Vincent Kompany © BELGA

Vincent Kompany: « Mon combat pour Bruxelles »

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Le défenseur de Manchester City et des Diables rouges veut réussir son projet du BX Brussels, un club de football à orientation sociale, pour donner un avenir aux jeunes des quartiers difficiles. Mais il regrette la complexité institutionnelle bruxelloise et déplore le manque de soutien politique. Levif.be l’a rencontré, à Manchester.

Manchester, jeudi 1er février. Vincent Kompany reçoit Le Vif/L’Express dans la salle de réunions d’un hôtel, à deux pas de l’aéroport. Le « Prince », comme on le surnomme, est de retour sur les terrains avec Manchester City. Il revient de l’entraînement, a joué en Coupe d’Angleterre le weekend-dernier et était sur le banc mercredi, en championnat, contre West Bromwich. Il espère toujours participer à la Coupe du monde avec les Diables rouges, en juin prochain, et ne s’en cache pas : l’objectif, en Russie, n’est autre que la victoire. « Ce serait fabuleux », murmure-t-il. Mais s’il s’entretient longuement avec nous, c’est pour évoquer son engagement social au profit du BX Brussels, ce club qu’il a créé pour contribuer à l’intégration des jeunes dans la capitale de l’Europe. Devenu ambassadeur pour la marque Gilette, il permettra, à ce titre, à plusieurs d’entre eux de partir un week-end à Barcelone, les 10 et 11 février, pour y suivre des formations et assister à un match du Barça. Son espoir : leur donner la chance qu’il a reçue, lui, lorsqu’il était gamin. Mais le capitaine de l’équipe nationale belge parle sans tabous, et n’hésite pas à déplorer tant la complexité bruxelloise que la mentalité de notre pays. C’est un entrepreneur marqué par la culture anglo-saxonne qui s’exprime. « Il y a, en Belgique, une peur de l’échec qui m’a quitté depuis que je suis parti vivre en Angleterre ! », clame-t-il. Un sage, aussi, pacifiste, qui croit en la nécessité de renforcer la cohérence sociale plutôt qu’aux réponses sécuritaires du moment. Une critique implicite de la politique du gouvernement fédéral actuel.

Comment envisagez-vous ce rôle de parrain du BX Brussels ?

C’est une passion, avant tout. Pour le comprendre, il faut remonter à mes racines. J’ai grandi près de la gare du Nord, à Bruxelles, dans les années 1980-90. Ce n’était pas, comme aujourd’hui, un quartier de bureaux avec la tour Belgacom. C’était un environnement difficile, rempli de prostitution. Nous n’avions pas beaucoup d’exemples de réussites dans la vie pour nous inspirer. Ma maman travaillait pour Actiris, le service bruxellois de l’emploi, et était au courant des statistiques du chômage pour les jeunes d’origine étrangère. On savait qu’il fallait bosser dur, qu’on n’avait pas beaucoup de chance. Finalement, j’ai découvert un autre monde grâce au fait que mes parents m’ont mis dans l’enseignement néerlandophone et aux scouts, ce qui n’était pas courant dans le quartier. Grâce au football, j’ai pu voyager, aller en France, avec mes parents, dans le Sud. J’ai été mis en contact avec d’autres cultures. C’est ce que nous faisons avec le BX Brussels en emmenant les jeunes à Barcelone. Ça peut avoir de l’influence sur la vie d’un jeune comme on ne peut pas l’imaginer. De tels projets positifs peuvent empêcher de tomber dans la criminalité et préparer un futur plus sain grâce au travail et à la persévérance. Quand je m’investis pour le BX Brussels, je ne m’occupe pas tellement des résultats de l’équipe première (actuellement en Première provinciale), ce qui m’intéresse c’est de toucher le plus d’enfants possibles. Parce que c’est investir dans notre futur.

Il y a aujourd’hui 950 jeunes au BX Brussels. Vous suivez le projet de près ?

Oui, bien sûr. L’année dernière, j’y ai investi beaucoup, que ce soit du temps ou des moyens financiers. Encore une fois, c’est la meilleure façon d’offrir un avenir aux jeunes de Bruxelles. Je suis en contact permanent, j’essaye d’y développer de nouvelles idées…

Lesquelles ?

