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La classe moyenne gémit: un Belge sur trois risque de sombrer dans la pauvreté

Han Renard

Un Belge sur trois est pauvre ou financièrement vulnérable. Les Belges connaissent de plus en plus de difficultés financières en raison de l’explosion actuelle de l’inflation, due en partie à la guerre en Ukraine. « La classe moyenne inférieure est un groupe oublié par les politiciens », estime l’économiste Ive Marx.

Le pain augmente de 30 cents, soit une hausse de 13% par rapport à l’année dernière. Il s’agit bien entendu d’une conséquence de la guerre en Ukraine, qui fait grimper non seulement les prix de l’énergie, mais aussi ceux des céréales et de nombreuses autres matières premières. La vie devient beaucoup plus chère : les économistes prévoient une inflation de 5 à 10 % cette année. Pour beaucoup, c’est un message douloureux .

Et tout cela alors que la pandémie de coronavirus est à peine derrière nous, même si, heureusement, elle n’a pas fait autant de ravages dans les ménages qu’on ne le craignait au départ. « Pendant la crise du coronavirus, les gouvernements ont pris un vaste ensemble de mesures pour soutenir financièrement les personnes en grande difficulté », explique Ive Marx, qui, avec Jeroen Horemans de l’Université d’Anvers, a étudié la pauvreté et la sécurité financière des travailleurs belges. « Par conséquent, les groupes touchés n’ont pas vu, en moyenne, leur situation financière se détériorer de façon spectaculaire. Contrairement à ce qui était prédit dans les scénarios apocalyptiques, les vagues de pauvreté n’ont pas déferlé sur le pays« .

Vladimir Poutine pourrait bien « réussir » là où le coronavirus a échoué: de grands groupes de notre société risquent d’être étranglés financièrement. « Oui, dit Marx, et cela inclut beaucoup de personnes qui travaillent, car la classe moyenne inférieure va vraiment ressentir l’augmentation du coût de la vie. Une partie importante de la population connaît aujourd’hui les difficultés auxquelles un grand groupe de pauvres doit faire face depuis des années, à savoir la lutte quotidienne pour l’existence« .

« 16 % des Belges sont pauvres », souligne Marx. « Il s’agit de 1,8 million de Belges qui arrivent à peine à joindre les deux bouts. Si nous ne considérons que les personnes en âge de travailler, nous parlons d’un million de personnes. Dans ce groupe de personnes pauvres, près d’un quart travaille, ce qu’on appelle les travailleurs pauvres. Elles ne vivent pas toutes réellement dans la pauvreté, mais elles ont un risque très élevé de sombrer dans la pauvreté et peinent à maintenir un niveau de vie acceptable ».

« En plus de ces 16% de pauvres, presque autant de personnes sont vulnérables financièrement. Nous parlons de quelque 900 000 Belges en âge de travailler », poursuit Marx. « Près de la moitié d’entre eux travaillent. Cela concerne donc la couche de la population située juste au-dessus des personnes en situation de pauvreté, la classe moyenne inférieure. Ils n’ont aucun tampon financier et ne peuvent pas faire face à l’adversité, qu’il s’agisse d’une perte de revenu inattendue, d’une maladie, d’une réparation importante ou, comme c’est le cas actuellement, d’un choc énergétique et d’une forte hausse des prix. Sinon, ils sont eux aussi confrontés à la menace de la pauvreté. »

Le groupe des travailleurs financièrement vulnérables est généralement un angle mort pour nos décideurs politiques et passe souvent à travers les mailles du filet. La classe moyenne inférieure gagne (juste) trop pour avoir droit à toutes sortes d’avantages sociaux et « elle n’est pas non plus sur le radar des CPAS, comme les personnes ayant un revenu d’intégration, et passe à travers les mailles du filet de sécurité sociale ». En plus, elle gagne trop peu pour avoir droit aux subventions adaptées aux doubles revenus bien nantis. « Pensez aux primes à la rénovation et à l’isolation de toutes sortes, pour lesquelles il faut d’abord pouvoir investir soi-même avant de pouvoir profiter du retour, sous la forme d’une facture d’énergie moins élevée », explique Marx.

Les femmes pensionnées

Les limites de ce que l’on appelle les pauvres ou les personnes financièrement vulnérables sont tracées en fonction du revenu (individuel). Marx : « Les pauvres sont les personnes qui disposent de moins de 60 % du revenu médian (la moitié des Belges gagne plus, l’autre moitié gagne moins). Pour une personne seule, le seuil de pauvreté est d’environ 1300 euros nets par mois, pour un couple de 1900 euros, et pour une personne seule avec deux enfants, il est d’un peu plus de 2000 euros. Nous parlons ici du revenu total net disponible, ce qui signifie que des éléments tels que les allocations familiales sont inclus. Avec ce montant, il faut payer le logement, le gaz, l’électricité, l’eau, les vêtements, la nourriture, les assurances, toutes les dépenses nécessaires. »

Le chiffre de 16 % de pauvres est stable depuis des années, « bien que chaque accord gouvernemental fasse de la lutte contre la pauvreté une priorité et que nous soyons l’un des rares pays à disposer d’un ministre de la pauvreté« , déclare Marx. Mais au sein du groupe des pauvres, on observe un changement frappant : le risque de pauvreté des retraités était encore très élevé il y a quelques décennies, mais il a considérablement diminué. Pourquoi ? Parce que de nombreuses femmes qui ont travaillé prennent aujourd’hui leur retraite et que les ménages de retraités ont donc plus souvent une double pension. Parce que nous avons de plus en plus de retraités hautement qualifiés, avec des pensions plus élevées. Et parce que les pensions minimales ont été augmentées. La pauvreté a augmenté chez les parents isolés, les personnes vivant de l’aide sociale et les chômeurs de longue durée.

Tous ceux qui n’appartiennent pas à ce groupe de pauvres, c’est-à-dire 84 % des Belges, se considèrent comme appartenant à la classe moyenne« , déclare Marx. La classe moyenne ! Aucun autre terme n’est aussi familier aux politiciens lorsqu’il s’agit du groupe cible des mesures politiques. « Mais cette classe moyenne est un groupe très large et diffus », dit Marx. Entre le haut et le bas de la classe moyenne, il y a un monde de différence. En bas de l’échelle, dans la classe moyenne inférieure financièrement vulnérable, il suffit d’un rien pour que vous soyez propulsé hors de la « classe moyenne mythique » vers la pauvreté.

Marx : « Vous êtes financièrement vulnérable si vous gagnez entre 60 et 80 % du revenu médian chaque mois. Pour une personne seule, cela représente un maximum de 1700 euros nets par mois, pour un couple, c’est 2500 euros et pour une personne seule avec deux enfants, c’est 2700 euros. Ces personnes ont souvent des problèmes d’argent immédiats en cas d’imprévu, car elles n’ont pratiquement aucune marge de manoeuvre financière. Nous savons aussi, par exemple, que de nombreux travailleurs ont à peine assez d’économies pour surmonter un mois sans revenu. Parmi les personnes travaillant dans l’horeca, plus de 70 % n’ont pas assez d’économies pour combler un mois avec un montant égal au seuil de pauvreté, parmi les personnes travaillant dans le secteur des soins, ce chiffre est d’environ 40 %. »

Travailleurs pauvres

Le travail, selon le mantra, est la meilleure protection contre la pauvreté et la vulnérabilité financière. Marx cite les chiffres: « La Belgique compte plus de 233 000 travailleurs pauvres et 411 000 travailleurs financièrement vulnérables. Cela signifie qu’en Belgique, environ 650 000 personnes actives sont pauvres ou financièrement vulnérables ».

Et pourquoi? « C’est parce que nos politiciens ne prennent pas suffisamment en compte les problèmes de ces couches de la population« , explique Marx. Pensez au ministre flamand du Logement Matthias Diependaele (N-VA), qui veut transférer les ressources destinées au logement social vers les promoteurs de projets privés. Ou encore le ministre flamand de l’Intérieur et de l’Intégration Bart Somers (Open VLD), qui estime que les locataires devraient quitter leur logement social après neuf ans, car il ne s’agit pas d’un « win for life ». Que voulez-vous ? La vie des politiciens est très éloignée de la réalité des gens qui doivent se demander chaque jour comment ils vont joindre les deux bouts. Pire, nos ministres pensent appartenir à la classe moyenne, alors qu’avec un salaire mensuel brut de 12 500 euros, ils se situent dans les 5 % des plus hauts revenus« .

