Bart De Wever © Belga

« J’espère que Bart De Wever ne sera pas le Boris Eltsine de Flandre »

Walter Pauli
Walter Pauli Walter Pauli est journaliste au Knack.

L’historien Lode Wils place la formation fédérale dans une perspective historique. « Si De Wever peut résister à la pression de la N-VA, il sera un grand homme d’État. »

À 91 ans, Lode Wils publie le livre Op zoek naar een natie. Het ontstaan van Vlaanderen binnen België. (A la recherche d’une nation. La naissance de la Flandre au sein de la Belgique). Le livre développe la question clé qui a occupé Lode Wils toute sa vie académique, et qu’il exprime dans ce livre comme suit : « Comment une nation flamande a supplanté la nation belge ». Et ce, alors que le mouvement flamand était essentiellement un mouvement belge pour les écrivains flamands du XIXe siècle tels que Hendrik Conscience. Pour Wils, l’idée d’une « nation flamande » a été construite à l’aide de plusieurs historiens qui ont violé plus d’une fois la réalité historique. Cela commence par leur explication de ce qui s’est passé en 1830 : la révolte belge contre Guillaume Ier n’était pas une révolte du sud francophone contre le nord néerlandophone, où la Flandre est devenue le dindon de la farce francophone. Lors de la scission de 1830, la question linguistique n’a joué qu’un rôle très mineur.

Lode Wils : Sous Guillaume Ier, le français était également la langue de la cour à La Haye. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que cet usage a pris fin. Le roi Guillaume III (1817-1890) s’est remarié à un âge avancé avec la jeune princesse allemande Emma. Après la mort de son mari, leur fille Wilhelmine était encore une enfant. Emma est devenue régente et, en tant qu’Allemande, elle trouvait évident de parler néerlandais plutôt que français à sa cour.

Si le français des rois néerlandais du XIXe siècle n’a jamais été considéré comme un acte d’hostilité envers le peuple néerlandais, le français de Léopold Ier et II l’a été comme une attaque contre la Flandre. Le député du CD&V Hendrik Bogaert a déclaré sur Twitter qu’il n’avait donc pas d’objection à ce que les statues de Léopold II soient déboulonnées : il a non seulement commis un génocide au Congo, mais aussi un « ethnocide » en Flandre.

(petit rire) Vraiment ? Je soupçonne d’où Bogaert tire ces informations. Le livre Het verhaal van het Vlaams (L’histoire du flamand) paru en 2003 répète le bobard qu’au 19e siècle, l’élite belge voulait exterminer le flamand. Cela remonte à une lettre de l’homme politique wallon Charles Rogier. Il aurait écrit que pour l’efficacité de l’administration, il fallait garder qu’une seule langue, le français, et que « de cette manière, nous détruirons progressivement la composante germanique de la Belgique ». Mais cette lettre n’a jamais existé : l’histoire est le produit d’une propagande flamingante, ou d’une moquerie. Mais cette phrase est toujours répétée aujourd’hui.

Il y a aussi l’image du Front de l’Yser, pendant la Première Guerre mondiale, du commandement de l’armée belge francophone qui se servait des soldats flamands comme chair à canon.

Le roi Albert ne pouvait pas sacrifier les soldats flamands, précisément parce que l’armée belge était composée d’unités mixtes, flamandes et francophones confondues. Le roi refuse d’exaucer un souhait des politiciens flamands comme Frans Van Cauwelaert : ceux-ci exigeaient des unités flamandes et wallonnes séparées. S’ils avaient été là, le roi aurait pu envoyer les Flamands à la mort. Pourtant, des gens comme Frans Daels, le premier président du Comité des pèlerinages de l’Yser, répandent cette calomnie. Calomnie : je ne peux pas utiliser un autre mot. Le général Bernheim est accusé d’avoir délibérément envoyé des soldats flamands à la mort lors de la dernière offensive de 1918. C’est un mensonge évident.

Dans votre livre, vous l’exprimez de manière très claire : « Nous savons maintenant que l’héritage de la collaboration est la principale force motrice du séparatisme flamand. Un demi-siècle après la Seconde Guerre mondiale, il s’est avéré que la politique d’occupation allemande a laissé derrière elle une bombe à retardement, non seulement en Yougoslavie et en Tchécoslovaquie, mais aussi en Belgique ».