L’apprentissage des langues, par exemple. Je ne regarde pas la question linguistique d’un point de vue communautaire, je trouve ça boring. Plus on parle des langues, plus on se donne de chances dans la vie, voilà tout. Je parle du français et du néerlandais, mais aussi de l’anglais ou d’une quatrième langue. C’est essentiel pour la jeunesse de Bruxelles. Nous l’encourageons en donnant des cours de langue au BX Brussels. Notre rôle est limité mais nous pouvons avoir une influence positive.

Une façon de combler un manque par rapport à ce que les pouvoirs publics offrent ?

C’est effectivement difficile de passer outre l’agenda politique général. Dès qu’il y a un problème de violence à Bruxelles, ça occupe la première place des journaux et ça nourrit l’opinion publique. Après de telles émotions, la solution proposée est-elle la meilleure ? En général, ce n’est pas le cas.

Parce que les politiques misent sur le tout à la sécurité…

Voilà. Il faut prendre toutes les précautions, bien sûr. Mais si j’avais à choisir aujourd’hui une solution rationnelle pour aider les jeunes des quartiers difficiles à se relever, je mettrais en place des programmes qui leur permettent de nouer des liens. Il faut éviter qu’ils tombent dans une espèce de vide, sans connaissance de ce qui se passe à l’extérieur. Je l’ai vécu personnellement : c’est grâce à ces contacts avec d’autres milieux que je n’ai pas choisi l’argent facile quand je traversais des moments difficiles. Je le dois à mes parents et à toutes ces ouvertures au monde…

Grâce au travail, aussi ?

Oui, mais si je joue au football avec un Flamand, un Espagnol, un Grec qui peut devenir mon ami, j’ai tendance à ne pas croire ceux qui veulent m’imposer une vérité absolue dans le quartier où je vis. Une vision comme celle-là à un impact bien plus grand que le fait de vouloir s’acharner encore sur les mêmes, en mettant toujours le doigt sur tout ce qui va mal. J’espère développer cette approche, mais ce n’est pas facile, parce que le climat n’est pas toujours propice pour ça.

Il y a plus de demandes de jeunes que d’offres au BX Brussels. Ça signifie que vous travaillez bien ou, au contraire, que les problèmes s’aggravent ?

Je ne peux pas nier la réalité bruxelloise. C’est une ville fortement peuplée, avec peu d’espace, c’est donc difficile d’y installer davantage de terrains et d’infrastructures sportives. Faire du sport à Bruxelles, ça coûte plus cher que dans d’autres villes et si nous attirons des jeunes, c’est parce que nous essayons d’être meilleur marché (l’inscription coûte 200 euros). Ce n’est possible que grâce aux partenariats privés que nous développons avec des sociétés, en plus des maigres subsides publics. L’accent des autorités devrait davantage être mis sur la cohésion sociale. Bruxelles est une ville complexe avec ses dix-neuf communes, ses bourgmestres et ses échevins qui veulent tous être des patrons. Or, le plus important serait au contraire de développer de grands projets permettant aux jeunes d’être ensemble, de ne pas rester cloîtrés dans leurs quartiers. Mener des politiques de quartiers, ce n’est pas nécessairement la meilleure solution car il faut mélanger les jeunes de différents milieux. Pourquoi n’organise-t-on pas des événements sportifs avec le Brabant wallon ou le Brabant flamand ? Ça, ça aurait un vrai impact.

Le fait de s’appeler Vincent Kompany, facilite les choses ou, au contraire, fait qu’on vous demande de quoi vous vous mêlez ?

J’adore Bruxelles et les gens qui me connaissent le savent. Mais qu’est-ce qu’on y complique les choses !

Le fait que vous vous appelez Vincent Kompany ?

Bien sûr ! Je fais notamment référence à cette première page de journaux où on a essayé de me salir quand j’ai annoncé mon soutien à une campagne d’Actiris pour l’apprentissage des langues. On a laissé entendre qu’il y avait des choses qui n’étaient pas correctes. Ça m’a touché, forcément, parce qu’il s’agit de l’organisation où ma maman a travaillé pendant plus de vingt-cinq ans. Mais surtout : s’il y a bien une chose que j’ai faite à Bruxelles, c’est dépenser de l’argent, plutôt que d’en recevoir. Donc, non, ce n’est pas forcément plus facile…

Mais le BX Brussels est un projet dont le contenu est fort…

C’est un projet dont le contenu est fort, mais c’est aussi un écosystème fragile. Nous ne sommes pas dans une situation où on peut ouvrir facilement toutes les portes. Il faut se battre tous les jours pour progresser à petits pas. Mais on le fait avec plaisir, bien sûr.

