Safet Rustemi © Most wanted Belgium

Affaire Rustemi: L’Albanie accuse la Belgique de négligence

Muriel Lefevre

La Belgique a mis cinq mois à transmettre à l’Albanie des informations sur la condamnation du criminel Safet Rustemi – de son vrai nom Safet Bajri -, ce qui a permis à son clan de commettre de graves délits, dont des meurtres, a affirmé le vice-ministre albanais de l’Intérieur, Besfort Lamallari. Sauf que l’explication n’est pas aussi simple.

Safet Rustemi figurait l’été dernier sur la liste des individus les plus recherchés par la police fédérale (« Most Wanted »). Bien que condamné à plusieurs reprises en Belgique, dont une peine de 22 ans de prison pour tentative de meurtre, extorsion et commerce de cocaïne, cet homme, en séjour illégal, avait toutefois été expulsé en juin 2017 après avoir été libéré sous caution.

Sa « cavale » a aujourd’hui officiellement pris fin puisqu’il a été interpellé la semaine dernière à Tirana, la capitale albanaise. Dix complices ont également été arrêtés, dont deux aux Pays-Bas. Son arrestation le week-end dernier faisait partie d’une opération majeure contre le clan entier baptisée « Oasis ». Ces onze arrestations sont le résultat de dizaines d’heures d’écoute, d’analyse de milliers de pages de données et d’observations intenses, notamment avec l’aide de drones. Le groupe autour de Safet Bajri est appelé « le clan des 40 meurtres » en Albanie et les accusations à leur encontre montrent que ce ne sont pas des enfants de choeur : meurtres avec préméditation, recel et possession illégale d’armes et de munitions, organisation de loteries illégales, blanchiment d’argent, extorsion, production et vente de stupéfiants.

M. Lamallari a affirmé que le truand aurait pu être arrêté plus rapidement si les autorités belges avaient transmis à Tirana les informations sur les condamnations dont il a fait l’objet. Si la Belgique n’a pas d’accord avec l’Albanie sur l’extradition de ses ressortissants, cette transmission de données aurait permis à l’Albanie de faire purger sa peine à son ressortissant.

« Les autorités albanaises ont demandé à plusieurs reprises depuis avril la décision du tribunal contre Bajri », a déclaré le secrétaire d’État albanais à l’Intérieur, M. Besfort Lamallari. Ce verdict devait permettre à Rustemi de purger sa peine en Albanie. Certains parlent même d’obstruction. « Si les preuves de cette condamnation étaient arrivées quatre mois plus tôt, quatre meurtres auraient pu être évités », a déclaré le membre du gouvernement. « Au cours des dernières semaines et des derniers mois, en Serbie, plus précisément à Shkodër, des crimes graves ont été commis, notamment des meurtres et des extorsions », dit Lamallari. « L’officier de liaison et l’ambassade d’Albanie ont demandé le verdict à plusieurs reprises », a encore déclaré Lamallari. « Le ministre albanais de l’Intérieur, la police et le procureur ont fait pression sur les autorités belges pour qu’elles accélèrent le processus, mais la décision du juge n’est arrivée qu’en septembre ». Le ministère albanais de l’Intérieur a même, il y a peu, soulevé la question auprès du secrétaire d’État à l’asile et à la migration, Theo Francken (N-VA). Celui-ci confirme, mais souligne que c’est un problème qui relève de la justice.

Intouchable ou presque

Sur le plateau de Terzake, le ministre de la Justice, Koen Geens (CD&V), a admis une « erreur humaine » dans la procédure. Pour le ministre, le retard des documents livrés est en partie imputable à la traduction d’un gigantesque dossier en albanais et à une erreur de procédure . Il se défend aussi en disant qu’il ne s’agit là que « d’une petite partie des faits ». Puisque « Rustemi était déjà soupçonné de meurtres en Albanie en 2001 », toujours selon le ministre Geens. « En Belgique, c’est un motif suffisant pour une arrestation et le 26 décembre de l’année dernière, il a provoqué une autre fusillade dans sa ville natale. Là non plus, il n’a pas été arrêté. Il est donc étrange de dire que le retard est dû au fait que les documents belges sont arrivés trop tard. L’essentiel cependant est que tout le gang dirigé par Rustemi ait pu être démantelé, grâce à une action concertée des polices albanaise et belge. »

Longtemps, le fugitif s’est en effet senti intouchable dans son propre pays, où son clan criminel possède des biens et des plages à Shkodër. Au point que lorsqu’il menace un client dans sa discothèque l’Évasion avec son revolver, les policiers sont appelés, mais reçoivent rapidement l’ordre de quitter le bâtiment sans interroger le tireur. Il y a même eu des émeutes en Albanie pour dénoncer la corruption de politiciens trop proches des gangs criminels.

Si plusieurs membres du gouvernement albanais ont roulé des mécaniques, l’opposition se montre nettement moins dithyrambique sur l’arrestation. « Ce n’est pas le travail de notre police et de notre procureur, mais des autorités belges et néerlandaises et de leurs médias », a déclaré l’ancien Premier ministre Sali Berisha. Quelques journaux locaux vont même attribuer la fin du gang à un agent belge qui parle « parfaitement albanais » et qui a infiltré l’organisation depuis Bruxelles. Des sources dans les cercles de sécurité belges confirment qu’il s’agit d’un spécialiste des infractions sexuelles qui a connu par ce biais les gangs albanais.

Les attaques des autorités albanaises envers la Belgique laissent aussi Sven Mary, l’avocat de Rustemidans notre pays, de marbre. Pour lui, « c’est principalement un message envoyé à leur opinion publique en Albanie. » Le ministre Geens évoque, quant à lui, un combat sans merci sur la corruption entre l’ancien Premier ministre Berisha et le gouvernement actuel. « Le frère du ministre de l’Intérieur Xhafaj, est extradé en Italie pour trafic de drogue et corruption », souffle Geens à titre d’exemple.

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