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Petit bâton et grosses carottes : comment la Belgique contient la révolte

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Horeca en lutte, culture en colère, contestataires dans les parcs: après un an de pandémie, la Belgique a parfois l’air d’un pays en révolte. A tous les niveaux pourtant, les autorités multiplient les initiatives pour canaliser le mécontentement. Avec, pour le moment, un certain succès…

Est-ce ainsi que commence une révolution? Est-ce ainsi qu’elle s’évite? Dans le bois de la Cambre en colère, dans La Monnaie occupée, sur des terrasses menaçantes, la Belgique tremble. Son sud, surtout, s’ébranle.

Une majorité des Belges ne respecte plus les règles sanitaires, et les Wallons les suivent encore moins que les Flamands, révélait, mi-avril, la dernière enquête de Sciensano, l’institut scientifique de santé publique. Plusieurs centaines de restaurateurs, réunis au sein du Collectif Wallonie Horeca, très soutenus sur les réseaux sociaux et jusque dans les hôtels de ville les plus prestigieux de Belgique francophone, promettaient de rouvrir le 1er mai, quoi qu’il en coûte. Mardi 27 avril, elles sont 106, les institutions culturelles de Wallonie et de Bruxelles, regroupées par le comité Still Standing for Culture, à avoir décidé de tenir des activités, dès le 30 avril.

La boussole de la désobéissance belge indique le sud, et c’est à son est que se lèvent les plus grosses colères. « Les protestations et les révolutions partent souvent de Liège, et je vois la ville bouillonner. La cocotte-minute n’est pas loin de l’explosion », estime, avec les illustres exemples de 1789 et 1886 en mémoire, Christine Defraigne, première échevine MR de la Cité ardente. « Ces cinquante restaurateurs liégeois ouvriront le 1er mai, quoi qu’il arrive! Et je leur donne raison », avait-elle lancé sur Twitter, le 13 avril.

https://twitter.com/chrisdefraigne/status/1381973647464730625Christine Defraignehttps://twitter.com/chrisdefraigne

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Les bourgmestres socialistes des grandes villes francophones, Liège, Bruxelles, Charleroi, Mons, Tournai, n’étaient pas en reste, et Maxime Prévot, président du CDH et mayeur de Namur, non plus. En donnant une onction politique à ces révoltes, en faisaient-ils une révolution? L’histoire le montre: celles-ci sont toujours issues du croisement d’un mécontentement populaire, surtout urbain, avec l’exaspération de secteurs des classes dirigeantes.

Dans le secteur culturel, tous les acteurs sont en colère, mais toutes les situations diffèrent.

Brider les révolutionnaires

Ce carburant et cette direction révolutionnaires feront-ils démarrer le moteur à explosion wallon, voire belge? Les décisions prises, du sommet de l’Etat aux caves des maisons communales, entre soutien affiché et consolation discrète, menaces de matraque et promesses de dons, visent en fait au contraire, depuis plusieurs semaines, à le brider sévèrement. Dans le jargon sociologique, on dira que les autorités politiques auront veillé à considérer les bruyantes prises de paroles mécontentes pour éviter de trop lourdes défections révolutionnaires.

Far West et chasseurs de primes

Dans Exit, Voice, Loyalty (1970, paru en français aux Editions de l’ULB en 2010), un petit ouvrage devenu classique des sciences sociales, l’économiste Albert Hirschman distinguait trois types de réactions de membres d’organisations en déclin: la défection ( exit), la prise de parole ( voice), et la loyauté ( loyalty). Appliquée à un Etat, démocratique ou pas, la défection de citoyens peut mener à la violence révolutionnaire, ou à la sécession. Elle se produit lorsque les membres de l’organisation en sont massivement insatisfaits, et la quittent. « Les Etats-Unis sont nés parce que des millions d’hommes ont préféré la défection à la prise de parole », écrit Hirschman. L’ expression d’une parole critique par ses membres, et, surtout, sa prise en considération par ses dirigeants, peut permettre à ces derniers de contenir le déclin en maintenant une loyauté suffisante. « La prise de parole a pour fonction d’avertir de ses défaillances une firme ou une organisation, mais elle doit donner aux responsables, anciens ou nouveaux, le temps de réagir aux pressions qu’elle exerce sur eux », observait Hirschman.

Le KVS, à Bruxelles, a tenu un événement-test le 26 avril, en présence d'une cinquantaine de personnes. Avec le soutien de la Ville.
Le KVS, à Bruxelles, a tenu un événement-test le 26 avril, en présence d’une cinquantaine de personnes. Avec le soutien de la Ville.© BELGA IMAGE

Cette prise de parole suivie d’effet passe donc par l’acceptation de certaines revendications. Elle est une grosse carotte pour nourrir le loyalisme. Mais elle doit aussi, dans l’esprit d’Albert Hirschman, s’appuyer sur un solide bâton. « Le loyalisme s’explique à partir de la notion de pénalité en cas de défection. Cette pénalité peut être d’ordre objectif, mais, le plus souvent, elle est intériorisée: le fait d’abandonner une organisation est ressenti comme une décision qui coûte, même si le groupe ne porte aucune sanction précise contre le « coupable » », dit-il.