Vous dérangez ?

Non, on ne peut pas dire ça. Chacun a sa propre vie, chacun a ses priorités, c’est normal que l’agenda du BX Brussels ne soit pas celui de tout le monde. Il faut se créer un chemin, se faire une place, c’est le cas de tout le monde en général. Mais penser que les choses seraient plus facile parce que mon nom y est associé, c’est faux. Il faut faire bien plus attention, être plus clean que les autres…

Cette initiative a débuté il y a cinq ans, êtes-vous fier de ce que vous avez accompli ?

Nous avons obtenu des succès, les plus importants étant de rendre la vie de ces jeunes un peu plus facile, de leur donner du bonheur. Quand vous influencez positivement la vie d’un jeune, vous pouvez vous dire que vous avez réussi quelque chose. Ce rôle est important. On parle aujourd’hui de joueurs de football, mais j’aimerais représenter, de façon plus large, quelque chose pour tous les jeunes de Bruxelles. Ce n’est pas si simple, et je n’y arriverai pas seul. Pour élargir le projet, il reste beaucoup de travail… Nous avons déjà initié quelques événements avec les sans-abris, avec les réfugiés mineurs non accompagnés : voilà encore des choses qui font la différence.

Aviez-vous sous-estimé les difficultés ?

Le Belge ne suit pas aveuglément. C’est en soi une bonne chose… Mais ça complique les choses, aussi. Au début, j’ai cru qu’on me suivrait facilement, mais avec l’expérience, je me suis rendu compte que ce ne serait pas forcément le cas. Je suis devenu plus prudent, moins ambitieux. Nous avons mesuré notre manière de communiquer et nous nous concentrons davantage sur les résultats, en cherchant des partenaires à long terme.

Cela dit, je veux donner un signal fort. Je suis un jeune qui vient du quartier Nord et qui a eu la chance de réussir dans la vie grâce au travail, aux rencontres et à la chance. Aujourd’hui, j’aurais pu faire autre chose de mon temps et de mon argent, mais j’ai cette motivation de réussir quelque chose à Bruxelles et je continuerai. Même si c’est difficile. Si j’étais un homme politique d’un certain âge – 50, 60 ou 70 ans -, au vu de la situation de Bruxelles, je soutiendrais fortement ce type de dynamique. Or, ce n’est pas ce qui est arrivé et je trouve que c’est un problème. Le modèle américain est très différent : il permet à chacun de mener à bien des projets, quitte à échouer, puis à se relever. En Belgique, ce serait sans doute plus facile si je plaçais mon argent à l’étranger et que je le faisais fructifier comme monsieur Ikea, sans aucun apport à la société. Voilà mon sentiment.

Y a-t-il de la jalousie à l’égard de Vincent Kompany ?

Que ce soit clair, je ne suis pas une victime, je constate, c’est tout. J’aimerais que mon parcours inspire et qu’il en entraîne d’autres. Je ne vois pas pourquoi on encourage davantage en Belgique ceux qui placent leur argent au Luxembourg ou en Suisse en leur disant « chapeau ! » Ma conviction, c’est davantage de faire quelque chose de constructif avec son argent.

Ça rompt aussi avec l’image d’un football bling-bling, où il y a beaucoup d’argent, où on ne cherche qu’à écraser l’autre…

C’est l’image véhiculée par les médias en général. Celle du bon Samaritain n’est pas celle qui attire les lecteurs. Mais j’ai vécu dans le football assez longtemps pour voir que la plupart des joueurs donnent énormément. Les footballeurs viennent souvent de quartiers défavorisés, ce sont des Brésiliens ou des Africains qui ont grandi dans la misère. Quand ils reçoivent de l’argent, ils n’ont pas peur de le dépenser. Ça se voit avec les voitures, bien sûr, mais aussi avec tout ce qu’ils font pour leur communauté.

Vous êtes vraiment entourés d’expériences comme celles-là !?

De joueurs qui dépensent pour leur communauté ? Mais la plupart, énormément ! Je le fais peut-être, moi, de manière plus organisée. Mais les joueurs africains ont une responsabilité énorme par rapport à leur famille, à leur quartier, ils construisent des écoles, des hôpitaux, mais bien sûr, ce n’est pas ce qui se retrouve dans les journaux. Il y a des joueurs de 18 ou 19 ans qui ont des dizaines de personnes qui dépendent de leurs résultats sur le terrain !

