, on m’a accusé de sous-estimer le virus. Un sentiment de déjà vu : lorsque j’ai plaidé contre l’interdiction du salafisme, on m’a dit que je sous-estimais le fanatisme religieux ».

3. Les règles sont-elles trop strictes ?

Fin juillet, la gouverneure d’Anvers, Cathy Berx (CD&V), a instauré outre le couvre-feu une obligation très étendue de port de masque. Même à bicyclette, ce masque est devenu obligatoire. Avec cela, la gouverneure semblait vouloir surpasser même les virologues les plus prudents en matière de prudence. Pour Steven Van Gucht et Marc Van Ranst, l’obligation générale de porter un masque n’a pas de sens. Van Ranst : « C’est très simple, les masques n’ont de sens que dans les endroits où vous ne pouvez pas maintenir un mètre et demi de distance. Je l’ai dit plusieurs fois pendant la première vague, et mon point de vue n’a pas changé d’un millimètre depuis. J’ai cependant constaté que certaines autorités locales interprétaient nos recommandations aussi largement que possible ».

Marc Van Ranst
Marc Van Ranst© belga

Le résultat de cette « interprétation large » est un paradoxe qui menace potentiellement le soutien aux mesures en général. Lors de la première vague dramatique, on a inculqué à la population que les masques n’avaient aucun sens. Maintenant que nous sommes confrontés à une deuxième vague qui, à première vue, semble beaucoup plus douce, ils sont obligatoires dans les endroits où cela n’a pas de sens. « La différence, c’est qu’il n’y avait pas d’endroits très fréquentés pendant le confinement », explique Van Gucht. « Aujourd’hui, le contexte est différent. Aujourd’hui, les masques sont un moyen de d’organiser choses qui ne pourraient pas avoir lieu pendant le confinement, comme des événements. Mais l’obligation générale de porter un masque est une mauvaise mesure. Ma position à ce sujet n’a pas changé ».

Autre sujet brûlant : la bulle de cinq. Les professeurs Jean-Luc Gala et Yves Coppieters qualifient cette mesure de disproportionnée. Les études révèlent également que la règle est à peine respectée. Pourtant, selon Van Ranst, elle reste une arme essentielle dans notre lutte contre le coronavirus. « Je ne nie pas que les gens ignorent cette règle », dit-il, « mais nous voyons aussi que cela ne se passe pas de manière flagrante. Il y a sans doute des gens qui ont six ou sept personnes dans leur bulle. Mais on ne voit plus les grandes fêtes, les barbecues de quarante personnes qui ont relancé la circulation du virus. Parce que nous avons réduit les bulles et appliqué un nombre. Dans un monde idéal, il suffirait de dire : limitez vos contacts sociaux. Malheureusement, ce n’est pas ainsi que cela fonctionne ».

Steven Van Gucht défend également cette mesure. « Je comprends que ce chiffre crée une résistance, également à cause de l’arbitraire. Je préfère faire appel à l’esprit civique, mais cela a aussi des inconvénients. Nous savons que le virus se propage parmi les familles et les amis. C’est pourquoi il est très important que vous limitiez vos contacts étroits. C’est l’une des règles cruciales avec lesquelles nous allons devoir vivre pendant un certain temps. À un moment donné, il a été décidé que la bulle pourrait être composée de 15 personnes. C’est allé trop loin. Le signal était : allez-y. Il était sage de réduire à nouveau cette bulle. Une fois que nous aurons repris le contrôle des chiffres, nous devrons réexaminer la situation. À moyen terme, nous devons la rendre plus supportable pour la population. « Mais ce n’est pas le moment de le faire. »

4. Savons-nous où on va ?

En avril, la situation était dramatique, mais claire : un confinement était alors nécessaire pour éviter une surcharge du système de soins. Seul l’aplatissement de la courbe a permis d’éviter des choix éthiques douloureux dans nos établissements de soins. Cet objectif clair n’existe plus aujourd’hui. L’extermination du virus (« écraser la courbe » !) est, selon la science, une utopie. En conséquence, selon l’épidémiologiste Luc Bonneux, nous sommes aujourd’hui « en train de flotter sans but ». En même temps, comme l’écrit Bonneux dans De Morgen, la population est « poursuivie par une opinion publique hystérique qui est à son tour poursuivie par des médias hyperventilés ». Les risques rares sont exacerbés, de sorte que le citoyen n’a aucune idée de la question principale ou secondaire ».

