Guerre des câbles dans les fonds marins : « Désormais, celui qui possède les données dirige l’économie »
Les câbles sous-marins incarnent un enjeu géostratégique majeur. Indispensables pour le bon fonctionnement de l’internet mondial, ils sont le symbole de la lutte économique entre les Etats-Unis, la Chine et l’Europe. Plongée en eau trouble avec Axel Legay (UCLouvain), expert en cybersécurité.
L’internet mondial en dépend à 99%. Plus de 430 câbles sous-marins, couvrant une surface d’1,2 million de kilomètres carrés. Trois réseaux principaux, des Etats-Unis vers l’Europe, des Etats-Unis vers le Japon et de l’Europe à l’Asie. Une nation, les USA, par laquelle 80% des données numériques mondiales transitent. Un monde sous-marin interconnecté qui réalise 2 milliards de dollars de chiffres d’affaire chaque année. Le marché des données, immatérielles, appartient donc au monde physique. Si nous pourrions difficilement faire sans aujourd’hui, les câbles par lesquels transitent nos transactions en ligne sont le théâtre d’une guerre entre grandes puissances, Chine et USA en tête, et l’Europe… à la traîne sur la question digitale.
Axel Legay, comment fonctionnent ces câbles sous-marins ?
Ce sont de grands câbles tirés depuis les ports ou les plages qui traversent les fonds marins, et permettent de relier les continents entre eux. L’internet ne passe pas (encore) par le satellite mais par toute une série de couches physiques dont la première est ces câbles. Y passent aussi les SMS, les appels téléphoniques…
Il faut savoir que derrière le web se cachent des protocoles : si nous communiquons, on va essayer de trouver le chemin le plus court pour acheminer notre échange. Si ce câble est coupé, il faut trouver un autre endroit pour acheminer la communication. Par le passé, certains se sont amusés à détourner les transactions à des fins d’espionnage, ou pour surcharger certaines liaisons afin de ralentir le web. Le principal problème de ces câbles est qu’ils sont difficilement protégeables du point de vue matériel. Et imaginez qu’un bateau de pêche perde son ancre, cela peut sectionner un câble.
Ces câbles sont-ils une arme pour les Etats ?
Ils peuvent le devenir, étant donné que le satellite n’est pas encore assez développé. Mais c’est comme les gazoducs, il faut alors couper beaucoup de câbles pour avoir un impact sur le système. Théoriquement c’est possible mais couper l’internet mondial dans la pratique est très compliqué. Le ralentir, par contre, c’est quelque chose qui est tout à fait faisable. Des sous-marins se positionnent près de ces câbles pour espionner les données qui transitent. La Russie le fait, les USA aussi.
80% des données transitent par les Etats-Unis. On assiste à une guerre des câbles avec la Chine ?
Clairement. C’est à qui en possède le plus et à qui espionne le mieux. Mais il ne faut pas réduire cette conquête sous marine à ces deux pays, la Russie aussi a son importance. Il y a plusieurs combats, sur plusieurs fronts. La guerre de l’espionnage oppose deux groupes : les USA et l’Europe versus la Chine et la Russie. Dans le cadre de la guerre des données, on assiste davantage à un combat USA-Chine.
La Chine est en train de refaire son retard à un rythme effréné. Depuis le lancement de TikTok, les Chinois accumulent des amas considérables de données sur leurs citoyens (et les autres, NDLR). On ne se rend pas encore assez compte de l’hyperpuissance de la Chine dans le domaine du digital.
Les données sont devenues un enjeu important en géopolitique ?
La donnée vaut plus que l’or actuellement, donc oui. Celui qui possède le plus de données et contrôle le mieux celles des autres obtiendra le plus de richesse digitale. Je me souviens que dans les années 1970, un informaticien avait dit que dans les années 2000 l’or vaudrait moins que la donnée. Nous y sommes maintenant. Un site web qui se crasherait aujourd’hui ferait perdre des millions à son propriétaire. Qui possède les données dirige l’économie, désormais…
Les câbles qui régissent l’internet mondial appartiennent surtout à des entreprises privées. Quelles en sont les conséquences ?
Les Etats ont moins de pouvoir là-dessus, vu qu’on laisse le privé réguler le marché des câbles sous-marins. Si l’Union européenne vocifère contre les GAFAM quand ils ne respectent pas une décision, le rayon d’action des Etats membres est de leur faire payer une amende. C’est très limité comme pouvoir.
Le pire dans tout ça, c’est que les câbles sont gérés par des entreprises privées qui ne sont pas européennes. L’Europe est en train de se prendre des raclées digitales car elle est dirigée par des théoriciens qui n’ont pas compris la réalité de terrain, le monde dans lequel on vit.
L’utilisation de ces câbles est régie par le droit international, qui donne aux Etats un droit d’action sur eux. Qu’est-ce que ça signifie ?
Qu’on ne peut pas priver un Etat de ses moyens de communication. L’utilisation de ces câbles peut être stratégique pour les Etats, il y a donc dans la réglementation des conditions à l’utilisation de ces câbles. Dans la pratique, c’est loin d’être aussi évident. Il y a des décisions qui parfois doivent se prendre dans l’urgence. L’Europe manque encore de réactivité parfois.
La gestion européenne en matière de digital doit s’améliorer, et elle a tout ce qu’il faut pour y arriver. On investit énormément au niveau public dans l’éducation, on forme des gens très intelligents qui sont redoutables dans leur domaine de compétence mais on ne leur donne pas la flexibilité pour vraiment avancer. Et ces gens-là font après le bonheur des Américains, des Chinois et des Indiens qui les engagent.
Il est grand temps de rêver à un digital européen. Je suis fatigué d’entendre dire qu’on se satisfait des GAFAM américains, on doit construire notre propre GAFAM. Certains rétorquent que cela n’apporterait rien de plus, mais je rappelle que les GAFAM étaient déjà là avant Tik Tok et que le réseau social est en train de leur prendre des parts de marché considérables…
Les endroits où l’on peut construire ces câbles sont aussi régis par le droit international. Les Etats respectent-ils les règles en la matière ?
Pas toujours. Le droit passe parfois au second plan dans certains contextes. En temps de guerre, je doute que la Russie applique le droit international en Ukraine pour l’instant. Je doute aussi que dans une autre situation, un ennemi laisserait son opposant communiquer par les câbles en vertu du droit international s’il le bombarde dans le même temps !
On construit encore des câbles sous-marins actuellement ?
Oui, les GAFAM investissent de plus en plus dans ces câbles. Ils en construisent de nouveaux pour déployer l’internet ultra-rapide. Avec les règles imposées par l’Europe, Google, Microsoft, Facebook et consorts multiplient les data centers à travers le monde. Il faut connecter tous ces data centers donc on construit des câbles. L’objectif est qu’il n’y ait pas de problème pour l’utilisateur lorsqu’il télécharge une série ou qu’il regarde une vidéo sur YouTube par exemple.
A mes yeux, l’Europe devrait intervenir davantage pour contrer la domination des GAFAM, qui sont toutes des entreprises américaines, je le rappelle. Du point de vue du digital, l’Europe est sans voix, même si elle adore crier. On est en train de manquer l’occasion d’unir les Etats membres autour du digital. Certains parlent d’armée commune européenne, moi je pense qu’investir dans le digital est bien plus urgent.
L’Union européenne voit tout sur le court terme. Les décisions sont prises avec les prochaines élections dans le viseur. Pendant que la Chine et les Etats-Unis travaillent sur le quantique avec des programmes de 20 ans, on opte côté européen pour des programmes de 3 ans. Cela ne fonctionnera pas.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici