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Au fond, qu’est-ce que la « classe moyenne », ce concept massivement utilisé dans les discours politiques ? (décryptage)

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Dans les discours politiques, l’expression « classe moyenne » est employée à toutes les sauces. Entre perception embrouillée et récupération politicienne: les points de vue de Guy Vanthemsche, historien à la VUB et Arnaud Deplae, secrétaire général de l’UCM.

Guy Vanthemsche (VUB): « Le discours politique mène à une inflation inconsidérée de la classe moyenne »

Les politiques voient la classe moyenne partout. L’historien Guy Vanthemsche (VUB), spécialiste de l’évolution des classes sociales, relève à quel point cette catégorie intermédiaire, à force d’enfler sous l’effet, notamment, de visées électorales, a fini par perdre toute réelle signification.

Les factures d’énergie flambent, le pouvoir d’achat trinque: la classe moyenne est en grande souffrance, dit-on. Mais de qui parle-t-on, au juste?

D’une catégorie intermédiaire entre les très pauvres et les superriches, qui engloberait 75 à 80% de la population. Tout qui possède une voiture et/ou un bien immobilier et qui n’a, en principe, pas à se faire trop de souci du lendemain est aujourd’hui considéré comme appartenant à la classe moyenne.

C’est la définition d’un grand fourre-tout…

La classe moyenne, dans son acception actuelle, peut se comparer à un gigantesque conteneur empli de marchandises diverses.

Invoquer la classe moyenne a-t-il dès lors encore un sens?

C’est toute l’ambiguïté d’une notion qui renvoie à deux réalités différentes. La classe moyenne telle que définie dès le milieu du XIXe siècle recouvrait ceux qui vivaient de leur propre travail, qui étaient maîtres de leurs moyens de production: les artisans, les petits indépendants que l’on distinguait des salariés, des prolétaires qui n’avaient que leur force de travail à vendre. La classe moyenne évoluait entre le marteau du grand capital et l’enclume d’un prolétariat en pleine croissance. Au début du XXe siècle, elle a commencé à se définir par rapport aux revenus, au mode de vie. Dans la perception des politiques et des faiseurs d’opinion, elle s’est mise à recouvrir le monde des cols blancs, employés et fonctionnaires, par contraste avec la classe ouvrière, qui vit du travail manuel. La notion de classe ouvrière a fini par disparaître en raison de la croissance continue du pouvoir d’achat. A partir du moment où l’ouvrier de Cockerill a pu s’acheter une maison, partir en vacances en Espagne, il a intégré la classe moyenne, même s’il restait un travailleur avant tout manuel.

La classe moyenne peut se comparer à un gigantesque conteneur empli de marchandises diverses.

La catégorie sociale n’a pas gagné en visibilité…

Effectivement. Ce que recouvrent les classes moyennes est devenu tellement large qu’il n’est plus possible de percevoir les grandes différences qui existent entre les groupes de population qui les composent. Il en résulte une vision confuse, fortement embrouillée, de la société.

Selon l’OCDE, la classe moyenne contiendrait « les ménages à revenu intermédiaire gagnant entre 75% et 200% du revenu médian national ». Que faut-il en penser?

Cette définition vaut ce qu’elle vaut. Cette façon purement quantitative de classifier la société sur la base d’une échelle de revenus escamote le statut du travailleur, indépendant ou salarié, et ne dit rien de cet élément crucial qu’est la nature de l’activité exercée, là où réside le moteur de la société.

Pour le président du MR, Georges-Louis Bouchez, gagner entre 3 000 et 6 000 euros net par mois, ce n’est pas forcément être riche: c’est se faire une idée assez juste de la classe moyenne?

C’est une manière de cadrer et de chercher à capter un électorat aussi large que possible. La notion est devenue un outil du discours politique qui mène à une inflation inconsidérée et injustifiée de la classe moyenne. En Flandre, on parle volontiers du « gewone mens », de « l’homme ordinaire », ou du « hardwerkende Vlaming », « le Flamand travailleur » cher à la N-VA. Il s’agit de donner l’illusion d’une généralité en gommant les différences. Cette démarche relève d’un appel facile à atteindre un consensus à des fins électorales. Un certain discours populiste aime aussi opposer « le peuple », qui regroupe presque tout le monde, à une infime élite de « gros » ou de superriches. Invoquer les classes moyennes est aujourd’hui pure rhétorique politique.

Elles ont souvent droit, au sein du gouvernement fédéral, à un portefeuille ministériel qui leur est spécifiquement dédié, c’est le cas au sein de la Vivaldi (MR – PS – Open VLD – Vooruit – Ecolo – Groen) avec David Clarinval (MR). Pourquoi un tel privilège?

Le ministre des Classes moyennes, qui est aussi celui des Indépendants et des PME, renvoie au sens premier de la définition, ce qui n’est pas sans créer un problème de perception par rapport au sens commun que l’on attribue aujourd’hui aux classes moyennes. Ministre des Classes moyennes, des Indépendants et des PME a d’ailleurs un côté redondant. Ce portefeuille ministériel est historiquement apparu au côté d’un ministre du Travail qui couvrait le salariat, puis, plus tard, d’un ministre de la Fonction publique en charge des fonctionnaires.

Guy Vanthemsche, spécialiste de l'évolution des classes sociales (VUB).
Guy Vanthemsche, spécialiste de l’évolution des classes sociales (VUB).© DR

Ce portefeuille ministériel n’a jamais été détenu par un socialiste ou un Ecolo. Parce que le coeur des classes moyennes penche forcément à droite?