Les pénalités, que certains bourgmestres en général et Willy Demeyer en particulier, avaient un temps suggéré ne pas vouloir appliquer, seront bien mises en oeuvre. « Si aujourd’hui on ne fait pas respecter les règles, c’est très sympathique. Mais demain, c’est le Far West! Est-ce qu’on veut cela? » avait martelé le ministre fédéral de la Santé, Frank Vandenbroucke, dès le 15 avril. Le bourgmestre de Liège a lui-même été soumis à de contondants coups de bâton de la part d’Alexander De Croo, qui l’a appelé longuement, mais aussi des procureurs généraux et du procureur du Roi de Liège, qui ont rappelé que les infractions à la loi devraient être sanctionnées.

L’arrestation, annoncée lundi 26 avril par les organisateurs, d’un des responsables de la « Boum », tenue le 1er avril au bois de la Cambre et qui promettait une réédition le 1er mai, procède bien entendu, elle aussi, de ce registre punitif. Car là où passera le Père Noël avec sa hotte pleine de primes, sera passé le shérif. Il n’y aura pas de carotte sans bâton.

Willy Demeyer (PS) et Christine Defraigne (MR) feront
Willy Demeyer (PS) et Christine Defraigne (MR) feront « tout pour aider l’Horeca liégeois ».© BEGA IMAGE

Dons fédéraux

Au niveau fédéral, cette ligne est tracée depuis l’installation du gouvernement De Croo: pas de promesses, pas de dérogations, et puis pas mal de dons. « Bien sûr, on écoute et on entend les revendications de tous les secteurs et de tous les acteurs. On a eu des centaines d’échanges en tous genres, c’est permanent, à tous les niveaux. On écoute et on entend ce que les gens ont à dire, on comprend leur désarroi. Mais promettre que les règles vont changer, ou pire, laisser croire qu’elles ne s’appliqueront pas est non seulement irresponsable du point de vue de la santé publique, mais aussi problématique en matière de négociation: on ne peut rien donner si on a tout lâché… », dit-on dans l’entourage du Premier ministre Alexander De Croo. Ne pas avoir cédé lors des deux comités de concertation des 14 et 23 avril a, sans doute, stimulé les prises de paroles – y compris celle de Willy Demeyer. Mais l’accompagnement de cette fermeté sanitaire par des mesures, économiques, d’une générosité inouïe pour l’Horeca, mesures qui se négociaient depuis des semaines, a décisivement essoufflé le moteur encoléré. La confirmation que les patrons de l’Horeca seraient en mai éligibles au droit passerelle d’un mois de revenu de remplacement (deux, en fait, puisque ce droit a été doublé depuis octobre) s’ils restaient encore fermés une semaine, avait réduit l’intérêt matériel de toute réouverture anticipée.

Il y a eu une forme de prise de conscience municipaliste au PS.

835 MILLIONS D’EUROS

Le plan de soutien gorgé de carottes adopté, mercredi 21 avril, en kern aura rendu la défection encore plus indigeste. Annoncé en marge de la commission de l’Intérieur – là où on donne généralement du bâton – de la Chambre par Alexander De Croo, il promet aux contestataires assagis, mais aussi à tous les entrepreneurs qui en profiteront, de fructueuses récompenses. Des cinq mesures adoptées à l’initiative de David Clarinval (la réduction de la TVA à 6% dans l’Horeca, y compris sur les boissons, jusqu’au 30 septembre ; l’exonération de la cotisation patronale pour les vacances annuelles de leurs salariés ; le relèvement du plafond des jours prestés par les étudiants ; la baisse des cotisations sociales dues aux chômeurs temporaires remis au travail ; et des extensions de droits pour ceux qui ne le seraient pas), dont le coût est estimé à 835 millions d’euros, la première offrira mécaniquement aux cafetiers et au restaurateurs 15% de marge supplémentaires sur les produits sur lesquels, traditionnellement, ils réalisaient leur plus gros profit, les boissons alcoolisées. La défection leur aurait coûté beaucoup trop cher, la prise de parole va donc leur rapporter beaucoup. Dimanche 25 avril, sur le plateau de C’est pas tous les jours dimanche, la Liégeoise Valérie Migliore, une des meneuses du collectif Horeca Wallonie, expliquait avoir renoncé à ouvrir son établissement le 1er mai.

Le traitement par le gouvernement fédéral de l’Horeca en lutte donne ainsi raison à Albert Hirschman, qui disait que « le loyalisme, tout comme les mesures prises par les organisations pour freiner la défection, est donc pleinement fonctionnel chaque fois que le recours à la prise de parole exige, pour être efficace, une forte dose de créativité dans une situation où la défection n’a qu’un effet limité ». Limiter l’utilité de la défection et augmenter celle de la prise de parole n’a pas été ici que l’affaire du gouvernement fédéral.

