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Jürgen Conings: le renseignement militaire déjà en crise en janvier 2020

Le service de contre-ingérence qui aurait pu prendre en main le cas de Jürgen Conings, le service CI (contre-espionnage), a été supprimé dans le cadre de la réforme du SGRS implémentée en janvier 2020. Ses missions ont été reprises par la nouvelle plate-forme  » extrémisme  » du SGRS.

La cavale prolongée de Jürgen Conings pose question en Belgique. Certains commissaires du Service général du renseignement et de la sécurité de l’armée (SGRS-Avid) avaient tenté de s’opposer à la disparition de la division CI (Counter-Intelligence ou contre-ingérence) qui s’occupait notamment de l’extrémisme de gauche et de droite. Ses missions ont été reprises par la plate-forme « extrémismes » dans la nouvelle configuration du SGRS. Le Vif/L’Express avait fait écho à cette protestation en janvier 2020. Celle-ci donne a posteriori des éléments de contexte pour comprendre les dysfonctionnements présumés du renseignement militaire dans l’affaire Jürgen Conings, sous réserve des éclaircissements officiels qu’apporteront l’Inspection (contrôle interne), le 15 juin prochain, et le Comité R (contrôle externe), le 30 juin prochain.

Article paru le 30 janvier 2020

Le renseignement militaire en crise

C’est l’inquiétude chez les anciens du SGRS. La branche contre-ingérence disparaît, alors que les affaires d’espionnage se multiplient.

Comme la Sûreté de l’Etat, le Service général du renseignement et de la sécurité de l’armée (SGRS-Adiv) a été critiqué par la commission d’enquête parlementaire sur les attentats. Il est sous monitoring du Comité de contrôle des services de renseignement (comité R) qui avait auditionné, en janvier, son maillon faible, la division CI (Counter-Intelligence ou contre-ingérence). Les résultats devraient être communiqués sous peu à la commission de suivi des Comité P et R du Parlement. Où l’on redoute le diagnostic d’un « encéphalogramme plat ». (NDLR: ce qui fut le cas)

Des missions amoindries

La division contre-ingérence n’a pas toujours été l’enfant malade du SGRS. Elle est l’héritière de la section SDRA-III qui s’est illustrée dans le contre-espionnage pendant la guerre froide. A cette époque, elle tournait à plein régime et représentait la moitié du personnel du SGRS, constitué d’environ 600 personnes, l’autre moitié travaillant principalement sur l’Afrique. « Après les événements du Rwanda, en 1994, la branche I, qui collecte des informations stratégiques sur la force de frappe des Etats inamicaux ou non fiables, a été renforcée, pendant que la branche CI stagnait », analyse un haut responsable de l’armée. Aujourd’hui, le contre-espionnage n’occupe plus qu’une nonantaine de personnes.

Au fil du temps, les missions de CI, rassemblées sous l’acronyme Tessoc (terrorisme, espionnage, sabotage, subversion, crime organisé), se sont diversifiées et amoindries. Diversifiées, parce que, depuis 2010, la loi lui impose de protéger notre patrimoine scientifique et économique, en particulier, dans le domaine militaire. Amoindries, parce qu’une quinzaine d’inspecteurs de l’antiterrorisme ont migré vers la Sûreté de l’Etat.

Les décombres de ce département vont être rapprochés de l' »ennemi héréditaire », la section I, dans le cadre de la réforme du SGRS entrée officiellement en vigueur le 1er janvier. De « verticale », l’organisation du renseignement militaire devient « matricielle ». Une dizaine de plateformes par thème et par région accueillent toutes les infos entrantes et les redistribuent à des équipes pluridisciplinaires qui en font du renseignement. Dans un monde multipolaire, des services partenaires peuvent être alliés sur un sujet, adversaires sur d’autres. Cela demande un peu de subtilité. « Prenons la Russie, illustre l’observateur militaire. On fait un travail sur le pays lui-même, sur ses interventions en Afrique et au Moyen-Orient et sur son activité en Belgique. On essaie d’avoir un meilleur échange d’informations, en veillant à ce que les opérations n’aient pas d’impact l’une sur l’autre. »

Alors que la distinction entre Intelligence et Counter-Intelligence tend à s’estomper, le besoin de cloisonnement et de canaux sécurisés pour des interlocuteurs fiables n’a pourtant jamais été aussi vif, notamment, sur le sujet sensible de l’ingérence. La visite au SGRS de membres du renseignement rwandais, en vertu d’un accord de coopération entre les deux organes signé en 2016, a provoqué une commotion à l’étage de CI, qui a reconnu certaines de ses « cibles » agissant de manière agressive sur le sol national.

Des services vulnérables

(…)

Le Vif/L’Express avait rencontré avant la cavale de Jürgen Conings un groupe de civils et de militaires de CI, retraités ou d’active, qui tentent depuis des mois d’alerter le monde politique sur les risques de cette réforme: la disparition d’un savoir-faire, la perte de confiance des services homologues (partout en Europe, intelligence et counter-intelligence appartiennent à des directions, voire à des services distincts), la marginalisation des civils au sein de la nouvelle entité. Là est le noeud.

En effet, la section CI est composée de 80% de civils et de 20% de militaires. Elle est dirigée par un commissaire en chef (civil) qui rend compte au commandant du SGRS, en ce moment, le lieutenant-général Claude Van de Voorde, pilote de chasse de formation et ancien chef de cabinet de Steven Vandeput (N-VA). Le passage des militaires au SGRS n’est souvent qu’une étape dans leur carrière. On dit d’ailleurs le lieutenant-général Van de Voorde en partance, soit pour postuler à la succession du chef de la Défense en juillet prochain, soit à un autre poste dans le privé ou le public. Les civils, eux, évoluent dans le même univers, sous l’égide du secrétaire général du SPF Défense. Beaucoup éprouvent le sentiment « de ne pas être considérés ».

Qui sera aux aguets pour déjouer les tentatives d’ingérence?

Leur autonomie, plaident-ils, constitue une garantie pour l’ordre démocratique, notamment par rapport à leurs collègues galonnés. « Cette fonction de surveillance est une épine dans le pied du haut état-major militaire et semble être à la base de la dynamique par laquelle l’état-major du SGRS-Adiv veut immobiliser totalement son département de CI et lui couper les ailes« , décrivent-ils dans une note. « Des opérations CI ont été brûlées par le commandement militaire, et les initiatives de collaboration avec la Sûreté de l’Etat dans le domaine du terrorisme, proposées par le commissaire en chef de CI, ont été systématiquement rejetées par le commandement militaire entre 2015 et 2018 », accusent-ils, sans donner plus de détails. Leur position « très forte » de collecteurs d’informations, acquise « grâce à des années de coopération respectueuses avec un certain nombre d’acteurs très importants de la communauté de l’Otan », n’est pas saluée « comme une vertu, mais comme une menace pour le SGRS-Adiv ».

L’ambiance ne s’est pas améliorée, après la bronca d’une dizaine de commissaires, en 2017, qui a poussé, entre autres raisons, le prédécesseur de Van de Voorde, le général Eddy Testelmans, à avancer son départ. La mise à l’écart, en avril dernier, de Clément Vandenborre, commissaire en chef de la division CI, a consommé la rupture. Le 23 janvier 2019, ce dernier était accusé de destruction illégale de documents et privé d’accès à son bureau. Le 23 octobre dernier, un organe disciplinaire rattaché au comité R lui a rendu son habilitation « Top Secret Otan ». Entre-temps, CI avait disparu.

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