Bart De Wever et Alexander De Croo © Belga

Alexander De Croo détrônera-t-il Bart De Wever ?

Walter Pauli
Walter Pauli Walter Pauli est journaliste au Knack.

Depuis qu’il a décroché le poste de Premier ministre, Alexander De Croo (Open VLD) pourrait détrôner Bart De Wever (N-VA) au poste de politicien le plus important de Flandre.

Âgé de 44 ans, le libéral Alexander De Croo devra faire preuve d’ambition et de volontarisme. Au fond, l’accord gouvernemental de la coalition Vivaldi se lit comme une tentative poussée de clore une décennie: une ère où la N-VA remportait les élections et dominait la politique belge.

Et dire que le président de la N-VA Bart De Wever n’y serait peut-être jamais arrivé si Alexander De Croo ne l’avait pas aidé il y a dix ans. Au printemps 2010, le nouveau président de l’Open VLD, totalement inexpérimenté, et mal conseillé, décide en effet unilatéralement de « retirer la prise ». Lors des élections suivantes, le 13 juin 2010, l’Open VLD paie le prix fort de cette décision précipitée de son jeune président. Depuis la Seconde Guerre mondiale, le paysage politique belge a rarement connu un bouleversement aussi important. Pour la première fois, un parti nationaliste flamand devient la plus grande formation politique du pays. La N-VA atteint plus d’1,1 million de voix (28,2% des voix flamandes), et atteint pratiquement le double des voix de la concurrence réunie – le CD&V retombe à 17,6%, le sp.a à 15% et l’Open VLD à 14%.

Si Bart De Wever est devenu le premier homme politique de Flandre, il le doit évidemment surtout à lui-même, mais aussi à Alexander De Croo dont la manoeuvre très communautaire a créé un climat tendu qui fait le jeu Bart De Wever. C’est toujours ainsi : vous pouvez être aussi bon que vous voulez, les circonstances doivent être favorables. C’est le climat qu’a involontairement créé Alexander De Croo à l’époque.

Par conséquent, son parti lui coupe les ailes. Il lui faut du temps pour le comprendre, mais depuis qu’en 2012, il a succédé à Vincent van Quickenborne au poste de vice-premier ministre, De Croo s’est transformé en l’homme politique qu’il souhaite être. Terminé de retirer les prises ou de lancer des bombes communautaires, terminé d’incarner un libéralisme de droite. Désormais, il poursuit une politique raisonnable, une forme de social-libéralisme (qu’il interprète différemment que le paternalisme social de son père), et d’une politique de bonnes manières aussi. À 44 ans, Alexander De Croo est passé maître en l’art de se prononcer clairement sans heurter l’autre.

Si dix ans plus tard, les rapports ont fondamentalement changé, c’est certainement lié aux résultats électoraux, mais aussi à l’air du temps : alors que De Wever est sur le retour, Alexander De Croo n’a jamais occupé une position aussi forte qu’aujourd’hui. De plus en plus respecté, il a toutefois eu sa réputation ternie par le gouvernement en affaires courantes de Charles Michel. Ce dernier était plus un ballon en train de se dégonfler qu’un véritable dirigeant, et Sophie Wilmès n’a jamais pu faire oublier qu’elle était la doublure de meilleurs politiques indisponibles par les circonstances.

Entre-temps, les déclarations et interventions du vice-premier ministre prenaient une allure quasi présidentielle. C’est pourquoi il a semblé pratiquement évident que le roi désigne Alexander De Croo comme préformateur, en duo avec le président du PS Paul Magnette. L’opinion publique acceptait déjà De Croo comme l’un des leaders politiques du pays, et donc comme un Premier ministre logique.

Il ne s’agit pas seulement d’un changement personnel au sommet du gouvernement. De Croo a l’opportunité, si pas la mission, d’incarner le changement vers une nouvelle culture politique, d’une autre gestion de la société. Sa désignation marque déjà la fin de la N-VA comme parti politique dirigeant du pays – ce n’était pas vraiment l’ambition de Bart De Wever de mener son parti vers l’opposition. Certains ténors de la N-VA déclarent off the record qu’il est ‘amer’ de ne pas faire partie de la majorité.

Si en 2010, Alexander De Croo a été l’homme à ouvrir la porte à la réussite de Bart De Wever, s’il est Premier ministre aujourd’hui, ce n’est que parce que Bart De Wever a disparu de la scène politique nationale.

