Comme des milliers de femmes, Rita Schouppe a été contrainte d'abandonner son enfant dès la naissance, sous la pression de ses beaux-parents. © Jonas Roosens pour Le Vif/L'Express

Forcées à abandonner leur bébé, les mères oubliées sortent de l’ombre

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

En Flandre, jusque dans les années 1980, des filles-mères ont été confiées à des soeurs catholiques et contraintes d’abandonner leur bébé. Leurs témoignages, aujourd’hui, relancent une affaire bouleversante. Elles réclament des excuses officielles. Quitte à remuer un passé honteux.

Toute sa vie, Ella Maryse Dominique a espéré revoir sa mère. Comme sa mère a espéré la retrouver… A 48 ans, Ella sait aujourd’hui qu’elle a manqué ces retrouvailles de peu. Lorsqu’elle découvre l’identité de sa maman, celle-ci est décédée depuis deux mois : « Jusqu’au bout, on nous a séparées. » Ella est le fruit d’une relation interdite. Maryse, sa mère, a 27 ans quand elle accouche, seule, à la clinique Saint-Jean de Bruxelles, en 1967. Quelques mois avant, sa famille l’a envoyée cacher sa grossesse dans un couvent à Spa, bien loin de sa région. Il n’avait pourtant rien d’un refuge : les futures mères étaient astreintes au silence et devaient se dénuder devant les religieuses. « Les soeurs vérifiaient que leur vagin n’était pas souillé », raconte Ella.

Enfant illégitime de Dominique (qui vit toujours), alors étudiant venu du Zaïre, et d’une mère célibataire d’origine belge, la fillette sera abandonnée. « C’était sans doute son premier amour. » Dès sa naissance, Ella est remise à un bureau d’adoption, La Famille adoptive, aujourd’hui disparu. « Il y a eu un conseil de famille conduit par mon grand-père et son frère. Personne n’était au courant de la décision d’abandonner le bébé. A part ma mère, qui a cédé à la contrainte familiale. » De son bébé, Maryse saura juste que c’est une petite fille. Elle ne l’a vue ni entendue pleurer. Rien. Le médecin de la maternité l’avait anesthésiée. Dans le couloir de l’établissement hospitalier, la soeur cadette de Maryse insiste pour voir le nourrisson. Une religieuse, froide et brutale, lui annonce que le bébé est promis à des parents américains fortunés.

Ella est finalement restée en Belgique, à une quarantaine de kilomètres seulement de sa mère biologique, où un couple confronté à la stérilité l’a adoptée à l’âge de 8 mois. De retour à la maison, les mains vides, Maryse, elle, n’a jamais cessé de pleurer le bébé qu’elle a abandonné. De sa tante, retrouvée en 2007, Ella sait que sa mère est retournée à plusieurs reprises à la maternité demander où se trouvait son enfant et comment il se portait. Malgré ses appels répétés, l’hôpital a toujours refusé de lui répondre. « Elle était mal informée et ignorante de ses droits. Elle ne savait pas qu’elle disposait d’un délai de trois mois pour se rétracter. Les soeurs taisaient systématiquement cette information. »

Comme Maryse, entre 1960 et le début des années 1980, à travers la Flandre, des jeunes filles ont été envoyées dans ces foyers et forcées à abandonner leurs bébés. Ces institutions étaient souvent tenues par des bonnes soeurs et accueillaient surtout des mineures, certaines violées, d’autres victimes d’inceste : toutes ont subi la morale d’une Flandre alors conservatrice et religieuse qui prétendait les sauver. Durant des décennies, ces femmes, âgées aujourd’hui de 50 à 70 ans, ont gardé le silence. Mais depuis trois ans, une poignée d’entre elles, réunies en association, veulent dénoncer le scandale de milliers d’abandons sous contrainte et obtenir des excuses officielles.

Pourtant, voilà dix ans, la criminologue Carine Hutsebaut fut l’une des premières à briser le tabou grâce à son livre Kleine Zondaars. Kerk en Kinderhandel, édité à compte d’auteur. Elle y relate le témoignage de filles-mères hébergées dans ces établissements. Dont une certaine Hilde, violée en 1974 par un prêtre, alors qu’elle avait 23 ans et était infirmière. Sa famille la confie aux soeurs de la Congrégation de l’Enfant-Jésus. Durant sa grossesse, elle est enfermée à Lommel, petit village du Limbourg, et travaille dur et sans contrepartie pour expier son péché. Quelques heures avant l’accouchement, un jour de septembre 1974, Hilde est conduite en voiture près de Dunkerque. Deux heures de route pour accoucher sous X dans une clinique privée, sans vraiment le savoir. « Durant les pires moments de l’accouchement, on m’a fait signer un papier avec des termes juridiques que je ne connaissais pas », révèle-t-elle. Pendant un très court moment, j’ai pu voir mon bébé. Puis il a été brusquement emmené loin de moi. Je n’ai même pas pu le tenir dans mes bras. » L’ouvrage fit un peu de bruit à sa sortie, en 2003. Puis fut oublié. Dix ans plus tard, Hilde, sous sa vraie identité, soit Elise, relate son histoire à visage découvert dans le magazine Koppen, sur la chaîne publique Een. Après vingt et une années de recherches, elle a retrouvé la trace de son fils, qu’elle n’a rencontré qu’une seule fois.

