Dave Sinardet et Rik Van Cauwelaert © DIEGO FRANSSENS

En politique, « des têtes vont tomber »

Walter Pauli
Walter Pauli Walter Pauli est journaliste au Knack.

Pour le journaliste Rik Van Cauwelaert et le politologue Dave Sinardet, le confinement de ces dernières semaines a été le signe le plus visible d’une crise politique sans précédent. Mais pour nos politiciens, le travail vraiment difficile reste à faire. « La crise du coronavirus risque de plonger dans la pauvreté des personnes qui n’auraient jamais cru cela possible. » Entretien avec notre confrère de Knack.

La dernière conférence de presse de la Première ministre, Sophie Wilmès (MR) a suscité de beaucoup de discussions sur sa communication, sur les erreurs, et sur la façon dont cela conduit immédiatement à un déferlement de réactions survoltées sur les réseaux sociaux. En tout cas, Wilmès et les ministres-présidents ont perdu une occasion de restaurer davantage l’autorité de la politique.

Dave Sinardet : Sophie Wilmès a pourtant des qualités. Mais tout est allé très vite pour elle : en quelques années, elle est passée d’échevine d’une commune à facilités à Première ministre obligée de faire face à l’une des plus grandes crises de notre histoire. Quand je lis que l’on compare sa communication aux discours du président français Emmanuel Macron, je trouve ça ridicule. Au fond d’eux, tous les présidents français pensent encore qu’ils sont une réincarnation de Napoléon ou de Charles de Gaulle. Un style et une rhétorique pompeux en font partie. Si Wilmès utilisait un tel langage, le pays se moquerait d’elle : « Pour qui se prend-elle ? »

Le gouvernement Wilmès s’en sort-il mieux que ce que prétendent ses détracteurs ?

Sinardet : Les mesures gouvernementales ont été entachées par un lobbying indécent : que les jardineries d’une puissante organisation comme l’Aveve (NDLR : du Boerenbond) puissent rester ouvertes est une honte, non ? Et la semaine dernière, on a vu aussi que la relance de l’économie avait la priorité sur le rétablissement de nos contacts sociaux. Cela menace de saper encore plus le soutien à la politique de confinement.

Rik Van Cauwelaert : Le MR avait envoyé Wilmès l’année dernière pour diriger le gouvernement en affaires courantes, c’est-à-dire jusqu’aux élections. Les circonstances font que le pays se retrouve soudain dans une crise improbable. Maintenant, il n’y a pas d’autre choix que de la laisser continuer. Le président du MR, Georges-Louis Bouchez, a pu arranger la prolongation du mandat de Wilmès. Cela prouve à quel point cette génération de présidents de parti est faible. Personne, pas même Paul Magnette (PS) ou Joachim Coens (CD&V), n’a pu empêcher ce déshonneur. Peut-être que Koen Geens (CD&V) aurait été un meilleur Premier ministre. Ou le petit De Croo : Alexander a le bagage et la personnalité nécessaires pour mener le pays à travers la crise du coronavirus. Ils n’en ont pas eu l’occasion. À la place, Koen Geens peut distribuer des masques.

Georges-Louis Bouchez est le petit nouveau dont tout le monde parle: il en met plein la vue et ça paie.

Sinardet : Pourtant, Bouchez devient peu à peu un problème pour le MR : le sommet de la politique belge ne le prend déjà plus au sérieux. C’est sa propre faute. À une époque où toute réunion est interdite, il organise une conférence de presse pour se présenter comme le nouveau président du club de football des Francs Borains. S’il continue ainsi, Bouchez dirigera bientôt deux clubs amateurs. (ricanements)

Van Cauwelaert : Bouchez est un frimeur. Je le soupçonne de faire du bodybuilding en secret. (rires)

En attendant, Sophie Wilmès restera Première ministre pendant au moins six mois supplémentaires. Elle réussit même à faire collaborer Elio Di Rupo (PS) et Jan Jambon (N-VA) au sein du Conseil national de sécurité.

Sinardet : Si la pression extérieure monte, beaucoup de choses sont possibles en Belgique. Soudain, la structure complexe du Conseil national de sécurité fonctionne effectivement. C’est aussi parce que le gouvernement wallon n’est pas difficile et a clairement choisi de rester à la surface. Seul le ministre flamand de l’Enseignement, Ben Weyts (N-VA), a fait de son mieux pour attirer l’attention. Le fait que le dernier Conseil de sécurité nationale ait duré si longtemps est dû au fait qu’il a fallu une heure et demie pour négocier la réouverture de nos écoles le 15 ou le 18 mai. C’est un détail infime, mais Weyts avait déjà avancé cette date dans les journaux télévisés. Il a bien dit qu’il avait testé son plan avec les autres communautés, mais ce n’était pas tout à fait vrai. Weyts avait un accord en poche avec le monde éducatif flamand et l’a présenté aux communautés française et germanophone : « Êtes-vous d’accord avec nous, ou pas ? » Cela a beaucoup fâché les gens.