Entre 2010 et 2020, l’influence de la N-VA était énorme, du moins sur la culture politique et le discours de la société dans le pays, beaucoup plus que sur la politique. Si vous questionnez les observateurs politiques professionnels, des journalistes aux politologues en passant par les chargés de mission, les dirigeants d’entreprises et responsables auprès d’importantes organisations sociales, vous verrez qu’il n’y a pas beaucoup de membres de la N-VA qui se sont transformés en dirigeants révolutionnaires. Si la N-VA a su faire une chose, c’est donner le ton du débat. Longtemps, Bart De Wever en était le maître, et c’est ce qui dans les années 80 et 90 l’a rendu incontournable auprès de sa base. Dans les années 80 et 90, le président du PS Guy Spitaels était surnommé Dieu. Pour les N-VA, De Wever était encore au-dessus de ça.

Il n’y avait aucun N-VA qui n’était pas convaincu que les impressionnantes victoires électorales en 2010, 2012 et 2014 traduisaient politiquement ce qui se passait réellement dans le pays : que la Flandre était effectivement une société conservatrice, de droite et même un peu dure, dont la politique devait être le reflet. Des phrases telles que « fini de materner » n’étaient plus comprises comme de la propagande politique ou comme l’opinion d’une certaine tendance, mais étaient pour ainsi dire adoptées comme une nouvelle réalité.

Cette idée est si ancrée dans la droite flamande que les élections de 2019 pouvaient être vues uniquement à travers ce spectre. Donc même si la N-VA a subi une défaite historique le 26 mai – rarement dans l’histoire de ce pays un parti important du gouvernement a perdu autant d’électeurs – on a donné une ‘explication’ classique au résultat : à nouveau, le nationalisme flamand avait triomphé. Dommage que cette fois, un autre parti, le Vlaams Belang, ait remporté une grosse partie des voix. Cependant, c’était parce que les autres partis avaient tant empoisonné la vie de la N-VA. Et pour la N-VA, la meilleure preuve en était ce qui s’était passé avec le pacte de Marrakech : « on » ne concédait rien à la N-VA.

En continuant à répéter le mantra que le 26 mai était un signal ‘flamand et de droite’ des électeurs, la N-VA, du sommet à la base, est demeurée sourde et aveugle à tout autre explication du résultat électoral. Par exemple, il y a des raisons de croire que les élections du 26 mai étaient principalement une victoire pour les partis qui critiquent sévèrement le « système » : le Vlaams Belang, le PTB, Ecolo et (un tout petit peu) Groen.

Inversement, il est clair que les partis et les politiciens qui étayaient ce système ont perdu ces élections, c’est-à-dire lesdits partis traditionnels, donc le CD&V, l’Open VLD, le sp.a et … la N-VA. En quoi la N-VA, hormis au niveau de son image d’elle-même et des cris d’une légion de trolls anonymes sur les réseaux sociaux ne serait qu’elle pas un parti du système ? Ténor de la N-VA, Geert Bourgeois était ministre-président d’un gouvernement flamand où les Travaux publics et l’Administration intérieure étaient dirigés par des membres de la N-VA.

Si à présent l’électeur ne compte pas ce parti parmi les « gardiens de l’ordre existant », quand le fera-t-il ? Cette image a été accentuée par l’exclusion du duo de dissidents Hendrik Vuye et Veerle Wouters. Mais quiconque un peu N-VA est resté sourd à ce genre d’explications.

Par conséquent, on oublie qu’il existe une autre Flandre que le pays que la N-VA met en scène dans sa rhétorique. Certes, la coalition Vivaldi n’a pas de majorité en Flandre, mais l’opposition flamande droite ne l’a pas non plus : réunis, le Vlaams Belang et la N-VA disposent de 42 sièges, contre… exactement autant de sièges Vivaldi flamands (12 pour le CD&V, 12 pour l’Open VLD, 9 pour le sp.a et 9 pour Groen).

Si la N-VA et le VB hurlent que la Vivaldi est ‘hostile à la Flandre’, il leur faut les sièges des trois PTB élus en Flandre (éventuellement complétés par une PTB néerlandophone de Bruxelles). Autrement, dit si la politique flamande sépare les partis nationalistes flamands (partis V) des partis non nationalistes flamands alors les partis non V sont en majorité depuis les élections du 26 mai 2019.