Des réseaux en paravent

Annie, 60 ans aujourd’hui, a aussi connu l’un de ces foyers. A l’époque, elle a 16 ans et est enceinte de 4 mois. « Mon père m’a envoyée là-bas en disant : « Fais en sorte de ne pas revenir avec le bébé. Sinon, tu ne franchis plus ma porte. » Dès mon arrivée, les soeurs m’ont ôté mes affaires personnelles. Isolée dans cette maison, j’ai su immédiatement que j’y serais enfermée. » Annie donne naissance à un garçon, fin 1975, à la clinique La Villette, à Malo-les-Bains. « Je n’ai jamais pu le voir. J’ignorais si c’était un garçon ou une fille. Mes yeux étaient masqués par un bandeau. »

Ces terribles récits vont enfin servir d’étincelle et d’appel à témoins. Une commission du parlement flamand mène, en août 2014, une série d’auditions, avec des témoignages de mères d’enfants adoptés, du commissaire aux droits de l’enfant, des employés de foyers de mères, des représentants de l’administration flamande, mais aussi du groupe de travail sur les droits de l’homme dans l’Eglise et des représentants de la Conférence des évêques de Belgique.

L’enquête parlementaire montre que le système s’appuyait sur des réseaux impliquant bien souvent des religieuses mais aussi des gynécologues, des médecins, des sages-femmes et des fonctionnaires de l’état civil, offrant ainsi un paravent caritatif aux abandons forcés. « Il faut se représenter ce qu’était la Flandre à l’époque, explique Marleen Adriaens, présidente de l’association Mater Matuta, qui a pour objectif d’aider toutes ces mères à retrouver leurs enfants. L’Eglise avait une emprise sur tout ce qui touchait la société, à commencer par l’éducation. Et elle se gardait ensuite d’exercer son droit de regard. Au nom de la lutte contre le péché, l’exclusion des filles-mères relevaient alors de l’évidence morale. »

L’institut Tamar, à Lommel, fondé en 1970 par la Congrégation de l’Enfant-Jésus, est l’un de ces foyers. Administré par quatre soeurs, dont une sage-femme, il hébergeait des filles-mères dans le grenier de l’institut, puis faisait pression sur elles pour qu’elles abandonnent leur enfant. Le quotidien des jeunes filles y était rythmé par le travail obligatoire et gratuit. Un travail afin de « laver leur péché », consistant à découper, à partir d’énormes rouleaux de tapis, des napperons servant de dessous aux téléphones fixes. Tandis que leur scolarité était négligée et parfois stoppée net. « Les filles étaient constamment insultées, s’entendaient appeler « putains », « vicieuses », qui ne méritaient pas d’être mères. Une politique d’humiliation perpétuelle », souligne Marleen Adriaens. Tout contact avec l’extérieur est interdit, le courrier lu, les objets personnels – jusqu’aux montres – confisqués… Quant au « fruit du péché », les soeurs se chargent de tout. Bien avant leur naissance, les bébés sont destinés à l’adoption. Les mères sont obligées d’y consentir en entrant à Tamar, l’adoption leur étant présentée comme inévitable. Lorsqu’une jeune fille s’obstine à vouloir garder son bébé, sa signature est souvent obtenue frauduleusement. « Ces jeunes flamandes ne parlant ni lisant le français, signaient des documents d’abandon sans les comprendre. Ou bien elles subissaient un harcèlement quotidien, voire un confinement, parfois sans boire ni manger… Elles finissaient par craquer », rapporte la criminologue Carine Hutsebaut.

Lorsque surgissent les premières contractions, la jeune fille est emmenée en France, clandestinement, pour y accoucher sous X dans une clinique privée – ce qui permet de ne pas déclarer le nouveau-né à l’administration départementale. Le voyage du retour s’effectue à deux voitures : l’une avec la mère, l’autre avec le bébé et une soeur. Quelques jours plus tard, le nourrisson est confié à sa famille adoptive, d’ordinaire contre une rémunération. Les nonnes auraient ainsi fait payer les familles adoptives sous forme de donations. Le prix d’un bébé dans les années 1970 ? Quelque 300 000 francs belges.

