© BELGAIMAGE

Anderlecht : où sont les numéros 10 ?

Guillaume Gautier
Guillaume Gautier Journaliste

Il y a ceux qui disent que le numéro 10 a disparu des terrains de football. Et ceux qui disent qu’il est impossible d’envisager un grand Anderlecht sans un grand meneur de jeu. Un casse-tête qui mêle la tradition, le jeu moderne et le génie intemporel. En 2019, peut-on encore peindre le football en mauve ?

Du haut de ses 190 centimètres, Blessing Eleke semblait trop grand pour arracher un sourire aux supporters mauves qui découvraient le nom du buteur nigérian de Lucerne au sommet des dernières rumeurs du mercato. En plus d’être coaché par René Weiler, sorte de crime de lèse-tradition du côté de Saint-Guidon, le géant d’Aba était présenté comme une version africaine d’Ivan Santini, rejeté par les tribunes au casting du style maison.

L’histoire d’Anderlecht aurait pourtant pu s’écrire à partir des larges épaules d’un déménageur des surfaces. Elle raconterait alors que le dernier titre mauve a porté la griffe de Lukasz Teodorczyk, un géant polonais plus puissant qu’adroit, couronné meilleur buteur et auteur du but du sacre sur la pelouse de Charleroi.

Elle parlerait aussi de Romelu Lukaku, enfant prodige de Neerpede qui roulait comme un dragster sur les défenses du Royaume. Bien sûr, elle n’oublierait pas les derniers exploits européens, avec ces victoires contre Manchester United ou la Lazio au tournant du millénaire, orchestrées par le double mètre de Jan Koller.

Tous auraient été désignés comme les héritiers de Jef Mermans, figure de proue du football mauve. Au crépuscule de la Seconde Guerre mondiale, le grand Anversois avait été débauché au Tubantia Borgerhout, son club formateur, contre la somme record de 125.000 francs belges.

Artisan majeur des sept premiers titres de l’histoire anderlechtoise, avec ses 365 buts inscrits en 399 matches, Mermans est la première légende du stade Émile Versé, ancêtre du stade Constant Vanden Stock. Quand Jan Mulder débarque dans la capitale belge, on lui raconte rapidement les exploits du premier Bomber mauve.  » On m’a montré une tribune, et on m’a dit qu’elle avait été construite grâce à ses buts « , se souvient le Néerlandais.

Mermans était un puncheur à l’anglaise, technicien approximatif mais finisseur de génie, rapidement devenu l’idole des jeunes amenés à lui succéder sur la prestigieuse pelouse bruxelloise. Avec, parmi eux, un certain Paul Van Himst.

L’ICÔNE VAN HIMST

Lancé à seize ans dans le grand bain de l’élite belge, Van Himst réécrit l’histoire. À la place du nom de Mermans, c’est le sien qui s’inscrit pour toujours en haut de l’affiche anderlechtoise. Aujourd’hui encore, quand on parle du la légende du RSCA, c’est le nom du premier grand numéro 10 du Parc Astrid qui jaillit, aussi rapidement qu’un sprint victorieux de Tomasz Radzinski.

Peut-être est-ce parce qu’il est un enfant des rues de la capitale, alors que Mermans avait débarqué de la métropole anversoise. Ou alors, parce que Van Himst a emmené les Mauves vers leur première finale européenne, concluant cette Coupe des Villes de Foire 1970 avec un titre de meilleur buteur, là où le Sporting version Mermans encaissait des 10-0 face à Manchester United quelques années plus tôt.

Ou bien, simplement, tout cela se résume à une question de style. Le buste sculptural, le menton haut et fier et le visage ciselé, Van Himst est tellement télégénique qu’il se retrouve à donner la réplique à Pelé et Sylvester Stallone dans le film  » À nous la victoire « . Ses buts, ses slaloms et ses passes dessinées de l’extérieur du pied lui valent même le surnom de  » Pelé blanc « .