Bien entendu, la fédéralisation de la Belgique n’est pas seulement le résultat de la collaboration. Même sans les deux guerres, il y aurait eu des tensions entre néerlandophones et francophones, et ces tensions auraient été vives. Dans ce pays, nous nous séparerons sans effusion de sang. C’est un processus qui a commencé bien avant la Première Guerre mondiale. Dans le premier chapitre de mon livre, j’ai déjà décrit que sous Napoléon, plus de recrues wallonnes que flamandes se présentaient lorsqu’elles étaient appelées dans l’armée française. En d’autres termes : la propagande révolutionnaire de la France a mieux pris au sud qu’au nord du pays. Peut-être parce que de nombreux Flamands ne connaissaient pas assez le français. Déjà sous Napoléon, une différence de points de vue politique entre les francophones et les néerlandophones de Belgique a commencé à apparaître, et en l’espace de 230 ans, elle a évolué en contraste entre une Flandre plus à droite et une Wallonie plus à gauche.

La Flamenpolitik (politique flamande) des Allemands a donné un coup d’accélérateur énorme à cette évolution. Pendant la Première Guerre mondiale, celle-ci faisait encore l’objet d’improvisation, pendant la Seconde Guerre mondiale, c’était un projet politique minutieusement préparé. Si nous n’avions pas été occupés par les Allemands à deux reprises, la Belgique ne se désintégrerait pas comme aujourd’hui. (réfléchit) Vous savez, pendant longtemps je me suis demandé ce qui causait cette haine de la Belgique. Pourquoi ? Je pense avoir trouvé une réponse auprès de l’historien Henry Elias. Il a écrit qu’après la Première Guerre mondiale, les militants ont été « rejetés par la grande majorité de la population ». C’est un langage un peu cru, mais Elias parlait d’expérience : son père était un activiste. Après la Seconde Guerre mondiale, cette haine était, bien sûr, encore plus intense à l’égard des Flamands qui avaient collaboré avec les nazis. Ces anciens collaborateurs ne se sont jamais sentis responsables de cette rage populaire et de la répression. Ils accusaient la Belgique. D’où leur représentation de la Belgique comme l’oppresseur de la Flandre. Et c’est pourquoi l’État belge doit être détruit. Ce n’est qu’alors que la « Flandre sera complète ».

Lode Wils
Lode Wils© Lies Willaert

Vous citez le nationaliste flamand modéré Hugo Schiltz : « En ce qui concerne le peuple flamand, je sais que dans la mémoire collective d’une partie de notre peuple, il y a une envie de se venger, de présenter la facture de plus d’un siècle de traitements en parent pauvre, d’humiliation culturelle et parfois de châtiments corporels. » Au fond, c’est là un langage guerrier. Une telle vision des choses peut-elle conduire à un « canon de l’histoire flamande » plus ou moins objectif, comme le souhaite le gouvernement flamand ?

J’envie les Néerlandais d’être un peuple normal (rire), avec une conscience nationale normale qui leur permet de vivre efficacement et solidairement. Nous avons largement perdu notre conscience nationale, précisément à cause de cette lutte des Flamands contre les Belges. C’est pourquoi non seulement nos hommes politiques se trouvent dans une situation difficile, mais aussi que nos partenaires sociaux ont beaucoup de mal à conclure des accords. Il existe une plus grande cohésion nationale aux Pays-Bas : les Néerlandais se sentent comme les membres d’une seule communauté. Et c’est pourquoi ils peuvent faire un canon historique, ce que les Flamands ne peuvent pas faire.

En Flandre, nous ne sommes pas d’accord sur notre histoire. Sur le fond, les historiens tels que feu Hendrik Elias et Pieter-Jan Verstraete et moi ne sommes pas d’accord. Je ne dis pas qu’ils se livrent encore à la propagande nationaliste du passé. De nombreux livres sont des tentatives de recherche historique : le ton est plus objectif, on ose nommer et décrire ce qui a mal tourné. C’est le résultat de tentatives de recherche scientifique. Mais on ne veut pas soumettre les prémisses du nationalisme flamand à une recherche scientifique solide. À leurs yeux, le mouvement flamand a peut-être commis des « erreurs » au cours de l’histoire, mais sur le fond, le mouvement flamand a par définition raison. Même si cela va à l’encontre des résultats de la recherche historique.