Le système reposait sur la complicité des services publics et de certains magistrats. Parfois sur les citoyens eux-mêmes, conformément au droit de l’époque. Pour trancher sur le sort d’une fille-mère, on appelait à former un conseil de famille, constitué d’un médecin proche de l’institut, du bureau d’adoption, voire des parents adoptifs. C’est lui qui validait les adoptions…

Tamar n’est pas un cas isolé. Il y avait des foyers à Kasterlee, à Ostende, à Anvers, à Gand ; administrés par des bonnes soeurs. Les derniers n’ont fermé leurs portes que dans les années 1980. « Ce système, pas vraiment structuré mais chaotique et obscur, a pu surtout fonctionner dans une Flandre catholique. Il n’y avait pas de cadre légal en Belgique, certes, mais dans une Wallonie socialiste, les adoptions étaient plus structurées, parce qu’organisées par les autorités publiques », détaille Carine Hutsebaut. Combien de destins ont ainsi été volés ? Nul ne le sait. Car nombre de dossiers ont disparu ou ont été détruits – 3 000 dossiers auraient été brûlés et, selon Mater Matuta, 700 rien qu’à Tamar (chiffre calculé sur le nombre de lits et les années de fonctionnement). Pour l’ensemble de la Belgique, elle en évoque 30 000.

Des excuses qui tardent

Rita Schouppe n’a pas connu ces foyers. « J’ai été enfermée dans un studio durant toute ma grossesse… Mais c’était la même hypocrisie catholique. » Elle aussi a été forcée d’abandonner son bébé. « Je l’ai entendu crier, même si on avait plaqué mes mains sur mes oreilles pour que je ne puisse pas l’entendre. Puis on l’a emporté. » C’était en décembre 1969. Rita débarquait de son village anversois pour accoucher discrètement dans une clinique bruxelloise. L’infirmière qui officiait, cette nuit-là, lui annonce qu’il s’agit d’un garçon qu’elle a choisi d’appeler Eric.

Aujourd’hui, dans son bureau, sur une place sans charme de Borsbeek, près d’Anvers, la sexagénaire raconte sa jeunesse d’avant « ce jour funeste ». Avant de commencer, il lui faut contrôler ses mains qui tremblent. Elle respire aussi, profondément. A 20 ans, elle était pensionnaire dans un internat catholique et s’imaginait devenir nonne. Jusqu’à ce qu’elle s’entiche, un soir de bal, d’un homme plus âgé. Il est marié. Elle l’ignore, comme elle ignore comment on tombe enceinte : elle le sera, violée par le petit ami. Lui est fils de notables politiques : pas question pour la belle-famille d’assumer cette paternité. « Ce sont mes beaux-parents qui ont tout orchestré. Moi, j’étais incapable de réagir. » Ils font appel au curé de leur paroisse, qui lui administre de la quinine, un médicament contre la malaria connu pour ses propriétés abortives. En vain. Quelques jours avant l’accouchement, ses beaux-parents l’amènent alors au centre La Famille adoptive. « On m’a lu un papier rempli de termes juridiques, dit-elle. Je ne sais ni lire ni écrire le français. J’ai signé. » De retour chez ses parents, elle leur clame que l’enfant est mort à la naissance. Mais dès les premiers jours, et au cours des semaines suivantes, elle téléphone en secret à la maternité, pour avoir des nouvelles et venir le voir. « Aujourd’hui, je sais qu’il était déjà dans les bras de sa mère adoptive. » Le petit Eric est adopté par un couple âgé de Bruxellois, qui ne pouvait pas avoir d’enfant. Quarante-trois ans plus tard, Rita a pu serrer son fils dans ses bras pour la première fois. « Je savais que les infirmières l’avaient prénommé Eric. Et quand il m’a demandé pourquoi, je n’ai pas pu lui répondre … »

Dans la foulée du parlement flamand, le ministre du Bien-Etre, Jo Vandeurzen (CD&V) a constitué un panel d’experts. Dans leur rapport, fin de cet été, ils décrivent des scénarios allant de cas d' »abandons organisés » à de véritables « adoptions forcées ». Le rapport fait aussi état de naissances sous X en France, particulièrement dans le nord, certains bébés sont restés en France et d’autres ont été ensuite « adoptés en Flandre ». Les experts demandent la création d’un service indépendant d’aide à la recherche des parents et des enfants concernés, la mise sur pied d’une banque de données ADN et la présentation d’excuses officielles à l’égard des victimes d’adoptions forcées. Rien de tout cela n’a été fait. Seule nouveauté : le mois prochain, le gouvernement flamand devrait présenter des excuses officielles. Cela risque de ne pas suffire. L’Eglise semble nier ses responsabilités, alors que certains instituts gérés par des religieuses sont clairement pointés du doigt. Elle estime que les responsabilités « étaient partagées et venaient de tous les côtés et, probablement de l’Eglise. » Comme les religieuses impliquées, aujourd’hui toutes décédées. Ainsi, l’année dernière, deux mois avant son décès, soeur Alice Ballet, 94 ans, infirmière à l’institut Tamar, affirmait : « Je ne pense pas que nous devons présenter des excuses. Nous n’avons rien fait de mal. »

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