Van Cauwelaert : Vous voyez bien que le gouvernement fédéral ne fonctionne pas correctement ? Que les classes rouvrent le vendredi 15 ou le lundi 18 mai n’a aucune importance pour la qualité de notre enseignement. Une question aussi mineure doit donc être discutée avant le début de la réunion du Conseil national de sécurité. Les ministres de haut rang ont sûrement des chefs de cabinet et autres sherpas à leur disposition pour de tels postes ? Mais il n’y a pas d’unanimité, et les ministres de haut rang doivent donc prendre leurs propres décisions, même dans le cas de telles banalités.

Bien entendu, Ben Weyts ne voulait pas qu’il lui arrive ce qui est arrivé au ministre du Bien-être Wouter Beke (CD&V) : que la Flandre torpille une décision du Conseil national de sécurité. C’est ce qu’a fait Margot Cloet, la femme la plus haut placée de Zorgnet-Icuro (NDLR : la coupole flamande d’hôpitaux et organisations de soins), de la décision d’autoriser les visites dans les centres de soins résidentiels (WC). Il n’y a pas eu de consultation avec les coupoles et les syndicats.

Van Cauwelaert : Si j’étais Wouter Beke, j’aurais répondu beaucoup plus fermement à Madame Cloet. Qui est réellement responsable des conditions scandaleuses dans les maisons de repos? Ce droit de visite n’était qu’une petite compensation pour la solitude de tous ces résidents isolés de leur famille depuis des semaines et qui dépérissent. Ce problème ne date pas d’hier. Les médecins qui connaissent les maisons de repos de l’intérieur se plaignent depuis longtemps du fait qu’il n’y a souvent qu’un seul soignant présent la nuit, et généralement même pas d’infirmier.

Van Cauwelaert : Du côté francophone, c’est au moins aussi grave. Le PS ne traite pas non plus les institutions pour personnes âgées avec un grand sens de la solidarité socialiste. L’Echo a récemment publié les chiffres du coronavirus dans les maisons de retraite de Bruxelles. Ce qui s’y passe, est effarant.

Sinardet : Il est également difficile de comprendre pourquoi il est aussi difficile de mettre un tel thème en tête de l’agenda médiatique et politique. Le bien-être nous concerne tous, non ? Tout le monde a des parents ou des grands-parents qui ont besoin de soins ; tout le monde a bien un membre de la famille qui a besoin d’une aide psychologique. Apparemment, il n’y a pas de grands lobbies qui représentent les intérêts des plus de 80 ans et des personnes qui ont besoin de soins.

Van Cauwelaert : Je plaide pour la création de commissions d’enquête parlementaires sur les maisons de repos. C’est alors que des questions difficiles seront posées à Mme Cloet. Jusqu’à présent, les responsables de la protection sociale pouvaient se cacher derrière les « virologues » et les « spécialistes des épidémies ». Ce temps est révolu. Au bout du compte, on déterminera qui était politiquement responsable de tel ou tel état de fait, et il se peut que les personnes concernées aient à tirer leurs conclusions. Tant pis. Des têtes vont tomber. C’est couru d’avance.

La ministre de la santé Maggie De Block (Open VLD) est également tenue responsable du manque de masques buccaux.

Van Cauwelaert : Bien sûr, ce que De Block a fait avec ces masques buccaux à l’époque n’était pas judicieux. Elle n’avait probablement pas d’autre choix que de se débarrasser de ce vieux stock. Mais elle aurait dû s’occuper d’un nouveau stock. Mais soyons honnêtes : lequel d’entre nous voulait investir des millions dans la prévention contre d’éventuelles pandémies il y a cinq ans ? Lorsque Marc Van Ranst est apparu à la télévision, tout le monde a pensé : « Voilà encore ce type qui veut nous vacciner contre la grippe ». Les maisons de repos sont une plus grande honte que les masques.

Ces derniers mois, le CD&V semblait particulièrement obsédé par la formation d’un gouvernement fédéral sans la N-VA.

Sinardet : Depuis l’épidémie du coronavirus, de plus en plus de CD&V ont compris que c’est une bonne chose que leur parti fasse partie du gouvernement fédéral : c’est là que se trouve, dans cette crise, le centre de gravité de la prise de décision politique. Mais en effet, depuis des mois, la plupart des membres du CD&V continuent à croire en la formation d’un gouvernement avec le PS et la N-VA. Alors qu’il était déjà clair depuis longtemps que cela ne réussirait jamais.

