© iStock

Kaboul: « Des sales jeux politiques sans tenir compte de la réalité du terrain »

Noé Spies
Noé Spies Journaliste au Vif

Le chaos actuel à Kaboul a déclenché un torrent de critiques envers Joe Biden, qui subit sa première crise majeure en tant que président. Pour Tanguy Struye, professeur à l’UCLouvain, spécialiste des relations internationales et des Etats-Unis, les récents événements mettent en lumière l’hyprocrisie de la communauté internationale et des autorités belges. « L’Afghanistan est un effet de mode », fustige-t-il. « En 10 ans, on n’a jamais établi une stratégie européenne pour s’attaquer au problème. » Interview.

Tanguy Struye, peut-on parler de scénario catastrophe pour Joe Biden?

Ce n’est pas le scénario idéal, qui était de pouvoir se retirer le 31 août sans aucun mort. Avec un regard pragmatique, ce qui se passe fait partie de ce genre de mission extrêmement complexe. Le risque zéro n’existe pas.

Aux Etats-Unis, la situation est utilisée par certains médias et le parti républicain pour en rajouter une couche. Il est clair que le fait qu’il y ait des morts écorche l’image de Biden, surtout aux Etats-Unis. Il y aura un impact dans les sondages, c’est une évidence.

Les critiques envers le président américain sont-elles justifiées?

Il y a des sales jeux politiques qui ont lieu. Joe Biden a toujours été très clair sur le fait qu’il allait quitter l’Afghanistan. Tout le monde était au courant, contrairement à ce que les politiques belges disent. Je peux comprendre l’agacement de Biden face aux critiques, car certaines ne sont absolument pas justifiées.

Biden aurait-il pu cependant mieux anticiper certaines choses?

Après coup, on peut toujours dire qu’on aurait pu faire certaines choses d’une meilleure façon. Oui, il aurait pu mieux gérer certaines choses. Mais le fait que Kaboul tombe en dix jours, personne ne l’avait prévu.

La réalité pour les évacuations a donc complètement changé, elles se sont faites dans une situation extrêmement complexe. C’est très facile de critiquer, mais il faut tenir compte des réalités du terrain. Parfois, on oublie qu’il y a un adversaire, et qu’on doit s’adapter. Evidemment, l’adaptation vire au scénario catastrophe. Si les Américains avaient quitté l’Afghanistan ‘normalement’ le 31 août, et que Kaboul tombait le 1er septembre, il y aurait eu un nombre incroyable de réfugiés qui n’auraient même pas pu quitter le pays. On a tendance à l’oublier. Personne n’était préparé. Aujourd’hui, on se retrouve dans des jeux politiques sans tenir compte de la réalité.

Les justifications de la communauté internationale tiennent-elles la route?

C’est intéressant, car les Français essaient de s’en sortir en disant qu’ils avaient anticiper des évacuations, alors que c’est totalement faux car ils ont dû traverser Kaboul en territoire taliban, en pleine nuit, avec 300 personnes. Donc si vous étiez soi-disant prêt, et que vous saviez ce qui allait se passer, ces évacuations auraient eu lieu bien avant. Quand la communauté internationale tente de dire qu’elle avait anticipé, ça pose question. Pourquoi ne pas avoir envoyé les C130 deux mois avant, quand on avait soi-disant des informations ? Par ces exemples, on voit bien que personne ne s’attendait à ça.

D’un point de vue géopolitique, comment peut-on définir ces événements?

Dans les questions de sécurité, c’est ce qu’on appelle une surprise stratégique. C’est-à-dire un élément qui n’a pas été prévu. Cela fait partie de la guerre : il y a des choses qu’on ne prévoit pas. On essaie toujours de trouver des coupables. Est-ce qu’on aurait pu faire certaines choses d’une autre manière ? Bien sûr. Mais il ne faut pas oublier que la guerre, ça reste un chaos. Ce n’est pas une science. Et donc, il y a toujours des imprévus. Mais quand on voit la réaction de projection de puissance des Etats-Unis, qui ont permis à toute la communauté internationale d’évacuer leurs ressortissants, vu le contexte, c’est exceptionnel. Or actuellement, on est dans une logique où on ne veut pas comprendre tout ça. On est rationnel et on croit que tout est toujours prévu d’avance. Mais ça ne fonctionne pas comme ça.

Que pensez-vous des accusations d’Alexander De Croo envers la gestion américaine?

Alexander De Croo dit que les Américains ont utilisé l’approche ‘America first’, qu’ils n’ont prévenu personne, etc. Or, il suffit d’aller voir le communiqué sur le site de Sophie Wilmès du 14 avril 2021 pour voir que le retrait a été réalisé dans le contexte de l’Otan. Et il est indiqué noir sur blanc que le retrait américain se réalise de manière coordonnée. Donc le 14 avril, tout le monde sait que les Américains vont partir. Et à l’origine de l’accord de Doha, les Etats-Unis auraient pu quitter le 1er mai.

Il y a des choses qu’on ne prévoit pas. On essaie toujours de trouver des coupables. Est-ce qu’on aurait pu faire certaines choses d’une autre manière ? Bien sûr. Mais il ne faut pas oublier que la guerre, ça reste un chaos. Ce n’est pas une science. Et donc, il y a toujours des imprévus.

Donc quand on dit que les Américains n’ont pas prévenu et qu’ils ont joué la carte individuelle, c’est totalement faux et lamentable. On voit bien qu’ici, on a des petits jeux politiques. Evidemment, l’opposition joue là-dessus, et De Croo joue la carte européenne et tape sur les Américains. Les déclarations à la Chambre ne correspondent pas à la réalité. En Afghanistan, on voit en réalité que toutes ces armées travaillent en fait ensemble. En agissait de la sorte, et au lieu d’admettre que tout le monde a échoué, on renforce la position des Russes et des Chinois sur le long terme.

Sur Twitter, vous parlez d’une politique « flip flop », où beaucoup d’acteurs retournent leur veste. Vous pouvez développer?

D’une certaine façon, l’Afghanistan est un effet de mode. On s’y intéresse car les images sont très impressionnantes. Sur les réseaux sociaux, tous les politiques réagissent, mais on ne les a pas vus travailler sur l’Afghanistan pendant dix ans. On n’a jamais établi une stratégie européenne. Pourquoi a-t-on attendu ? En dix ans, on aurait pu élaborer une stratégie, même sans les Américains. Le 31 au soir, quand la communauté internationale aura quitté le pays, le sujet va petit à petit disparaître des écrans. Avant les attentats d’hier, on percevait déjà une diminution de l’intérêt depuis une semaine. On a vu le même phénomène avec le Syrie aussi. La Syrie, c’est 450.000 mort, des millions de réfugiés, et on n’a pas beaucoup bougé non plus.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire