« SafeR », ou comment protéger le peloton des chutes à répétition
A la veille du départ du Tour de France à Bilbao, le cyclisme a fait connaissance avec SafeR. Un projet ambitieux pour réduire les risques de chute des coureurs.
Lorsqu’il est aux trousses du talent local Gino Mäder dans la redoutable descente du col de l’Albula, au récent Tour de Suisse, Sylvain Moniquet est loin d’envisager le pire. A Sudinfo, le grimpeur namurois raconte qu’il avait le jeune Helvète «en point de mire. Je tentais de le suivre mais au sortir d’un virage, je ne l’ai plus vu. Je me suis dit qu’il avait dû passer vraiment vite et qu’il m’avait bien semé. Je n’ai appris sa terrible chute qu’après la course.»
La chute mortelle semble aujourd’hui aller de pair, hélas, avec un cyclisme toujours plus rapide et enclin à prendre toujours plus de risques. Sur Wikipédia, la liste des cyclistes professionnels décédés dans la pratique de leur sport remonte toutefois jusqu’en 1903. Il y a plus d’un siècle, le Grand Prix de Dresde fut fatal à l’Allemand Alfred Görneman. Il est le premier nom d’une liste qui dépasse désormais la centaine. Parfois, il s’agit d’une crise cardiaque, comme quand, en 1967, le Britannique Tom Simpson s’est brutalement écroulé en pleine ascension du Ventoux. Le plus souvent, le drame naît d’une chute. On se souvient, notamment, du champion du monde Jean-Pierre Monseré, après avoir percuté une voiture en 1971, du champion olympique Fabio Casartelli, en 1995, dans une descente du Tour du France, ou du sprinter belge Wouter Weylandt, en 2011, lors du Giro.
Contrairement à la Formule 1, le cyclisme semble accepter, telle une fatalité, blessures et décès.
Chaque décès relance le débat autour de la sécurité des coureurs, sans pour autant déboucher sur la moindre piste de solution de la part de l’Union cycliste internationale (UCI). Il a d’ailleurs fallu attendre 2003, et la mort du Kazakh Andrei Kivilev sur les routes de Paris-Nice, pour rendre le port du casque obligatoire en course. De nombreux coureurs rejetaient alors cet accessoire précieux pour leur sécurité, mais souvent handicapant pour leur performance, surtout lors de fortes chaleurs. La mesure, adoptée dans la controverse, a depuis sauvé de nombreuses vies.
Les autres normes de sécurité, elles, n’ont guère évolué. Contrairement à la Formule 1, où les accidents tragiques ont fait bouger les lignes, le cyclisme semble accepter, telle une fatalité, les blessures graves et les décès. L’instance dirigeante, l’UCI, brille par sa négligence. Les organisateurs de course privilégient souvent le spectacle à la sécurité. Certains allant même jusqu’à utiliser les chutes collectives dans leurs campagnes promotionnelles. La récente série Netflix consacrée à la Grande Boucle – Tour de France. Au cœur du peloton (Le Vif du 8 juin) – n’échappe pas à la règle, avec des caméras embarquées qui semblent presque se délecter des collisions massives et douloureuses. Quid des équipes? Tout comme leurs coureurs, elles avancent peu de solutions. A quelques exceptions près.
Richard Plugge (Jumbo-Visma) et Patrick Lefevere (Quick Step) ont élevé la voix en 2020, à la suite de deux événements. Le premier, la chute qui aurait pu être fatale au Néerlandais Fabio Jakobsen au Tour de Pologne, bousculé par son compatriote Dylan Groenewegen dans un rapide emballage final, le sprinter de la Quick Step s’est retrouvé propulsé au- dessus des barrières de sécurité. Encore aujourd’hui, le fait qu’il en soit sorti vivant semble relever du miracle. Dix jours plus tard, c’est son coéquipier Remco Evenepoel qui a échappé de peu à la mort dans une descente du Tour de Lombardie, après être passé par-dessus un pont après un virage manqué. Les deux managers ont plaidé de concert pour la mise en place d’une instance indépendante chargée d’examiner la sécurité sur les parcours. A leur grand mécontentement, cela ne s’est jamais produit. Président de l’UCI, David Lappartient ne voulait «pas faire de business» avec la sécurité en la confiant à des instances externes. «Les autorités ne l’accepteraient jamais», se défendait-il.