En novembre, j’ai déjà comparé ce rêve d’une coalition PS/N-VA au Sketch du perroquet mort des Monty Python. Le propriétaire du magasin, Michael Palin, ne veut pas échanger un perroquet mort, il continue à affirmer que l’oiseau est toujours vivant. Alors que John Cleese sait qu’il est mort et continue à frapper le cadavre sur le comptoir pour faire comprendre que l’animal est mort. Joachim Coens et beaucoup d’autres membres du CD&V ont pris le rôle de Michael Palin. Ils ont continué à recommander une formule clairement morte depuis longtemps.

Une coalition Vivaldi – une alliance de bleu, rouge, vert et CD&V – ne veut pas vraiment réussir non plus. De nouvelles élections sont la seule alternative logique, n’est-ce pas ?

Sinardet : Organiser des élections en pleine crise de coronavirus signifierait la faillite totale de la politique. Et si l’épidémie atteint un nouveau pic ? Comment les politiciens doivent-ils faire campagne ? Devraient-ils mettre un masque pour faire campagne sur les marchés?

Vous pensez qu’il est concevable qu’il n’y ait pas de gouvernement fédéral à part entière pour cette législature, c’est-à-dire jusqu’en 2024 ?

Sinardet : J’espère que nos politiciens auront suffisamment de sens des responsabilités pour ne pas laisser traîner situation pendant quatre ans. Et qu’il y aura un nouveau gouvernement. L’axe violet, qui était à l’origine de la précédente tentative, devra peut-être se réunir à nouveau. Mais à la limite, un gouvernement minoritaire avec les pleins pouvoirs est en effet préférable à de nouvelles élections. En outre, après ces élections, le puzzle pourrait être encore plus difficile.

Van Cauwelaert : Avant la crise du coronavirus, j’étais favorable à de nouvelles élections. Mais pour les vouloir aujourd’hui, il faut être en plein délire. Je pense qu’il devrait y avoir un véritable gouvernement fédéral. Il doit être géré par les grands partis. Ils ont une expérience administrative et disposent également du personnel politique adéquat. Et ce gouvernement n’aura qu’une seule tâche : remettre le pays sur les rails en termes budgétaires, économiques et sociaux. C’est pour cela que les poids lourds doivent s’asseoir à la table des négociations – pour prendre des décisions difficiles. Qu’ils le veuillent ou non. Et eux seuls. Car cela ne fonctionnera pas si on admet aussi une bande d’amateurs. Soit dit sans offense, il n’y a pas de place pour Ecolo ou Groen.

Dave Sinardet et Rik Van Cauwelaert
Dave Sinardet et Rik Van Cauwelaert© DIEGO FRANSSENS

La N-VA n’appartient pas non plus aux partis politiques classiques.

Van Cauwelaert : Par la force des choses, je compte aussi la N-VA comme le plus grand parti de Flandre. La N-VA contrôle la Flandre, et c’est la Flandre qui a le plus à perdre dans la crise du coronavirus. Le port d’Anvers à lui seul a plus de poids économique que tout autre secteur dans le pays. C’est pourquoi je pense aussi que jusqu’à présent le gouvernement flamand n’a pas agi avec fermeté. Le gouvernement Jambon aurait dû peser plus dans la lutte contre la crise.

Et la N-VA ? Le plus grand parti du pays n’est même pas au gouvernement fédéral.

Van Cauwelaert : Je me suis souvent demandé qui est le consultant en communication de la N-VA. Pour ce parti, tout a commencé à mal tourner lorsqu’il a profité de la crise de Marrakech fin 2018 pour quitter le gouvernement Michel. Le sommet de la N-VA avait imaginé qu’il y aurait alors automatiquement des élections anticipées. C’était une erreur de calcul, la première d’une longue série.

Il est déjà arrivé qu’un parti gouvernemental tire dans le dos d’un partenaire de la coalition. Si vous n’avez pas de solution d’échange, vous restez avec les mains vides. C’est ce qui est arrivé à la N-VA. Elle aurait dû savoir qu’Elio Di Rupo allait disparaître en tant que président du PS – et qu’en fin de compte, Di Rupo était le seul PS de haut niveau qui voulait encore envisager de passer un accord avec elle. Elle doit maintenant se contenter de l’irréductible Paul Magnette. C’est une accumulation d’erreurs de calcul. La N-VA manque donc de prévoyance. Un parti prévoyant veille à avoir des lignes ouvertes avec les autres partis : avant même les élections, et aussi au sud de la frontière linguistique. De nombreux francophones pensent plus ou moins la même chose que la N-VA. Mais la N-VA ne cherche pas à entrer en contact.

Sinardet : Déjà pendant la crise de Marrakech, il y avait beaucoup de scepticisme au sein de la N-VA quant à la décision de quitter le gouvernement. Par la suite, ce groupe de critiques est devenu de plus en plus important. Si la N-VA n’avait pas quitté le gouvernement Michel en 2018, elle serait toujours aux commandes du gouvernement fédéral. C’est sa propre faute si elle doit maintenant regarder de loin les autres s’attaquer à la crise du coronavirus.

Van Cauwelaert: Je ne sais toujours pas ce que De Wever voulait montrer en perdant son temps à négocier pendant deux mois avec le Vlaams Belang. Cette coalition n’avait pas de majorité : alors la discussion est terminée, n’est-ce pas ? De plus, il a perdu tout son crédit auprès des francophones. Ils croyaient encore quelque part que la N-VA voulait finalement être un barrage contre le Vlaams Belang. Cette confiance n’existe plus.

Tout cela sonne-t-il le glas de la présidence de Bart De Wever ?

Sinardet : Son inviolabilité se dégrade. La même loi s’applique à De Wever qu’à tout autre président de parti qui perd les élections : le soutien interne s’effrite. Encore plus si certains membres du parti ont obtenu un bon score personnel, ne souffrent pas de beaucoup de modestie et aiment participer aux décisions.

Vous parlez de Theo Francken?

Sinardet : C’est possible. La N-VA hésite depuis plusieurs années à vouloir devenir un nouveau CVP – un parti politique sérieux, de centre-droit mais prêt à faire des compromis – ou un Vlaams Belang light. Elle louvoie entre ces deux positions. Dans le gouvernement Michel, ils semblaient s’en tirer à bon compte. Au ministère de l’Intérieur, Jan Jambon a pu se présenter comme un bon dirigeant, plus encore que comme ministre-président. Theo Francken, en tant que secrétaire d’Etat à l’Asile et à la Migration, devait rester attractif pour les électeurs du Vlaams Belang. Mais lorsque la N-VA a lourdement perdu aux élections, il est devenu difficile de continuer à vendre cette double stratégie.

Bart De Wever était autrefois le grand communicateur du pays. L’année dernière, il a presque plus dû s’excuser que pendant toutes ses années précédentes à la présidence de la N-VA.

Sinardet : En tant que bourgmestre d’Anvers, il ne s’en sort pas si mal. Il a même raison de critiquer un certain nombre de directives du Conseil national de sécurité. Pourquoi ne pourrait-on pas lire un livre seul sur un banc de parc ? Ils ignorent la réalité métropolitaine et font comme si la Flandre est un pays plein de lotissements de maisons avec des jardins. Pourquoi avez-vous le droit de pêcher, mais pas de jouer tout seul au basket sur une place? Il était sage de veiller à ce que les mesures corona ne soient pas trop strictement appliquées à Anvers.

Juste avant la crise du coronavirus, un sondage a attribué près de 30 % des voix au Vlaams Belang. Dans cette crise, « le plus grand parti de Flandre » semble avoir disparu de la surface de la Terre.

Van Cauwelaert : Vous aussi vous constatez qu’ils se taisent? Le président Tom Van Grieken est bien conscient que ce n’est pas le moment de se profiler comme un détracteur de la politique du coronavirus. Filip Dewinter se fait peut-être entendre, mais à part cela, le Vlaams Belang se tait. Van Grieken aurait pu s’emballer après les émeutes d’Anderlecht. À l’exception de quelques remarques, il a laissé passer l’affaire.

Le Vlaams Belang attend que la crise du coronavirus soit terminée et que les problèmes vraiment importants fassent surface. La crise menace de plonger dans la pauvreté des personnes qui n’auraient jamais cru cela possible – des petits commerçants qui se retrouvent soudain au CPAS. De nombreux pays européens ont connu une vague dite « populiste » lors des élections qui ont suivi la crise bancaire. Bientôt, cela pourrait être encore pire. Si le gouvernement n’agit pas avec sagesse et détermination, un massacre social nous attend après la crise du coronavirus. Tom Van Grieken flaire sa chance. Il attend.

On peut dire beaucoup de choses sur nos politiciens, mais il n’y a encore aucun qui ait proposé à la population de boire du Detol pour purifier le corps.

Van Cauwelaert : Donald Trump est un nouveau Caligula. Il est fou.

Sinardet : Cela augmente la légitimité de nos dirigeants européens en ces temps. Au moins, nous n’avons pas un fou furieux comme chef d’État ou de gouvernement. Espérons que cela restera ainsi.

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