« La classe moyenne inférieure est souvent trop démunie pour attirer l’attention des décideurs politiques », poursuit Marx. « Evidemment, ce n’est pas seulement la faute des politiciens qui se battent tous pour les votes de la classe moyenne aisée. Les électeurs ne sont pas hors de cause non plus. La partie fortunée de la classe moyenne peut être assez impitoyable. En fin de compte, les classes moyennes aisées ne sont pas très solidaires des groupes pauvres et financièrement vulnérables. Mais elles se plaignent souvent d’être frappées par la perte de pouvoir d’achat, alors que nulle part ailleurs elles ne sont aussi choyées qu’en Belgique ».

Enseignant vs. Plombier

Même les scientifiques ne sont pas d’accord sur la question de savoir qui appartient exactement à la classe moyenne. Les sociologues s’intéressent plutôt à la profession, les économistes aux revenus. Marx : « Dans le passé, les classes moyennes sociologiques et économiques étaient beaucoup plus en phase. Si vous étiez enseignant ou médecin, vous apparteniez à la partie aisée de la société. Maintenant, cela dépend simplement, par exemple, s’il y a un deuxième revenu dans le ménage. »

Marx prend l’exemple d’un enseignant. « Sociologiquement, il appartient certainement à la classe moyenne. Il a fait des études supérieures et ne fait pas de travail manuel. Pourtant, une telle personne peut être un travailleur pauvre ou se trouver à la limite de la pauvreté. Pensez à une mère célibataire avec deux enfants qui doit se débrouiller avec un salaire de 1900 euros par mois. Ce n’est que grâce aux allocations familiales et à une éventuelle pension alimentaire qu’elle se situe juste au-dessus du seuil de pauvreté. Mais même dans ce cas, il ne lui reste pas beaucoup de son revenu disponible. À l’inverse, une personne peu instruite et appartenant sociologiquement à la classe ouvrière – pensez à un plombier ou à un charpentier – peut très bien appartenir économiquement à la classe moyenne, notamment les ménages à double revenu. »

En outre, beaucoup de gens mésestiment leur position sociale. Marx : « Les personnes riches et instruites se considèrent généralement comme faisant partie de la classe moyenne et sous-estiment leur position dans la distribution des revenus. Mais en Belgique, une personne célibataire avec un revenu net de 3 300 euros, ou un couple gagnant 5 000 euros ensemble, font déjà partie des 10 % des plus hauts revenus« .

Il existe des catégories professionnelles où la pauvreté et la vulnérabilité financière sont beaucoup plus fréquentes. Par exemple, une personne travaillant dans l’horeca a une chance sur trois d’être pauvre ou financièrement vulnérable. Dans le secteur des arts et du divertissement, le commerce de détail et la construction, le risque est d’un sur cinq.

Il est frappant de constater qu’une personne qui travaille dans le secteur des soins ne court « que » 4 % de risques d’être pauvre, mais 10 % de chances d’appartenir au groupe des personnes financièrement vulnérables. Marx : « Ainsi, environ 15 % du personnel soignant peut à peine garder la tête hors de l’eau. En outre, étant donné le grand nombre de personnes travaillant dans les soins, leur part dans le groupe total est incroyablement élevée : près d’un Belge actif financièrement vulnérable sur cinq est employé dans les soins. C’est un chiffre assez violent », dit Marx. C’est certainement le cas, surtout que depuis le coronavirus, la demande de soignants est plus forte que jamais.

Un faible revenu et un emploi précaire sont de bons indicateurs de la pauvreté, « mais la situation familiale est au moins aussi importante », affirme Marx. « En ce qui concerne la résilience financière, le fait qu’un ménage dispose de deux revenus (provenant d’un travail ou de prestations) fait une énorme différence, de sorte qu’en cas de difficultés financières, un autre membre de la famille puisse amortir le choc. Les préoccupations financières des célibataires sont donc particulièrement élevées. « Un parent isolé avec des enfants court un risque de pauvreté de près de 20 %. Par ailleurs, 26 % des parents isolés présentent un risque de vulnérabilité financière. Ainsi, près de la moitié des parents isolés sont pauvres ou vulnérables sur le plan financier », affirme Marx.