 » C’était un meneur de jeu hors-catégorie « , rembobine son ancien coéquipier Georges Heylens.  » Il évoluait généralement derrière l’attaquant de pointe et c’était notre plaque tournante. Il gérait les manoeuvres offensives et avait l’art d’exploiter le deuxième ballon.  »

Racé et raffiné, Van Himst quitte peu à peu son statut de footballeur pour devenir une image d’Épinal. L’incarnation du joueur mauve.  » Anderlecht, c’est un style, tout comme l’Ajax est un style « , définit Mulder.  » À Amsterdam, c’est Johan Cruijff qui en était le dépositaire. Au Sporting, c’était Paul Van Himst. Anderlecht a toujours été synonyme de finesse.  »

LES HÉRITIERS

Si le leadership technique de la maison bruxelloise se déplace sur l’aile au bout des années septante, quand Robby Rensenbrink slalome entre les défenses du continent pour emmener Anderlecht vers les sommets de l’Europe, le Sporting revit sur la scène nationale quand il met enfin la main sur l’héritier de Popol. Juan Lozano ne porte pas le numéro 10, mais il débarque avec une crinière maradonesque et un football d’opéra.

S’il admet avoir évolué grâce à la précision des consignes de Tomislav Ivic, l’Espagnol gardera toujours l’image d’un artiste insolent, au sujet duquel la légende raconte qu’il piquait généralement du nez lors des séances de théorie. Comme un vrai 10, qui n’aurait pas besoin de se greffer aux consignes collectives pour briller plus fort que les autres.

 » Lozano adorait la liberté « , résumait en son temps Martin Lippens, entraîneur-adjoint lors des plus belles années de Juan au Parc. Forcément, le génie latino s’éclate sous les ordres de Paul Van Himst, qui lui offre un traitement de faveur qu’il a lui-même connu quelques années plus tôt :  » Avec Pierre Sinibaldi, j’avais beaucoup de liberté. Je ne devais pas prendre un homme.  »

Couvé par Lozano, avant de prendre sa relève, Enzo Scifo perpétue la prestigieuse lignée du meneur de jeu mauve. Comme un clin d’oeil par ricochet à l’icône de Saint-Guidon, l’enfant de La Louvière est surnommé  » le Petit Pelé du Tivoli  » dans le premier article qui lui est consacré, sorti de la plume de Michel Matton. Un tel pedigree ne pouvait atterrir ailleurs qu’au Parc Astrid. Le nouveau golden boy du football belge est un merveilleux héritier pour perpétuer la tradition.

Anderlecht a toujours été synonyme de finesse.  » Jan Mulder

Il y aura encore Marc Degryse. Et après lui, Pär Zetterberg, déifié presque démesurément par l’institution bruxelloise, au regard d’une carrière qui n’aura jamais décollé plus haut que le Sporting et l’Olympiacos. Comme si l’absence de successeur l’avait rendu plus grand.

 » C’était le dernier véritable numéro 10 en Belgique « , concède Alin Stoica, prodige roumain pourtant appelé à lui succéder. Van Himst approuve :  » Depuis la retraite de Zetterberg, Anderlecht ne dispose plus d’un régisseur de haut vol. Ahmed Hassan n’avait pas le même impact sur ses équipiers et sur le jeu.  »

Les incessantes et géniales ouvertures de l’extérieur du pied du Pharaon n’auront visiblement pas suffi à la légende locale pour placer l’Égyptien dans son arbre généalogique.

RENÉ ET HEIN

 » Les numéros 10 font un peu partie de la tradition mauve. Le public du Parc Astrid a toujours été friand de ce genre de joueur créatif « , détaille Frank Vercauteren. Les mots datent de 2005, et donnent presque l’impression de pouvoir se conjuguer au passé. Il y a eu Hassan, bien sûr. Et aussi Marius Mitu, Hernan Losada, Ronald Vargas, Marko Marin, Filip Djuricic, Nicolae Stanciu, Ryota Morioka et, désormais, Peter Zulj. Tant de noms, et si peu de bons souvenirs.