A l’aube de la saison 2021, l’UCI a finalement mis sur pied un groupe de travail et a présenté un nouveau safety guide. On y trouve une régulation plus stricte autour des barrières placées aux abords de l’arrivée, de nouvelles mesures concernant la présence des motos et des voitures autour du peloton, l’interdiction de positions dangereuses sur le vélo pour les coureurs – principalement dans les descentes – et la fin des tronçons d’arrivée en descente ou des virages dans les 200 derniers mètres d’une course. Un arbitrage vidéo est mis en place en parallèle, pour examiner et sanctionner les incidents de course, et la Fédération a nommé Richard Chassot au rang de safety manager. Le Suisse est chargé de superviser la sécurité sur les courses de l’UCI, de mettre en place des formations obligatoires autour de la sécurité pour les organisateurs de course et d’implémenter un nouveau logiciel dans lequel chaque organisateur doit transmettre à l’avance les informations sur son parcours, consultables par les équipes et par l’UCI.
Certains organisateurs ont une vision bien à eux des règles de sécurité.
L’Union cycliste internationale a souhaité, par ailleurs, recenser les blessures. En partenariat avec l’UGent, des données ont été collectées, depuis 2016, après chaque incident survenu en course. L’équipe de chercheurs de l’IDLab, dirigé par le professeur Steven Verstockt, a développé une base de données. Les informations recueillies ont permis de créer une banque d’images, capable de répondre aux questions le plus souvent posées à propos des chutes: sont-elles plus nombreuses qu’auparavant? , quand ont-elles lieu le plus souvent? , quelle en est l’origine? , certaines courses sont-elles plus concernées que d’autres? Les réponses permettront aux organisateurs de courses d’obtenir un aperçu plus clair des dangers potentiels lors du tracé de leur parcours.
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Certains organisateurs ont également mis en place leurs propres mesures. Flanders Classics, à l’origine, entre autres, du Tour des Flandres, oblige les motards qui entourent le peloton à rouler à l’extérieur de la course de manière à ne pas percuter les coureurs. En 2019, le Grand Prix E3, lui, a innové en installant une signalisation et des protections de piliers et poteaux anticollision en plastique absorbant. Un dispositif devenu récurrent lors de quasiment toutes les courses du calendrier cycliste belge, mais pas encore généralisé à l’étranger et toujours dans l’attente d’un label «UCI approved».
Un résultat mineur
Les nouvelles lignes de conduite mises en place par l’UCI au début de l’année 2021 n’ont hélas pas empêché les situations dangereuses de se produire en course. En partie parce que les ralentisseurs qui pullulent sur les routes sont de périlleux obstacles pour un peloton qui roule, saison après saison, de plus en plus vite. Conséquence d’un niveau général des coureurs toujours en amélioration et de vélos qui deviennent de véritables bolides aérodynamiques avec des cintres moins larges, plus imperméables à l’air mais aussi moins maniables. Chez les vétérans du peloton, on aime aussi répéter que la jeune génération prend plus souvent des risques inconsidérés.
Certains organisateurs ont également une vision bien à eux des règles de sécurité. Récemment, l’UCI a mis un terme prématuré au Tour des Pyrénées féminin. Les mesures les plus élémentaires avaient été estimées hors budget par l’équipe organisatrice, plaçant le peloton en plein cœur de la circulation. Appâtés par le gain représenté par une arrivée en plein centre urbain, forcément plus lucrative, les architectes des courses en oublient parfois que les virages et les ralentisseurs y sont plus nombreux. Les safety managers sont parfois trop éloignés de la réalité du terrain pour rapidement évaluer un danger, et les sanctions restent anecdotiques.
