Une figure de bon élève, sans charisme ni flamboyance, que rien ne semble pouvoir désarçonner. © belga

Alexander De Croo, de tombeur à leader du gouvernement (portrait)

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Ces dix dernières années ont fait entrer Alexander De Croo (Open VLD) dans la cour des grands.

Il a commencé par frapper fort. Par un de ces coups fumants que l’on ne s’autorise – et encore – qu’une fois dans une vie politique. Il choisit l’aube d’une carrière au plus haut niveau encore tout incertaine pour renverser la table. 22 avril 2010, Alexander De Croo, président de l’Open VLD depuis quatre mois, prive de jus Leterme II (CD&V – Open VLD – MR – PS – CDH) en retirant sa formation d’une coalition empêtrée dans le sac de noeuds estampillé BHV. « Alea jacta est » : en guise d’arrêt de mort, un tweet balancé par son compère Vincent Van Quickenborne alias « Mister Q ». Méthode de geek, c’est du jamais-vu.

Pas encore 35 ans au compteur, déjà une chute de gouvernement à son palmarès et une entrée remarquée dans l’histoire. Consternation, indignation devant cette façon d’agir à la hussarde qui fait fi des codes de la négociation. Mais pour Alexander De Croo, ce qui se respecte en politique, c’est ce qui a été convenu. « Je ne suis pas un extrémiste. Nous voulons en finir avec un gouvernement paralysé par le communautaire », argumente-t-il sans se démonter.

En commençant sa carrière politique par un acte lourd, Alexander a été très vite pris au sérieux

De gros dégâts?

Alexander vient de se faire un prénom avec pertes et fracas. Il n’est plus avant tout le fils d’Herman, l’inusable dinosaure du marigot politique, le complice de toujours – « Mon meilleur ami ? Mon fils Alexander ». Il s’impose sans crier gare comme le bleu, au sens propre du terme, dont le geste culotté précipite un retour aux urnes, inflige une dégelée électorale à son propre parti, sonne l’envol de la N-VA, plonge le pays dans une impasse politique de 541 jours au bout de laquelle sera résolu BHV après quarante-deux ans de pourrissement.

Une belle gaffe et de gros dégâts ? On a déjà vu des ascensions politiques se briser pour moins que ça. Sauf qu' »en commençant sa carrière politique par un acte lourd, Alexander a été très vite pris au sérieux. On a découvert un jeune homme politique soucieux qu’une parole donnée soit tenue. Je crois qu’il en est sorti grandi », confiait, en 2018, Herman, revenant sur le fait d’armes du fiston pour Le Vif/L’Express.

Sur le moment, ça jase sec. Y compris au sein de l’Open VLD, ce parti dont Alexander a pris les commandes en décembre 2009 sans la moindre expérience politique, à la loyale mais au nez et à la barbe du candidat de l’appareil Marino Keulen et au déplaisir de la vieille garde, les Verhofstadt, Dewael et autres De Gucht.

Pragmatique, au sourire volontiers énigmatique

Sa réputation est faite. Celle d’un trublion, imprévisible, peu responsable. Un de ces golden boys éternellement pressé, venu tout droit du monde des affaires où il a passé dix ans à officier au Boston Consulting Group avant de fonder une start-up spécialisée dans la propriété intellectuelle puis de se décider à se lancer en politique, ce qu’il s’était juré de ne jamais faire. « Ce fut une des décisions les plus difficiles que j’ai eu à prendre, j’en ai eu les larmes aux yeux », racontera-t-il plus tard. Il a prouvé avec éclat qu’il n’a pas franchi le pas avec l’intention de faire de la figuration.

Tensions internes sur fond de conflit de générations, les débuts présidentiels de De Croo junior sont assez laborieux. Deux ans et dix mois de mandat plus tard, il se laisse volontiers happer par une carrière ministérielle. Le portefeuille des Pensions dans le gouvernement Di Rupo (2012-2014) ; la Coopération au développement, l’Agenda numérique, les Télécoms et la Poste à bord de la suédoise (2014-2018) ; enfin les Finances – il en rêvait – en gardant la Coopération au développement, depuis le départ de la N-VA du gouvernement Michel en décembre 2018. Le tout coiffé de la casquette de vice-Premier, en chef de file des ministres libéraux flamands.