Est-ce une forme de cécité idéologique ?

Il y a aussi de bons exemples. Il y a quelques années, la N-VA a distribué à ses membres le livre Onvoltooid Vlaanderen (Flandre inachevée) de Frank Seberechts en quelques milliers d’exemplaires. C’était pourtant le premier livre d’un historien flamand nationaliste à réfuter objectivement la plupart des mensonges sur la Belgique et la Flandre. Ce n’était pas une bêtise anti-belge, et dans une critique de ce livre, j’ai écrit que j’espérais que tous ces militants de la N-VA le liraient vraiment. (rires) Mais il y a aussi un épilogue de Bart De Wever sur l’évolution inévitable vers le confédéralisme, un modèle qui ne va nulle part. Pour eux, servir la Flandre revient à combattre la Belgique.

Vous êtes donc également pessimiste quant à la formation fédérale actuelle : de nombreux politiciens flamands sont dominés par un sentiment anti-belge.

C’est pourquoi je m’adresse à Bart De Wever dans le dernier chapitre de mon livre. J’espère qu’il ne sera pas le Boris Eltsine de Flandre, le fossoyeur de son pays. Boris Eltsine pensait qu’en dissolvant l’Union soviétique, il avait libéré la Russie des Ukrainiens, des Bélarussiens, des Kazakhs et de tous ces autres peuples vers lesquels les Russes devaient effectuer des transferts financiers. Son successeur Vladimir Poutine a qualifié cette libération de « plus grand désastre de l’histoire russe ». Je crains que même un tel « achèvement de la Flandre » nationaliste ne se révèle être un désastre pour ce pays. Que proposera encore la Flandre en Europe ? Nous ne devons pas essayer de façonner l’avenir de la Flandre avec nos sentiments et notre imagination, mais avec notre esprit.

La Belgique est tout simplement ingouvernable, affirme la N-VA. C’est ce que les faits nous apprennent : regardez les taux de mortalité élevés de la crise du coronavirus.

La plupart des militants nationalistes flamands veulent évidemment que la Belgique disparaisse. Mais alors, nous marchons tout droit dans l’abîme. Depuis des années, les flamingants réclament la scission de Bruxelles-Halle-Vilvorde. Depuis que cela s’est produit, ils se rendent soudain compte que cela ne fonctionne pas et que notre situation est en fait pire qu’avant. Ils ont tellement insisté pour la scission qu’à un moment donné, les francophones ont dit : « d’accord, mais à nos conditions », et bien sûr, ils étaient défavorables à la Flandre. Néanmoins, pour les nationalistes flamands, c’est une raison de vouloir scinder encore plus, car ils voient la preuve que la Belgique ne fonctionne pas.

Dans votre livre, vous observez que la Belgique s’est presque irrémédiablement éloignée et que l’idée d’une nation flamande gagne du terrain. D’autre part, vous dites que si nous scindons tout de même la Belgique, cela serait très préjudiciable à la Flandre.

Bart De Wever est peut-être l’homme d’État le plus brillant que nous ayons, même si j’aurais préféré qu’il reste historien. Il sera cependant presque impossible pour De Wever de ne pas jouer « Eltsine ». L’article 1 des statuts de la N-VA stipule que la Flandre doit devenir une république indépendante, ce qui devra être fait, et à tout prix. Nous devrons alors céder Bruxelles, et nous n’aurons pas d’autre choix que de lâcher aussi les communes à facilités. Et puis ils revendiqueront des communes comme Hal et Sint-Pieters-Leeuw. Tout cela se fait au détriment de la Flandre. Mais une majorité de nationalistes flamands sont prêts à payer ce prix. Si De Wever ne veut pas faire comme Eltsine, il aura un soulèvement dans son parti. Mais j’espère qu’il ne le fera pas. Si Bart De Wever réussit à résister à la pression de la N-VA, il sera un grand homme d’État.

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