En tant que Premier ministre de la coalition de « cet autre pays », la mission d’Alexandre De Croo consiste à montrer qu’il existe une Flandre plus solidaire, écologique, cosmopolite et certainement plus multilatérale que ce beaucoup de Flamands ont pris pour argent comptant ces dix dernières années, aussi parce qu’ils n’entendaient presque rien d’autre.

Rien que les critiques ponctuelles de l’ancien Secrétaire d’État Theo Francken (N-VA) contre la Défense, illustrent très bien que le nouveau gouvernement mettra d’autres accents qu’aujourd’hui. Ainsi, il n’y aura pas de visites domiciliaires pour arrêter les demandeurs d’asile déboutés. Le nouveau gouvernement ne déploiera probablement plus de F-16 en Syrie contre le groupe terroriste EI. Ou, tout à fait autrement, si l’on garde les conventions existantes, et l’agenda actuel de la sortie nucléaire, le nouveau gouvernement devra prendre une série de décisions drastiques. Du moins si le gouvernement ne veut pas coller d’énormes déficits d’énergie, ni déchets hautement nucléaires – la véritable question-clé.

Theo Francken
Theo Francken© Belga

Et même cette politique (partiellement) différente sera secondaire à la question si à son tour Alexander De Croo pourra donner le ton dans le débat politique. On l’a déjà dit, mais depuis la dernière défaite électorale, Bart De Wever a gagné en agressivité et en aigreur. Il ne fait pas de doute que sa dernière sortie inutile et excessivement dure envers le président de l’Open VLD Egbert Lachaert ait contribué à ce que d’abord les libéraux et ensuite les autres partis aient tourné le dos à la N-VA : trop is te veel, pour citer l’ancien Premier ministre Paul Vanden Boeynants.

Même si Theo Francken est toujours tête de Turc à gauche à cause d’une série de commentaires salées sur les réseaux sociaux, il y a longtemps que l’ancien Secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration n’est plus le plus rude, le plus féroce ou le pire de son parti. Un exemple. Il y a deux semaines Zuhal Demir, n’était pas d’accord avec Mathias De Clercq (Open VLD). C’est son droit. Mais on n’a jamais vu un ou une ministre flamand(e) de la Justice et du Maintien, de l’Environnement, de l’Énergie et du Tourisme traiter le bourgmestre de Gand de « parvenu », de « véritable allié de l’antipolitique » ou de « schtroumpf haineux » qui a tout reçu sur un « plateau familial » et « crache au visage qui sont fâchés à raison et protestent ». Et donc le tout en moins de 280 signes, et manifestement uniquement parce que De Clercq avait indiqué qu’il y avait également des membres de la N-VA à la grande manifestation VB au Heysel.

Zuhal Demir
Zuhal Demir© BELGAIMAGE

Ce n’est pas un hasard si Alexander De Croo a souligné cette révolution culturelle nécessaire : la nouvelle volonté de faire de la politique ‘avec plus de pragmatisme, de collaboration, et plus de respect, car la dureté n’a jamais fait progresser personne ».

De Croo a posé un piège à la N-VA. Le parti a promis ‘une opposition dure’, et la première réunion de la Chambre après les vacances d’été a tourné en prise de bec où un certain nombre de N-VA n’étaient pas en reste. Si le chef de groupe à la Chambre Peter De Roover avance donc sabre au clair contre le nouveau Premier ministre et son cabinet, De Croo aura déjà remporté la première bataille. La N-VA devra adapter sa stratégie.

Reste à voir aussi si Alexander De Croo sera vraiment capable de saisir les opportunités qui se présentent : de bonnes manières, une rhétorique courtoise, une gentillesse photogénique et des costumes chers des meilleurs couturiers aident bel et bien à faire passer un message et une image, mais ne suffisent évidemment pas pour mener le pays à travers la crise sanitaire et tous les problèmes socio-économiques, et cela dans un contexte inédit d’une majorité fédérale de pas moins de sept partis du gouvernement.

Mais tout de même. Il y aurait combien de temps que tant les employeurs de la FEB que les grands syndicats se soient tous deux autant réjouis de la formation d’un nouveau gouvernement fédéral ? Cela correspond en tout cas à la manière dont Alexander De Croo souhaite diriger le pays : son gouvernement a choisi de laisser les contradictions derrière lui. Pour ne pas souligner les différences, mais ce que nous avons en commun. » Tout cela semble intelligent. Espérons que le président du MR Georges-Louis Bouchez soit convaincu du contenu et de l’esprit de l’accord qu’il a signé.

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