Ses quatorze victoires à Roland-Garros sont l’un de ces rares records qui semblent ne jamais pouvoir être battus. © getty images

Nadal absent de Roland-Garros pour la 1ère fois depuis 18 ans: récit d’une histoire de records et de souffrance

Guillaume Gautier
Guillaume Gautier Journaliste

Disparu des courts depuis son élimination australienne en janvier, Rafael Nadal a dû renoncer au tournoi qui, quoi qu’il arrive, restera le sien.

La surface rappelle les gladiateurs. Un sol orangé, souvent fracassé par le soleil printanier. Deux millénaires plus tard, au cœur de gradins surchauffés, les glaives sont néanmoins devenus des raquettes et les rares armures servent à éponger la sueur ou soulager la douleur. Sur les courts du Foro Italico de Rome, en ce jeudi de mai 2022, Rafael Nadal a l’allure de celui auquel la foule antique aurait montré un pouce vers le haut. Trop héroïque pour n’être qu’une victime comme les autres. Encore plus que le Canadien Denis Shapovalov, revenu dans le match après avoir lourdement concédé le premier set, l’adversaire du Majorquin semble être ce pied qui le fait grimacer, boiter, s’appuyer contre tout ce qui peut servir de support et de bref soulagement à la douleur. Décuple vainqueur du tournoi italien qui sert de dernier échauffement avant Roland-Garros, le roi de la terre battue essuie une défaite inondée de doutes. Dix jours avant le coup d’envoi de son grand rendez-vous parisien, Rafael Nadal est un point d’interrogation.

Un mental à toute épreuve qui le transforme en rouleau compresseur.

Il faudra des doses conséquentes d’anesthésiant et de courage pour lutter. Un huitième de finale à couper le souffle contre l’audacieux Félix Auger-Aliassime, un quart de finale épique contre son meilleur ennemi Novak Djokovic, puis encore un abandon douloureux d’Alexander Zverev pour se hisser en finale. Là, face à un Nadal qui n’a même pas besoin de forcer son talent, le jeune Norvégien Casper Ruud ne fait pas le poids. Trois sets gagnés, à peine six jeux concédés, et Rafa remporte son quatorzième Roland-Garros. Avant lui, personne ne s’était imposé plus de six fois à la Porte d’Auteuil.

Son record, encore poussé un jalon plus loin, est de ceux qui semblent ne jamais devoir être battus. Un chiffre impensable pour un homme qui a passé les deux dernières décennies à repousser de nombreuses limites. Celles de son sport comme celles de son corps. Adrian Mannarino, joueur français, résume à merveille le paradoxe Nadal pour le podcast We Are Tennis: «Ça fait dix ans qu’on nous dit qu’il ne lui reste plus que six mois à jouer. Dix ans plus tard, le gars court partout, gagne des tournois du Grand Chelem… C’est un extraterrestre

L’éveil du terrien

Quand il pose pour la première fois les raquettes dans le grand Paris, au mois de mai 2005, Rafael Nadal n’est pas encore un extraterrestre. Seulement un «terrien», ce surnom qu’on donne aux joueurs qui apprécient la terre battue. Souvent, ils parlent espagnol, comme l’Argentin Gastón Gaudio ou le Valencien Juan Carlos Ferrero, qui sont alors les deux derniers vainqueurs de Roland-Garros et que ce jeune Ibère de 18 ans vient de corriger à Monte-Carlo puis à Barcelone, deux des premières affiches de la saison sur le sol ocre. C’est ce qui explique que Nadal, sur le circuit depuis deux ans mais privé des Internationaux de France pour des blessures en 2003 et 2004, reçoit déjà les honneurs du Court n°1 – le troisième, dans la hiérarchie des courts de la Porte d’Auteuil – pour son premier match face à Lars Burgsmüller. Ce sera la seule fois, en plus de quinze ans, qu’il disputera un duel hors du Philippe-Chatrier ou du Suzanne- Lenglen, les deux terrains majeurs du tournoi.

D’emblée, le prodige de Manacor fait frémir Paris. La Ville Lumière est époustouflée par ce bras gauche qui virevolte comme une tornade après chaque coup droit, transformant sa raquette en lasso et l’ocre en trampoline. Les rebonds de son lift atteignent des hauteurs indécentes. Xavier Malisse, Richard Gasquet, Sébastien Grosjean et David Ferrer sont les victimes suivantes. Numéro un mondial et déjà quatre tournois du Grand Chelem au palmarès, Roger Federer ne gratte qu’un set en demi-finale, tout comme le gaucher argentin Mariano Puerta en finale. Le premier succès a l’allure d’un début de règne, confirmé par les trois sacres suivants, tous conquis en finale face à un Federer qui devient son ennemi favori. Le quatrième est une humiliation, au bout d’une quinzaine conclue sans perdre le moindre set. La finale ne dure que 108 minutes et le Suisse n’y gagne que quatre jeux.

Rafael Nadal est en route vers les records. Son principal adversaire vers l’histoire ne semble même pas être de l’autre côté du filet. De plus en plus, les spécialistes s’interrogent sur la viabilité de son jeu à long terme. Une telle débauche physique laissera forcément des séquelles.

