La concentration des richesses dans les mains d'une très petite minorité (ici, l'homme d'affaires Marc Coucke) est importante en Belgique. © BELGAIMAGE

Coronavirus: faire payer une partie de la crise aux riches? La bonne idée d’un impôt sur la fortune

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Faire payer une partie de la crise aux plus riches, voilà qui est séduisant et paraît juste. L’impôt sur la fortune fait son come-back. Pour de bon ? Est-il rentable ? Et, surtout, réalisable ?

Avant le coronavirus, personne n’aurait imaginé que le très libéral journal britannique Financial Times ( FT) et le très marxiste Parti du travail de Belgique (PTB) se rejoignent même sur une seule idée. C’est fait, depuis le 3 avril dernier ! Ce jour-là, dans l’ Editorial Board du FT, la rédaction affirmait que les gouvernements allaient devoir jouer un rôle plus actif dans l’économie et que des politiques jusqu’ici jugées excentriques devront désormais être considérées avec sérieux. Et de citer le revenu de base et… l’impôt sur la fortune.

Compliqué d’évaluer le patrimoine immobilier avec un revenu cadastral datant de 1975.

La taxe des millionnaires ne serait-elle plus exclusivement une idée de gauche en ces nouveaux temps de crise économique et sociale sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale, à l’issue de laquelle un impôt extraordinaire de 5 % (loi belge du 17 octobre 1945) fut d’ailleurs prélevé sur le capital ? En Belgique, le concept refait surface, comme une évidence alors qu’il faudra encourager, voire forcer, la solidarité des plus riches. Premier sur la balle, le PTB a déposé, le 16 avril dernier, une proposition de loi instaurant une taxe corona de 5 % sur les multimillionnaires, soit la partie du patrimoine excédant trois millions d’euros, hors maison d’habitation.

 » Cela devrait rapporter quinze milliards d’euros à l’Etat « , selon l’auteur du texte, Marco Van Hees. Le député PTB précise que cette  » coronataxe  » one shot ne remplacerait pas la taxe permanente des millionnaires (1 % au-dessus d’un million d’euros), qui est le fond de commerce électoral du parti rouge. Le 28 avril dernier, le tandem Ecolo-Groen a embrayé avec une proposition de résolution – non chiffrée – pour que le Conseil supérieur des finances réfléchisse vite à une contribution de crise des plus grosses fortunes du royaume. Lors de la campagne de 2019, les verts avaient proposé de taxer à 1,5 % les patrimoines de plus de cinq millions d’euros.  » Cela demeure une base de travail et une hypothèse solide pour le futur « , nous déclare le député Georges Gilkinet.

 » On ne peut envisager un impôt fédéral sur la fortune sans concertation avec les Régions « , explique le professeur de droit fiscal Marc Bourgeois.© BELGAIMAGE

Côté PS, où un impôt progressif sur la fortune fait l’objet d’une proposition de loi depuis 2015, rien de neuf à l’horizon. Mais  » notre projet de taxer les grands patrimoines reste plus que jamais d’actualité « , nous dit-on au boulevard de l’Empereur, où l’on souligne que 80 % des taxes touchent les salaires et les revenus du ménage alors que la détention de capital, elle, n’est pas imposée du tout.

L’essai manqué

 » Le gouvernement Michel, de centre-droit, est le premier à avoir tenté d’imposer le capital avec la taxe sur les comptes-titres, souligne le professeur de droit fiscal Marc Bourgeois (ULiège). Mais la Cour constitutionnelle l’a annulée car son champ trop restreint ne respectait pas le principe de non- discrimination « . Cette taxe furtive n’a rapporté que 214 millions d’euros, en 2018.

Un impôt sur le capital des plus riches se justifie d’autant plus que les écarts de patrimoine semblent grands en Belgique, bien davantage que les écarts de revenus qui, eux, sont taxés, même avec une progressivité limitée. Et, comme l’économiste français Thomas Piketty l’a montré dans son célèbre livre Le Capital au xxie siècle (Seuil), le rendement du capital dépasse le taux de croissance, creusant ainsi les inégalités de richesse.

En Belgique, la seule étude macroéconomique sur la distribution des patrimoines date d’il y a vingt ans (Rademaekers et Vuchelen, VUB). Ses tableaux statistiques montraient, comme le souligne le PTB, que le pourcent le plus fortuné de la population détient autant de richesses que les 60 % les moins riches. Depuis une dizaine d’années, l’étude HFCS de la Banque centrale européenne évalue, sur la base de sondages, tous les trois ans, les disparités de richesse. Il en ressort qu’en Belgique le pourcent le plus fortuné détient 12,3 % du patrimoine net total, mais les ménages les plus riches étant sous- représentés dans ces sondages, cette proportion doit être réévaluée à 17 %. Par ailleurs, sur vingt-deux Etats de l’UE observés, la Belgique se classe quatrième pour la concentration de richesses aux mains du dixième le plus fortuné de sa population, après le Luxembourg, Chypre, Malte et L’Irlande.

Des milliards pour l’Etat ?

Il est difficile de prévoir combien un impôt sur la fortune rapporterait à l’Etat. La seule estimation neutre a été effectuée par la Cour des comptes, en 2015, sur la base de la proposition PS. La Cour a travaillé sur plusieurs hypothèses, en fonction de la composition des ménages et des sondages HFCS, ré- évalués ou non. Elle a conclu que le rendement de l’impôt sur la fortune tel qu’établi par le Parti socialiste (0,4 % sur un patrimoine de 1,5 million d’euros, 0,8 % sur la tranche supérieure, etc.) oscillerait entre 727 millions et 2,3 milliards d’euros, selon les cas de figure. Ce qui n’est pas rien pour les taux retenus.

Mais un tel impôt est-il réalisable en Belgique où il n’y a pas de cadastre des fortunes ? En 1996 déjà, deux patrons de l’administration générale des impôts publiaient un texte montrant que la tâche était loin d’être insurmontable. Depuis lors, les outils informatiques se sont considérablement développés.  » Et, surtout, depuis quinze ans, l’Union européenne et l’OCDE ont mis en place des mécanismes de transparence, que ce soit la levée du secret bancaire ou l’échange automatique d’informations entre Etats, qui permettent de mieux identifier les patrimoines, explique le professeur Bourgeois. La plupart des problèmes ont été levés.  » On pourrait donc envisager un impôt déclaratif que le fisc contrôlerait avec ses banques de données. Seul hic : l’évaluation des biens.  » Exemple : le revenu cadastral datant de 1975, c’est déjà un vrai casse-tête pour les droits de succession, cet impôt unique lors du décès, alors imaginez pour un impôt annuel « , sourit le juriste de l’ULiège.

Quant à la faisabilité politique, l’impôt sur la fortune est clairement une idée de gauche. Pas sûr que l’édito du FT ni l’adhésion de l’opinion (plus de trois quarts, y compris en Flandre, selon les sondages) à ce type de taxe, n’influence favorablement les partis libéraux, N-VA compris, qui craignent l’exil des plus fortunés pour lesquels la mobilité ne pose pas de problème.  » Cela ne s’est pas vraiment vérifié en France après l’adoption de l’ISF, mais la Belgique est un plus petit pays avec de nombreuses frontières « , note Marc Bourgeois, qui pointe aussi nos particularités institutionnelles.  » Les droits de succession et d’enregistrement étant régionalisés, on ne peut envisager un impôt fédéral sur la fortune sans concertation avec les Régions « , conclut-il. Et là, le noeud politique se corse.

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