Locataires

Un autre facteur important qui joue un rôle dans la stabilité et l’autonomie financières est le logement. Celui qui loue un logement sur le marché privé a près de 30 % de chances d’appartenir au groupe des personnes pauvres ou financièrement vulnérables ; celui qui loue un logement social a même plus de 40 % de risques. Marx : « En raison du prix élevé de l’immobilier, de nombreuses personnes ne peuvent aujourd’hui se permettre de posséder une maison. Ils doivent louer une maison. De nombreuses personnes de la classe moyenne inférieure peuvent prétendre à un logement social sur la base de leurs revenus et de leur situation familiale. Mais en raison des énormes listes d’attente, ils doivent trouver un logement abordable sur le marché locatif privé. C’est tout sauf facile. Pendant ce temps, le secteur locatif social est traité comme un parent pauvre, comme si les logements sociaux étaient pratiquement marginaux ».

De plus, ces maisons louées à bas prix sont souvent mal isolées et consomment beaucoup d’énergie. Les personnes qui y vivent sont donc touchées de plein fouet par la forte hausse des prix de l’énergie. Parfois, elles doivent payer des milliers d’euros supplémentaires par an sur leur facture d’énergie. Comme lors de la crise du coronavirus, le gouvernement a pris des mesures pour atténuer la douleur : la TVA sur le gaz naturel a été réduite de 21 à 6 % et ceux qui se chauffent au mazout reçoivent un chèque de 200 euros. Reste à voir si ça les aidera beaucoup.

Selon une étude de la KU Leuven, les réductions de TVA et les bons d’énergie ne sont pas très efficaces. L’indexation automatique des salaires et des prestations absorbe le plus les prix élevés de l’énergie, apprend-on dans l’étude, mais Ive Marx souligne que « les hauts revenus en profitent plus que les bas revenus » : une augmentation de salaire de 5 % si vous gagnez 1 000 euros, vous donnera 50 euros par mois, un salaire maximal de 5 000 euros vous donnera 250 euros. L’ajustement de l’indice compense trop les personnes ayant des salaires plus élevés et trop peu les personnes ayant des revenus plus faibles. En outre, une réduction de la TVA sur le gaz naturel ralentit l’indexation automatique efficace : comme le prix de l’énergie augmente (un peu) plus lentement, il faut aussi attendre plus longtemps une augmentation de salaire. En d’autres termes, la facture d’énergie réduite que vous recevez par la porte d’entrée est perdue en revenu par la porte de derrière.

Tarif énergétique

L’étude de la KULeuven révèle également l’utilité du tarif social de l’énergie, qui a été étendu l’année dernière de sorte qu’aujourd’hui un million de familles peuvent bénéficier du tarif énergétique le plus bas. Marx : « Le tarif social pour le gaz et l’électricité est une mesure de soutien importante pour ceux qui y ont droit, mais un grand groupe de personnes qui pourraient très bien utiliser ce tarif n’y a pas droit. Au lieu d’une réduction de la TVA ou d’un chèque, même pour les personnes qui n’en ont pas besoin financièrement, il vaudrait mieux mener une politique ciblée. »

Bien entendu, aujourd’hui, les prix de l’énergie ne sont pas les seuls à monter en flèche ; presque tout devient plus cher, et pas qu’un peu. Cela affecte tout le monde, mais surtout la classe moyenne inférieure, financièrement vulnérable. « La classe moyenne inférieure, qui est proche du seuil de pauvreté, risque d’être frappée beaucoup plus durement par une inflation élevée« , conclut Marx, « non seulement par rapport aux hauts revenus, mais aussi par rapport au reste de la classe moyenne, qui bénéficie davantage de l’indexation automatique des salaires. Ils risquent à nouveau de se retrouver entre deux chaises. Ce n’est jamais facile, et certainement pas en cas de tempête comme aujourd’hui.

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