l'enseignement victime d'une crise mondiale

L’école obligatoire à 16 ans, pour le bien des jeunes les plus dégoûtés ? « L’obligation ne motive pas, au contraire »

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

En 1983, l’obligation scolaire passait de 16 à 18 ans. Aujourd’hui, Conner Rousseau suggère de la ramener à 16 ans. Le président de Vooruit s’inspire du plaidoyer de Dirk Van Damme, ancien expert en enseignement auprès de l’OCDE et voix écoutée dans le monde de l’école flamande, pour qui cette prolongation fut «une erreur. Le monde du travail est aussi une école. »

Ramener l’âge maximal de l’obligation scolaire de 18 à 16 ans: cet appel à faire marche arrière sonne-t-il comme un constat d’échec?

Il ne s’agit pas d’une marche arrière mais du constat de l’échec d’une aspiration qui s’inscrivait dans un mouvement d’augmentation continue du taux de scolarité de la population. Dans les années 1980 et 1990, on a pensé que le monde du travail évoluerait vers un niveau toujours accru de compétences. Or, cela ne se vérifie pas: la demande en main-d’œuvre peu qualifiée reste forte et ne diminue pas.

Prolonger l’obligation scolaire à 18 ans ne partait-il pas d’une bonne intention?

Si, dans le contexte d’un important chômage des jeunes lié à une phase socioéconomique difficile, on a estimé que les plus vulnérables seraient mieux à l’école qu’à la rue. Plus cyniquement, il s’agissait aussi d’enjoliver les statistiques du chômage des jeunes en les retirant du marché du travail par un allongement de la scolarité.

Que peut-on reprocher à l’allongement de la scolarité obligatoire décidé il y a quarante ans?

Une minorité, non négligeable, de jeunes ne sont plus motivés par l’école. Ils y apprennent à ne pas l’aimer et la quittent définitivement dégoûtés, sans plus jamais y revenir. Pour ces élèves, quitter l’école à 18 ans sans diplôme est un désastre. Ce groupe de jeunes gagnerait à pouvoir aller travailler plus tôt. C’est le propre des écoles de la seconde chance où beaucoup d’adolescents qui ont décroché du milieu scolaire y reviennent une fois qu’ils ont pris conscience de l’insuffisance de leurs compétences au contact du monde du travail. Mieux vaudrait, pour certains, quitter l’école plus tôt pour mieux y revenir plus tard.

Le système scolaire a-t-il jamais reçu les moyens d’assumer correctement la prolongation de l’obligation scolaire?

Pas tout à fait. Les initiatives en matière de scolarité à temps partiel ont toujours été et restent sous- budgétées. En Flandre, la filière d’enseignement en alternance, qui combine apprentissage à l’école et en entreprise, a atteint de beaux résultats mais suscite aussi beaucoup d’échecs et de désespoir. Trouver assez d’entreprises disposées à employer des jeunes s’apparente à un défi permanent, beaucoup restent souvent tout simplement chez eux. Les budgets pour accompagner correctement les élèves les plus vulnérables ont toujours fait défaut.

Où l’école obligatoire jusqu’à 18 ans pose-t-elle surtout problème?

Dans les filières du technique et du professionnel. L’obligation scolaire y devient souvent une source d’ennui et de démotivation pour une partie significative des élèves, une source de stress quotidien pour nombre d’enseignants, sans parler des étudiants qui sont au départ motivés mais qui deviennent victimes de classes perturbées et sont parfois même confrontés à de l’agression. On en arrive à ce constat un peu fou que des jeunes quittent l’école à 18 ans avec un niveau de compétences en recul par rapport à celui qu’ils avaient acquis à 16 ans. L’obligation ne motive pas, au contraire.

L’enseignement professionnel et ses professeurs s’en porteraient-ils mieux?

Oui, certainement. Beaucoup de temps y est consacré et perdu à créer les conditions de l’apprentissage, notamment sur le plan disciplinaire, au détriment de l’apprentissage lui-même. Il faut revaloriser les filières professionnelles, offrir à leurs enseignants un contexte plus favorable à leur travail.

Encore faut-il proposer une alternative valable à ces jeunes libérés de l’école dès 16 ans…

Le passage au monde du travail doit évidemment bénéficier d’un accompagnement intensif mais l’enseignement n’est pas le lieu le plus approprié pour le faire. Il faut investir dans l’offre d’un enseignement pour adultes modernisé, accessible et de qualité. Ce qui suppose de ne plus commettre l’erreur historique qui a été de copier à l’intention des adultes le cadre scolaire conçu pour des enfants.

Le monde de l’entreprise est-il prêt ou disposé à mettre les moyens pour créer les raisons de s’épanouir au travail quand on a 16 ans?

La question est complexe car elle porte sur des réalités très différentes selon la taille des entreprises. Les grandes sociétés sont en train de s’y atteler, mais le processus n’est pas facile et demande du temps.

Les détracteurs d’une réduction de l’obligation scolaire à 16 ans dénoncent une approche utilitariste, un retour à la mise au travail précoce digne du XIXe siècle…

Cette argumentation existe surtout dans l’espace francophone. Elle relève d’une réaction idéologique qui part de l’idée que le monde du travail est mauvais par définition. L’intensification de la collaboration entre les mondes de l’école et du travail est d’ailleurs plus avancée en Flandre.

Vous n’avez pas le sentiment de ramer à contre-courant en solitaire?

Beaucoup de gens ont été surpris que je puisse développer une idée qui n’est pas à l’agenda alors que les discussions portent exclusivement sur l’abaissement du début de l’obligation scolaire – un débat qui, d’ailleurs, a tout son sens. Je suis conscient que mon plaidoyer se heurte à beaucoup de résistances. Mais le nombre de réactions que j’ai reçues prouve que je touche là à un point sensible. N’est-il pas d’ailleurs curieux de voir la société abaisser l’âge requis pour l’exercice de nombreux droits et accorder ainsi plus de responsabilités aux jeunes, à l’exception de l’obligation scolaire?

Vous voulez en finir avec une forme de sacralisation du parcours scolaire?

Le monde du travail est aussi une école. On y apprend à bien travailler, à se discipliner, à se sociabiliser. Admettre qu’un lieu de travail puisse être plus motivant qu’une classe reste difficile. L’école est sanctuarisée alors que je ne crois plus à cette idée qu’elle est nécessairement bonne pour tous les jeunes. Pourquoi faudrait-il concentrer l’entièreté de l’effort scolaire sur les vingt premières années de l’existence au lieu de privilégier l’apprentissage tout au long de la vie? N’est-il pas temps de changer radicalement de cap?

© belgaimage

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