Les transformations de Nadal le mutant

Si la défaite face à Robin Söderling est un événement – tous les fans de tennis se souviennent où ils étaient ce 31 mai 2009 – la marche en avant reprend sans discontinuer de 2010 à 2014. Un quinquennat bouclé avec seulement dix sets perdus malgré l’émergence de Novak Djokovic, devenu un problème presque insoluble pour Nadal sur les autres surfaces mais toujours numéro 2 une fois que la terre battue fait son retour. 2015 ouvre la brèche avec une deuxième défaite sur le sol parisien. Contre le Serbe, dès les quarts de finale et en trois sets. L’année suivante, c’est un abandon qui prive Rafa du sacre. Comme pour le Real Madrid, son club de cœur qui avait tant peiné à soulever sa dixième Ligue des Champions, la quête de la «Décima» semble être un obstacle trop grand pour un corps qui s’essouffle. Les genoux grincent, la carrière tout-terrain décline mais une fois de plus, l’ocre parisien semble avoir des vertus médicinales. En 2017, Nadal remporte son dixième Roland-Garros sans perdre le moindre set et en laissant seulement 35 jeux à ses adversaires (soit cinq par match en moyenne). Titanesque.

Le corps de Rafa semble cette fois dire stop. Même s’il ne faut jamais enterrer Nadal.
Le corps de Rafa semble cette fois dire stop. Même s’il ne faut jamais enterrer Nadal. © getty images

Désormais dans la trentaine, le Taureau de Manacor n’a plus l’énergie ni la fraîcheur pour multiplier les longs échanges de fond de court qui poignardent ses genoux à chaque longue course supplémentaire. Pour venir à bout de Dominic Thiem, colosse autrichien capable de le massacrer à distance, Rafa gagne 85% de points à la volée avec une justesse technique très éloignée de l’énergie parfois incontrôlée de ses débuts. Plus tard, c’est le mouvement de son service qu’il fera évoluer pour éviter des ravages sur son corps et augmenter l’efficacité d’une première balle précieuse pour réduire les échanges. C’est une forme de darwinisme tennistique: pour rester parmi les plus forts, Nadal s’adapte. Une question de survie.

C’est une forme de darwinisme tennistique: pour rester parmi les plus forts, Nadal s’adapte.

Les frontières de l’extraterrestre

La seule chose qui ne varie jamais, c’est le mental. Une force d’esprit à toute épreuve, qui transforme l’Espagnol en rouleau compresseur du premier au dernier point du match. «Il joue chaque point comme si c’était une balle de match», déclarera un jour Dominic Thiem, lessivé par le combat psychologique qu’impose Nadal à tous les instants. Dans le couloir qui mène des vestiaires à la terre battue du court Philippe-Chatrier, le prélude de la finale de 2022 avait déjà permis à Rafa de prendre l’ascendant sur Casper Ruud. Multipliant les sprints et les coups droits dans le vide sous les yeux d’un Norvégien qui semblait paralysé par l’événement, Nadal a frappé avec le cerveau avant de le faire avec la raquette. «Le match s’est joué avant de rentrer sur le court», avait d’ailleurs analysé l’ancien joueur français Paul-Henri Mathieu à la vue de ces images.

C’est dans la foulée de ce succès, le quatorzième à Paname, que le Majorquin avait donné plus de détails sur la souffrance endurée depuis le tournoi de Rome, rendue supportable par des injections qui le privaient de toute sensation dans le pied gauche. «J’étais prêt à prendre ce risque. Roland-Garros, c’est Roland-Garros. Tout le monde sait combien ce tournoi est important pour moi

S’il avait alors balayé les rumeurs de retraite, quelques jours après avoir déclaré en prélude à son duel avec Novak Djokovic que «chaque fois que j’entre sur le court ici, je sais que ça peut être la dernière fois», la suite de la saison n’a fait que renforcer les bruits autour d’une fin de parcours. Demi-finaliste à Wimbledon, il n’avait pas pu affronter Nick Kyrgios et avait donc déclaré forfait avant de ne plus s’aligner qu’à neuf reprises jusqu’au terme de l’année 2022, avec plus de défaites (cinq) que de victoires à la clé. Le corps semble cette fois arrêté sur la bande d’arrêt d’urgence, avec trop de kilomètres et d’accidents au compteur pour pouvoir se permettre un nouveau départ, cette année ou plus tard. La légendaire aventure parisienne de l’enfant de Manacor s’arrêtera-t-elle sur le nombre quatorze, avec huit longueurs d’avance sur son plus proche poursuivant à la Porte d’Auteuil?

Ce serait logique. Mais c’est Rafa. Et 2022 l’a encore prouvé: il ne faut jamais enterrer Nadal. Surtout pas si la terre a des reflets ocre.

Carlos Alcaraz, le faux héritier

La filiation est presque trop évidente pour ne pas faire le bonheur des suiveurs. Comme Rafael Nadal, Carlos Alcaraz est espagnol. Comme lui, il a remporté son premier tournoi du Grand Chelem avant de fêter son vingtième anniversaire. Un succès lors du dernier US Open qui lui a permis de faire encore mieux que son aîné, devenant le plus jeune numéro un mondial de l’histoire du jeu.

Pourtant, à y regarder de plus près, Carlos Alcaraz n’a pas tant de similitudes avec son prédécesseur, une fois la raquette en main. A son jeune âge, la maîtrise est déjà grande, bien plus que celle d’un Nadal qui brillait surtout voici une vingtaine d’années par ses capacités physiques et ses grands coups droits. Le Murcian, lui, est souvent présenté comme une synthèse des qualités des trois géants du début de siècle: le sens du jeu de Federer, la force mentale de Djokovic et l’aisance physique de Nadal. Un cocktail forcément détonant, qui en fait déjà le principal héritier d’un «Big Three» qui aura prolongé sa durée de vie bien plus longtemps que prévu au point de laisser dans l’ombre plusieurs talents désignés au fil des ans comme les porte-drapeaux de la nouvelle génération.

La «Next Gen» pourrait finalement être celle d’Alcaraz, un talentueux joueur capable de briller sur tous les terrains – il a déjà atteint les quarts de finale de Grand Chelem sur dur, gazon et terre battue – et appelé à battre de nombreux records. Ce sera peut-être ça, son principal point commun avec Rafael Nadal.

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