Nous arrivons très jeunes dans le football, sans avoir d’éducation financière. La plupart d’entre nous ne connaissent pas la valeur de l’argent, surtout quand ils n’en avaient pas auparavant. Ils dépensent pour leur famille, pour leur quartier, pour l’organisation caritative de leur quartier. Après, il y a aussi la voiture ou la maison, et c’est alors qu’on en parle. J’ai rencontré des joueurs qui dépensent sans compter, à leur propre détriment. C’est pour ça que plus de 50 % des footballeurs terminent avec rien du tout, trois ans après la fin de leur carrière.

Parce qu’ils ont donné à des oeuvres, mais aussi parce qu’ils ont flambé, non ?

Parce qu’il n’y a pas d’éducation financière. Il n’y a pas de structure, sauf si les agents en mettent en place. Maintenant, il ne faut pas oublier que notre priorité reste de jouer au football et de gagner des matchs. Nous faisons partie d’une espèce de théâtre. Les gens choisissent les aspects de notre vie qui les intéressent le plus. Mais je peux vous assurer qu’il y a une énorme envie de donner. Et pour mener des projets comme celui dont je vous parle, il faut en prendre plein les dents ! Rien que le fait de passer toutes les étapes pour mettre ça en place, ce n’est pas facile.

Quel est l’avenir de ce projet ?

Le but, c’est que ce projet puisse se passer de moi. Nous sommes désormais dans une optique plutôt conservative, de progression à petits pas. Nous avons eu une phase d’apprentissage qui a une valeur énorme pour moi. Je suis moins dans l’optique, aujourd’hui, de vouloir conquérir le monde, avec une communication forte. Le projet dépend de l’enthousiasme des volontaires, des personnes qui sont sur le terrain. Personne ne peut financer une telle ampleur indéfiniment.

Quel est votre investissement, concrètement ?

Il n’y a pas de secret. Depuis la création, je peux dire que j’ai investi plusieurs millions d’euros. Mais l’investissement, ce n’est pas un problème, je l’ai prévu dans mes budgets. Ma priorité absolue, c’est que cet argent arrive à bonne destination et qu’il soit efficace. Si c’était le cas, je serais content. Mais à Bruxelles, tout n’est pas efficace et ça me dérange. J’ai aussi mis beaucoup d’argent dans SOS Village d’enfants, une organisation vraiment mature, au sein de laquelle chaque euro permet de réaliser un travail incroyable sur le terrain. C’est ce que j’ai envie d’atteindre avec le BX. Si cet argent ne va pas aux enfants, ça me dérange. Et à Bruxelles, ça peut très vite se perdre en administration. Ces prochaines années, voilà ce que je veux améliorer.

Pensez-vous parfois à arrêter ?

Non, ce n’est pas dans ma mentalité. Je suis très motivé et le défi est important. Mais je ne veux pas perdre de temps et je veux sans cesse améliorer ce projet. Pour les ONG comme pour toutes les organisations, ça demande du temps et de la patience.

L’objectif du BX Brussels est-il aussi de devenir un grand club, un laboratoire social ?

Au départ, nous avions toutes les ambitions du monde, sportives (le BX a racheté et pris la place d’un club de troisième division) et sociales. On a dû faire un choix et pour moi, aujourd’hui, la priorité est clairement sociale. Même si on a beau le dire, les gens regardent toujours les résultats de l’équipe première (rires). Ça fait partie de mon apprentissage. Si j’avais à recommencer, je partirais de la quatrième provinciale, calmement. Au moins, nous n’aurions pas dû nous justifier. Mais ça fait partie de mes erreurs de jeunesse, c’est une expérience positive.

Il y a encore une chose qui me dérange énormément en Belgique, c’est que très peu de gens entreprennent, mais quand quelqu’un le fait et se casse un peu la figure, les gens parlent d’un drame. Ici, en Angleterre, c’est tout à fait normal. D’ailleurs, ça prend cinq minutes en ligne et ça coûte cinq pounds pour créer une société, tandis que chez nous, ça prend énormément de temps et d’argent. Moi, quand je ne réussis pas dans quelque chose, ça ne me donne pas envie d’arrêter mais de revoir le modèle pour recommencer. Il y a, en Belgique, une peur de l’échec qui m’a quitté depuis que je suis parti vivre en Angleterre !

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