On peut y trouver une explication historique dans le désamour entre la classe ouvrière et la catégorie des petits indépendants qui permettaient à l’ouvrier de vivre à crédit mais qui le rendaient aussi redevable de dettes. Les partis catholique et libéral vont s’efforcer d’acquérir une assise électorale au sein d’une catégorie sociale guidée par le sens de la propriété, attachée à l’ordre établi. L’antifiscalisme viscéral du petit indépendant qui se sent et se dit toujours écrasé par les taxes s’accommode aussi difficilement avec la doctrine socialiste. Mais aujourd’hui, plus rien ne devrait empêcher un socialiste de décrocher ce portefeuille.

Redéfinir ce que sont les classes moyennes serait indiqué?

La notion a été tellement utilisée en divers sens qu’elle me paraît irrécupérable sur le plan scientifique. L’instrument d’analyse s’est émoussé à force d’être utilisé à tort et à travers.

Combien y-a-t-il de classes sociales en Belgique, finalement?

On peut répertorier jusqu’à neuf groupes sociaux identifiables par des caractéristiques liées à la nature de leurs activités: les salariés occupés dans des activités productives, les salariés qui exercent des fonctions d’employé dans le secteur privé, les fonctionnaires répartis en sous-groupes, les grands détenteurs d’actions, mais aussi la nouvelle catégorie des travailleurs « ubérisés », ces faux indépendants en réalité subordonnés à un employeur et qui passent entre les mailles du filet de protection sociale. La complexité croissante à classifier les groupes sociaux rend l’action politique de plus en plus difficile.

Arnaud Deplae (UCM): « Ne dites plus Union des classes moyennes mais UCM »

L’organisation francophone de défense des indépendants, chefs de PME et professions libérales, a troqué l’appellation pour le sigle. Par nécessité de ne plus faussement prétendre unir toutes les classes moyennes, explique son secrétaire général, Arnaud Deplae.

Bienvenue à l’Union des classes moyennes, le « syndicat » qui brasse très, très large?

Oui et non. Nous défendons les intérêts des indépendants et des PME davantage que les classes moyennes puisque nous ne représentons pas les salariés, ni les fonctionnaires ou les rentiers. L’appellation Union des classes moyennes date de 1928. A l’origine, l’organisation s’adressait à l’entre-deux, aux « ni-ni », aux ni pauvres ni riches, à ceux qui ne relevaient ni du prolétariat, ni des salariés, ni des grands patrons.

L’appellation serait-elle devenue trompeuse?

Elle a fini par poser problème par la confusion créée dans l’esprit du public. C’est la raison pour laquelle nous avons mis le couvercle sur l’appellation Union des classes moyennes pour nous limiter à l’usage de son sigle, UCM. A côté de la définition de la notion de classe moyenne fixée par la loi, il existe un vrai flou. Une entreprise de moins de cinquante travailleurs peut être une multinationale en raison d’un actionnariat dispersé. Notre approche et le socle de notre action reposent sur un ancrage local fort, sur la sphère familiale du monde des PME.

Si l’appellation est trop lourde à porter, pourquoi ne pas en changer? L’homologue flamand de l’UCM a mué en 2000, passant de la NCMV, Union nationale chrétienne de classes moyennes, à Unizo, Union des entrepreneurs indépendants.

La question a été débattue. Un changement d’appellation aurait nécessité une opération marketing coûteuse et impliqué un important travail de refondation auprès de nos membres. Il nous a paru moins risqué d’opter pour le maintien d’une marque connue, d’une valeur sûre, en limitant le relooking à l’utilisation du sigle.

Trouver un dénominateur commun à partir d’une telle diversité de statuts quand il s’agit d’élaborer un catalogue de revendications est une mission difficile?

Oui et non, encore une fois. Au-delà de la diversité des situations financières des indépendants, entre celui qui tire le diable par la queue et celui qui vit très bien, des valeurs communes sont partagées: la notion d’indépendance, l’aspiration à compter sur ses propres capacités, la volonté de se prendre en main.

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En faisant constamment référence aux classes moyennes au sens large, le monde politique contribue-t-il à brouiller le message que l’UCM cherche à faire passer?

Pas vraiment, nous avons bien conscience que les mesures que vient d’adopter le gouvernement fédéral en matière d’énergie concernent les ménages et non les indépendants de manière spécifique.

Avoir un ministre fédéral des Classes moyennes à qui s’adresser et parler, ça aide?

C’est indispensable. On a connu quelques gouvernements sans ministre des Classes moyennes et on a pu voir la différence. A chaque formation de gouvernement, nous insistons pour qu’un tel portefeuille soit intégré. Le ministre des Classes moyennes fait office de garde-fou, qui peut se montrer attentif, par exemple, à ce qu’un ministre des Finances pourrait envisager en matière de taxation.

Que ce portefeuille ait des airs de chasse gardée libérale finit-il par devenir embarrassant pour une organisation qui se veut pluraliste?

Nous avons des membres qui sont de sensibilité socialiste, écologiste,… Que ce portefeuille ministériel soit entre des mains libérales, comme il a été aussi par le passé aux mains de sociaux-chrétiens, ne nous gêne pas. Cette attribution est une affaire qui se règle entre partis.

L’UCM ne serait pas au MR ce que la FGTB est au PS? Un partenaire privilégié, voire un vieux complice?

Non, nous sommes farouchement apolitiques et attentifs à bien montrer que nous ne privilégions pas un parti plutôt qu’un autre. Il est fondamental pour nous de nous tenir à égale distance de toutes les formations politiques. A l’inverse de la FGTB avec le Parti socialiste, l’UCM n’entretient aucun lien structurel avec le Mouvement réformateur.

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