Maarten Vansteenkiste (Université de Gand), psychologue spécialiste de la motivation, reconnaît le problème : « Les gens abandonnent parce qu’il manque une vue d’ensemble ». Vansteenkiste propose que le système de codage par couleurs tel qu’il existe dans l’éducation – vert si la situation est sûre, rouge si elle nécessite des mesures coercitives – soit utilisé plus largement et qu’il y ait une communication claire sur ce qui peut et doit être fait avec quelle couleur. En outre, le gouvernement devrait toujours indiquer clairement quand et pourquoi il passe à une autre couleur. « Il y a un manque d’argumentation, de perspective et d’objectif clair, ce qui signifie que les gens ne respectent plus les règles. Vous pouvez endiguer cette attitude grâce à des principes de motivation : expliquer des objectifs clairs et intégrer des choix ».

Selon Vansteenkiste, les gens devraient, dans une certaine mesure, être capables de déterminer eux-mêmes les limites. « Un exemple : au lieu d’une bulle de 5, vous dites que les gens sont autorisés à voir 4 à 8 personnes. Et vous leur donnez aussi une indication claire de l’impact sur la propagation du virus de voir 4 personnes et d’en voir 8. Autre point crucial : assouplir. Dites, par exemple, combien d’infections vous voulez par jour pour permettre un certain assouplissement. Les gens doivent se rendre compte que leur comportement fait la différence. Si quelque chose se passe comme on l’espère, cela donne du courage, comme par exemple atteindre des objectifs intermédiaires quand on s’entraîne pour un marathon. Vous pouvez alors aller encore plus loin. »

Selon Steven Van Gucht, il s’agit, là encore, de trouver un équilibre. « Le message ‘aplatissez la courbe’ devait garder tout le monde chez lui et éviter la surcharge. C’était une mesure d’urgence temporaire. Il faut maintenant penser à moyen terme. En attendant un vaccin, comment pouvons-nous contrôler le virus de manière viable, avec des mesures qui peuvent être maintenues pendant longtemps ? En juillet, nous avions un niveau d’infection inférieur à 100 par jour. C’est encore beaucoup, mais vous pouvez contrôler ce niveau grâce à des tests et à la recherche de contacts. Si nous restons à ce niveau, nous pouvons éviter un yo-yo. Durcir les règles quand les chiffres montent et les assouplir quand ils baissent donne le sentiment que nous ne contrôler la situation. C’est désastreux pour la motivation et le soutien ».

5. Pourquoi enfermons-nous nos personnes âgées ?

C’est une question cruciale mais douloureuse, et peut-être pour cette raison rarement posée. Que veulent nos personnes âgées ? Si nous suivons les mesures destinées à endiguer l’épidémie, nous le faisons aussi et peut-être surtout pour elles : nos parents et grands-parents, les personnes dans les maisons de repos qui sont les plus vulnérables. En même temps, c’est pour eux que les mesures pèsent le plus. Veulent-ils vivre dans l’isolement pendant des mois ? Que vaut encore votre vie, quand vous êtes vieux et seul, sans aucune perspective ? « On peut venir me chercher », soupirait récemment une vieille dame dans De Standaard. « Au ciel, je peux voir plus de gens. »

Patrick Loobuyck admet qu’il ne le sait pas non plus. « Dans certains cas, vous pouvez décider, en tant que personne âgée, de continuer à voir des gens. C’est une question d’autonomie, qui doit effectivement être respectée et protégée. En même temps, surtout dans un centre d’hébergement, vous devez respecter la volonté des autres. Ils peuvent invoquer le principe du préjudice. Les décisions collectives concernant les centres de soins résidentiels feront toujours l’objet de critiques, car elles permettent à l’autonomie de se heurter au principe de dommage ».

Et pourtant. Pour Marc Van Ranst, il est possible de rendre le dilemme au moins un peu moins diabolique. « Pour commencer, il n’y a jamais eu de bonne raison de laisser les gens mourir seuls et sans aide. Il y a aujourd’hui suffisamment d’équipements de protection disponibles pour garantir de ne plus jamais en arriver là ». Selon lui, les modalités de visite dans les centres de soins pourraient également être plus libérales. « C’est aussi ce que veulent les maisons de repos, mais elles ne peuvent pas l’organiser parce qu’elles manquent de personnel. Avec plus de personnel pour organiser ces visites et du matériel de protection suffisant, il est possible d’organiser davantage de visites en toute sécurité. Sur le plan virologique, c’est possible. En fin de compte, il s’agit d’un choix. Un choix politique, bien entendu. »

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