Magali Berdah, fondatrice de l’agence de marketing d’influence Shauna Events. Dans le collimateur du fisc français... © BELGAIMAGE

Empêcher par la loi les influenceurs de monétiser abusivement leur notoriété, une illusion?

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Karine Charry, professeure de marketing (Louvain School of Management, UCLouvain)

Le marketing d’influence placé sous surveillance en France. Son encadrement légal pourra-t-il avoir raison de ses dérives?

Activités encadrées, interdiction ou restriction dans la promotion de pratiques nuisibles à la santé physique ou mentale, comme la chirurgie esthétique, les paris sportifs ou les jeux de hasard. La nouvelle législation française sonne-t-elle le début de la fin du règne de l’impunité pour les influenceurs?

Il est encore trop tôt pour le dire mais il faut savoir de quoi on parle. Les influenceurs qui ont inspiré en France la réflexion qui, aujourd’hui, aboutit à l’adoption d’un cadre légal concernent ces «hommes et femmes-sandwichs» qui ont le plus souvent bâti leur notoriété grâce à la téléréalité et qui en usent, parfois avec l’aide d’agents peu scrupuleux, pour recommander à peu près tout et n’importe quoi. Il n’y a pas vraiment, dans leur démarche, de création de contenu ni de recherche de relationnel. A côté de ces stars des réseaux sociaux, existent des créateurs de contenu mus par une envie d’interagir avec une communauté d’individus à qui sont présentés des produits qui leur plaisent. Ils tirent leur notoriété de ces contenus et travaillent souvent avec des agences de communication qui ont créé des départements spécifiques et qui engagent des budgets assez conséquents dans le marketing d’influence. Certains de ces créateurs sont très investis dans ce qui est devenu un métier où se côtoient des nano-influenceurs (NDLR: moins de dix mille abonnés) et des méga-influenceurs.

Karine Charry «Mettre en place un contrôle constitue la pierre d’achoppement à l’égard d’un marketing d’influence qui ne connaît plus de frontières.

Dresser le portrait-robot de l’influenceur, est-ce possible?

Définir précisément ce qu’est un influenceur est compliqué, ce qui ne facilite pas une régulation. En fait, il y a toujours eu des leaders d’opinion, des gens d’influence. Ici, c’est la puissance des réseaux sociaux qui cristallise, démultiplie le pouvoir d’influence. La spécificité d’un influenceur est son aptitude à faire naître le sentiment d’avoir pratiquement affaire à un ami avec lequel on noue et on entretient une relation privilégiée, au travers d’interactions parasociales qui intègrent une forte dimension de vie privée. Ce sentiment de partager une relation privilégiée, qui peut aller jusqu’à interagir dans le cadre de petites communautés, s’associe également à l’«idée force» de similarité: au fond, l’influenceur, ce pourrait être nous. Ce qu’il propose comme produit relève d’un acte de bienveillance, on veut consommer ce produit pour appartenir à la communauté. On a affaire à une personne inspirante à qui on accorde un certain crédit.

Karine Charry
Karine Charry © National

Cela fait-il de l’influenceur un agent particulièrement efficace et prisé par le monde du marketing?

Les influenceurs sont des vecteurs de communautés. Le recours à cette source de crédibilité est d’autant plus apprécié que la grande majorité des gens disent avoir conscience que la publicité est une forme de communication intéressée qui ne représente pas la réalité alors qu’ils conservent leur confiance dans l’influenceur tout en sachant qu’il est payé pour promouvoir un produit. Travailler avec des influenceurs est devenu quasiment incontournable dans la promotion d’une catégorie de produits comme ceux centrés sur la beauté, la mode, les voyages. Les marques ont intégré ce phénomène dans leurs stratégies de communication.

Les influenceurs sont partout mais l’état des lieux du paysage est compliqué à dresser, faute de registres centralisés, admettait récemment Bénédicte Linard (Ecolo), ministre francophone des Médias. N’est-il pas difficile de réguler ce qui s’apparente à une nébuleuse?

La réalité de ce monde est effectivement mouvante, en constante évolution. On voit aujourd’hui émerger des «content houses», des espaces de coworking ouverts pour des créateurs de contenus numériques, des usines d’influenceurs en quelque sorte. Il s’agit aussi d’essayer de sortir du lot, de se démarquer de la masse en cherchant à se rendre plus authentique, plus vrai, plus crédible ou responsable. C’est le sens d’une tendance nouvelle, celle du #deinfluencing ou de la désinfluence, qui revient, sous couvert d’incitation à la «déconsommation», à critiquer un produit ou une marque mais souvent pour en recommander un ou une autre.

Une loi antiabus ne peut être que la bienvenue?

Fixer un cadre égal à l’intention des influenceurs, des agences de communication et des followers est nécessaire. Ce que la loi française entend viser, c’est l’idée de rémunération et d’avantages en nature tirés de la vente d’un produit par un influenceur. Ce cadre légal aura le mérite d’exister et que la Belgique s’en dote également serait une bonne chose. Réguler peut contribuer à protéger les cibles les plus vulnérables du marketing d’influence que sont les enfants, les ados ou les jeunes adultes qui n’ont pas encore toutes les clés pour se montrer assez critiques à l’égard de ces procédés. La catégorie d’âge la plus représentée parmi les followers est celle des 15 à 25-30 ans. Mais il faut rester conscient qu’un cadre légal, s’il n’est pas fait pour être contourné, pousse toujours une pratique à chercher à en sortir.

Qui dit législation suppose contrôle de son respect. La tâche s’annonce ardue?

C’est la plus grande interrogation. Mettre en place un contrôle et prévoir les moyens de le rendre efficace constitue la pierre d’achoppement à l’égard d’un marketing d’influence qui ne connaît plus de frontières physiques. Comment vérifier qu’un produit est recommandé par un influenceur qui ne déclare pas de sponsoring? Quelle législation faudra-t-il appliquer à l’égard d’un influenceur établi à l’étranger et qui poste sur YouTube?

Le rôle et la place des influenceurs dans la société posent-ils un vrai défi par leur fonction d’exemplarité?

Oui, et on ne peut que rappeler d’insister sur l’importance de l’éducation, de la conscientisation des gens. Les influenceurs utilisent très largement leur pouvoir au service d’objectifs commerciaux. Il serait souhaitable qu’ils l’emploient aussi pour délivrer des messages positifs et favorables à la société en général, en faveur de la protection de la planète ou d’une alimentation plus équilibrée, par exemple. Leurs posts ont souvent pour effet pervers de mettre en évidence un monde idéalisé, de créer des attentes matérialistes, de susciter un impact négatif en matière d’estime de soi en renvoyant à leur apparence physique. En se montrant beaucoup plus proches de la réalité, ils peuvent inverser cette tendance. La perception de leur authenticité est justement un facteur de crédibilité et donc d’efficacité, ils ont intérêt à la cultiver s’ils veulent garder leur communauté. Divulguer des liens commerciaux apparaît comme un élément incontournable pour certains créateurs de contenus. Le follower a un pouvoir sur l’influenceur. Comme tout consommateur.

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