Rien de tout cela n’a donc suffi à calmer les appels à la mise en place d’une instance de sécurité indépendante. A la fin de l’année 2022, le CEO de l’équipe Jumbo-Visma, Richard Plugge, a ainsi demandé à son nouveau directeur opérationnel, Jaap van Hulten, de donner une nouvelle impulsion au projet. «En janvier, on s’est réunis pendant deux jours avec Michael Rogers, manager des innovations à l’UCI, et Jeff Seed, directeur des opérations de la firme Ineos qui sponsorise l’équipe cycliste britannique du même nom, relate van Hulten. En quinze ans, Seed a fait d’Ineos l’une des entreprises les plus sûres du monde dans le secteur de la chimie, en matière d’accidents sur le lieu de travail. Nous avons suivi sa méthode, avec un objectif: la sécurité doit devenir la priorité numéro un de toutes les parties impliquées dans le cyclisme. Seule, l’UCI n’a pas les moyens financiers et humains pour tout résoudre. Pointer des responsables du doigt ou discuter sur Twitter ne résout rien. Nous devons discuter et collaborer. A ma grande surprise, on n’y est jamais arrivé avant.»
A la fin du mois de mai dernier, Jaap van Hulten est enfin parvenu à rassembler, dans les quartiers de l’UCI, toutes les parties: l’Union et ses commissaires, les syndicats des coureurs, les organisateurs et les équipes. «Une réunion unique, où tout le monde est rapidement tombé d’accord sur le besoin d’un changement de mentalité et sur ce qui est sûr ou pas.»
Un organe de conseil
La solution évoquée a même reçu un nom: Safe Road Cycling, ou SafeR. Une organisation encore en chantier, où toutes les parties seront responsabilisées, avec l’objectif d’organiser une grande conférence annuelle accompagnée de réunions en ligne régulières. «Là, nous pourrons prodiguer des conseils autour de problèmes de sécurité, en nous appuyant sur les résultats des recherches et la base de données développée par l’UGent, précise Jaap van Hulten. Ces avis, toujours établis sur des faits, seront ensuite soumis à l’UCI.» L’Union cycliste a donné la garantie qu’un feed-back systématique, qu’il soit positif ou négatif, serait remis. Elle conserve donc la main mais pourra désormais compter sur une aide précieuse.
Les mesures mises en place par l’UCI au début de la saison 2021 n’ont pas suffi.
Si SafeR n’évitera pas toutes les chutes, ses experts iront inspecter préalablement les parcours des plus grandes courses, en concertation avec les safety managers. L’association agira également a posteriori, avec des analyses des incidents et la proposition d’un nouveau système de sanctions. «Par exemple, en élargissant le système d’amendes actuel avec des cartons jaunes et rouges, desquels pourra découler une suspension, ajoute van Hulten. C’est l’un des points qui devra être discuté dans les prochains mois. Il s’agit encore d’un projet pilote. Le véritable coup d’envoi de SafeR sera donné le 1er janvier 2024.»
Présenté le 13 juin dernier, soit trois jours à peine avant la chute mortelle de Gino Mäder, lors d’une conférence en ligne à cinq mille personnes à travers le monde, le projet SafeR n’a reçu que des réactions positives. De là à régler le problème de la sécurité des coureurs, il y a un pas que Jaap van Hulten franchit timidement: «La problématique de la sécurité est trop complexe pour la résoudre à court terme. Le gouffre entre le scénario idéal et ce qui est pratiquement faisable et payable ne sera pas comblé du jour au lendemain. Notamment parce que nous voulons aussi préserver l’unicité et la beauté du cyclisme. Tout le monde est néanmoins convaincu d’une chose: nous devons collaborer pour que les coureurs parviennent en toute sécurité à l’arrivée. Ce sera le gamechanger.»
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