Le Parti socialiste, qui y participe et qui envoie deux ministres-présidents au comité de concertation (« le seul sujet à l’agenda de Di Rupo, au cours des deux derniers Codeco, c’était la réouverture de l’Horeca« , raconte un participant) a voulu s’imposer en relai de la contestation. Son président et deux de ses trois vice-présidents, Willy Demeyer et Philippe Close, dirigent les trois plus grandes villes francophones, où restaurants et cafés exercent un rôle de sociabilisation, et d’influence, important. Ils sont en permanence en contact avec leurs propriétaires. « Ce sont des partenaires de l’action communale, et ils sont en danger existentiel », déclare Paul Magnette. « Donc oui, il y a eu une forme de prise de conscience municipaliste, liée à notre situation particulière, qui nous a fait peser au niveau fédéral, et aussi écouter, et aider, au niveau communal », ajoute-t-il. Bourgmestre d’Ixelles, où se situe un quart des restaurants et cafés de la Région de Bruxelles-Capitale, l’Ecolo Christos Doulkeridis est un des premiers mandataires francophones à avoir exigé des assouplissements, dès février, et cette prise de parole ne doit rien au hasard.

« L’échange, direct et indirect, avec les représentants de l’Horeca est permanent. Autant que possible, on accepte leurs demandes de manifestations. On essaie d’agrandir les terrasses de ceux qui en ont, et de donner de l’espace à ceux qui n’en ont pas… Je ne le fais pas pour qu’ils se calment, mais parce qu’ils ont raison! » clame-t-il.

Le berceau et le tombeau

Les prises de parole cafetières, bien entendu, ont encore davantage porté à Liège, berceau paraît-il de toutes les révoltes, mais aussi tombeau des défections les plus périlleuses. « Nous avons passé l’après-midi du samedi 24 avril avec Willy Demeyer, l’échevine du commerce Elisabeth Fraipont et les représentants locaux d’Horeca Wallonie, pour les écouter bien sûr, mais aussi pour atterrir, afin d’éviter la désobéissance civile, et leur garantir un futur plus serein. Nous les aiderons. Ils auront des exonérations de taxes, nous préparons un plan de relance pour 2021 après celui de 2020 et la Ville devrait pouvoir financer l’installation d’appareils de filtration de l’air. Nos cafés et restaurants seront Covid-safe! » s’engage Christine Defraigne. C’est bien parti, puisque parmi les représentants présents ce samedi-là figurait Valérie Migliore, invitée le lendemain midi à la télévision pour raconter comment carottes et bâtons avaient réfréné son action.

Les plus talentueux orateurs ne font pas les prises de parole les plus efficaces.

Standstill contre still standing

L’Horeca wallon, ainsi, s’est sans doute épargné une révolution. Mais la culture francophone, elle, n’en a pas été rendue aphone. Au dernier comité de concertation, le standstill dans la culture a déçu Still Standing for Culture. La mécanique décisionnelle a pourtant confirmé la méthode fédérale: au ferme bâton sont accrochées quelques carottes, trouvées trop incertaines toutefois.

La jauge à 2 500 personnes à l’été ne satisfaisait pas trop Jan Jambon, chez qui les prises de parole des organisateurs de grands festivals sont toujours fort entendues, « reportons tout ça à plus tard », a-t-il proposé. Elio Di Rupo et Alexander De Croo, sans doute avertis, ont été rapides à acquiescer, laissant Pierre-Yves Jeholet, pour la Fédération Wallonie-Bruxelles, et Georges Gilkinet, pour Ecolo, un peu penauds. Mais le 22 avril, Sophie Wilmès, ministre en charge des institutions culturelles fédérales, a reçu, et écouté, des représentants de Bezet La Monnaie occupée. Elle a rappelé l’engagement, signé avec l’accord gouvernemental, qui doit être mis en oeuvre par son collègue socialiste Pierre-Yves Dermagne, de « poursuivre la réforme du statut social des artistes« . Plusieurs dispositifs à cet égard sont déjà en train de se discuter entre cabinets fédéraux. A la Fédération Wallonie-Bruxelles, la ministre Bénédicte Linard a garanti aux contestataires le maintien de leurs subventions. Et, bien sûr, les communes soutiennent de mille manières.

Fin mars dernier, plusieurs centaines de personnes marchaient à Liège contre les mesures sanitaires. Parmi elles, beaucoup de représentants de l'Horeca.
Fin mars dernier, plusieurs centaines de personnes marchaient à Liège contre les mesures sanitaires. Parmi elles, beaucoup de représentants de l’Horeca.© BELGA IMAGE

Mais l’étouffement de la contestation est plus ardu, car le secteur est moins écouté et plus difficile à satisfaire.

Les revendications des exploitants de l’Horeca ont pu être partiellement rencontrées en poussant sur un levier fiscal. Les intérêts de la culture en désarroi sont, eux, matériellement éparpillés, entre patrons d’institutions subventionnées, dont certains ont gonflé leur trésorerie d’avoir reçu leurs subsides sans devoir les dépenser, et directeurs de lieux non subventionnés et à l’arrêt, ou entre travailleurs de plusieurs états, intermittents, indépendants, salariés en chômage, chômeurs coureurs de prestation. Dans le secteur, tous les acteurs sont en colère, mais toutes les situations diffèrent. Les plus talentueux orateurs ne font pas les prises de parole les plus efficaces.

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