L’apprenti sorcier fait son nid. Déjoue les pronostics en confirmant au fil du temps qu’il n’est pas l’exalté ni l’impulsif qu’il a donné à penser. Il peaufine une réputation de gestionnaire crédible, adepte d’une approche rationnelle et analytique des dossiers. A l’aise avec les chiffres, entiché de révolution numérique. Un pragmatique, polyglotte, ambitieux évidemment mais qui sait le cacher derrière un fréquent sourire volontiers énigmatique. Alexander impose son style : dans le contrôle, sobre en débat, plutôt avare en effets de manche et en bons mots, cette dernière spécialité qu’il abandonne au paternel. Il fait figure de bon élève, sans charisme ni flamboyance, que rien ne semble vraiment pouvoir désarçonner. Sauf une dérobade de cheval, qui lui vaut de passer quelques semaines en chaise roulante puis de trotter en béquilles.

Les De Croo père et fils, une complicité de toujours.
Les De Croo père et fils, une complicité de toujours.© belga

Marié, père de deux enfants, sa réorientation de carrière fait d’Alexander un autre homme. C’est lui qui le confesse au quotidien De Morgen en 2012, alors qu’il vient de remettre la présidence du parti à Gwendolyn Rutten : « La politique change votre personnalité, influence fortement votre côté émotionnel. Elle vous oblige à vous durcir. A accepter les critiques et à en donner aussi. Je ne suis pas vaniteux de nature mais vous ne pouvez y échapper. Vous voulez marquer des points, paraître à l’image, être liké. Je sens que j’ai changé. » Ses adversaires confirment qu’il a bien appris : « Je ne connais aucun N-VA qui, comme Alexander De Croo et Kris Peeters, dézinguent les projets de leurs partenaires de coalition devant les caméras, à l’entrée du 16, rue de La Loi », lâche Geert Bourgeois (N-VA) à sa sortie de charge de ministre-président flamand en 2019.

La cause des femmes, sa bataille

On ne peut pas plaire à tout le monde. Notamment quand on s’affiche partisan déclaré de la libre entreprise, que l’on témoigne d’un net penchant en faveur des privatisations, d’un faible pour un chômage mieux contrôlé et pour des syndicats moins puissants et plus accommodants. « Ce n’est pas un ministre, ce n’est qu’un patron d’entreprise », dit de lui Jean-Pascal Labille, patron des mutualités socialistes et ex-ministre fédéral PS, au détour d’un débat organisé par Le Vif et l’ULiège en 2015. On devine que le propos ne tient pas du compliment. Alexander jure pourtant avoir depuis toujours l’approche sociale chevillée au corps, assure encore dans De Morgen que ses « opinions sont malléables ». Malléable comme l’est la plasticine à la stricte condition qu’elle conserve la seule couleur qui lui tienne à coeur : « bleue ». On ne se refait pas quand on a eu pour berceau une marmite libérale maintenue à ébullition depuis plusieurs générations à Brakel, le fief des De Croo.

Cet homme est néanmoins parfaitement capable d’ouvrir les yeux, d’ajouter d’autres cordes à son arc. Une maman avocate francophone et sensible au combat féministe, conjuguée à son passage à la Coopération au développement le font embrasser la cause des femmes. En 2018, Alexander De Croo publie Le Siècle de la femme. Comment le féminisme libère aussi les hommes (Luc Pire Editions), vibrant plaidoyer pour l’égalité totale entre les sexes et profession de foi envers la femme, clé du progrès. Le voilà détenteur des clés qui lui ouvrent le 16, rue de Loi. De quel bois se chauffe donc le nouveau Premier ministre ? Ni-ni, ni séparatiste ni belgicain, chez Alexander De Croo, c’est le client qui doit être roi. Alors longue vie à la Belgique pourvu qu’elle se montre efficiente.

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