Deux 10 mythiques des Mauves : Paul Van Himst et Pär Zetterberg.
Deux 10 mythiques des Mauves : Paul Van Himst et Pär Zetterberg.© BELGAIMAGE

Dans les bureaux, pourtant, on y croyait toujours, au point de faire de Stanciu le transfert le plus coûteux de l’histoire du club. Ni René Weiler, ni Hein Vanhaezebrouck n’ont laissé au Roumain l’opportunité d’écrire l’histoire. Sa meilleure période aura sans doute été durant le court intérim de Nicolas Frutos. Peut-être parce que, contrairement à Weiler et Vanhaezebrouck, l’Argentin semblait mettre les hommes au-dessus du système.

Dans le football mathématique du Suisse, il n’y avait pas de place pour un numéro 10. Qu’importe la tradition, puisqu’elle  » ne marque pas de buts « , comme l’avait affirmé Weiler au bout d’une conférence de presse houleuse dans l’intimité du Freethiel.

Chez Vanhaezebrouck aussi, les créateurs avaient du mal à se faire une place.  » Aujourd’hui, on met l’accent sur la vitesse et la puissance « , analysait Filip Djuricic lors de son arrivée à Bruxelles, quand on lui faisait remarquer qu’il était l’un des derniers représentants d’un profil en voie d’extinction.

 » Les meneurs de jeu à l’ancienne sont en train de disparaître. Dans le meilleur des cas, on nous déporte sur un côté ou en pointe.  » Dennis Praet, exilé sur le côté gauche du Sporting de Besnik Hasi pour conquérir le 33e titre mauve, ne pourra qu’acquiescer.

LE 10 MAUVE

Également installé sur un flanc, Mbark Boussoufa a été le dernier véritable génie du football bruxellois. Comme le symbole d’une tradition qui s’est éloignée du coeur du terrain, se rapprochant progressivement de la ligne de touche avant de finir par la franchir. Comme Stanciu, Ryota Morioka a passé plus de temps sur le banc que sur la pelouse. Plus discret, moins audacieux que  » l’homme qui valait dix millions « , le Japonais n’a même pas récolté l’indulgence du public. Juste quelques sifflets.

Même dans les tribunes, l’histoire semble avoir basculé. Outre les talents sortis de Neerpede, toujours chéris par un club amoureux de sa jeunesse, les derniers rois de la standing-ovation étaient Teodorczyk et Marcin Wasilewski, des Polonais aux pieds hésitants mais à la hargne contagieuse. Par moments, Anderlecht semble avoir décidé d’admirer celui qui court, plutôt que de tomber amoureux de celui qui fait courir les autres.

L’histoire, pourtant, ne s’arrête jamais vraiment.  » Je suis sûr que je suis vieux, mais je pense qu’Anderlecht doit toujours jouer avec un meneur de jeu « , explique Jan Mulder. Ramené au bercail par une nouvelle direction désireuse de retrouver le sang mauve, Pär Zetterberg était catégorique dans les colonnes du Het Laatste Nieuws après sa première rencontre passée sur le banc, face à Lokeren :

 » À Anderlecht, il y a toujours eu un grand meneur de jeu pour faire la différence et changer le scénario d’un match. Sur le terrain, je n’en ai pas vu, et ça manque. Anderlecht doit avoir un joueur pareil pour déstabiliser son adversaire.  »

Les tribunes ont le sourire en voyant les premiers pas de Yari Verschaeren. Un gamin plongé dans la potion magique anderlechtoise, à l’image d’un Scifo qui aime raconter qu’il contrôlait des ballons de l’extérieur du pied à un âge où les enfants à qui on lance la balle pensent plutôt à se cacher le visage. Dans le football de Fred Rutten, la fantaisie reçoit un carnet d’invitation, après deux années de schémas trop précis pour ouvrir la porte aux génies.

SMOKING

À Saint-Guidon, comme dans la plupart des clubs-phares des capitales du monde, les joueurs conservent le pouvoir. L’entraîneur doit seulement leur faciliter la vie. Juan Lozano était admiratif du coach Van Himst, qu’il n’hésite pas à comparer à Vicente Del Bosque. Un meneur d’hommes à l’esprit apaisé. Pas besoin d’un grand tacticien à une époque où les meilleurs joueurs du Royaume s’habillent en mauve. Même Raymond Goethals finissait parfois par croiser les bras.  » Je me souviens que parfois, après deux minutes, Raymond se tournait vers moi « , se souvient Martin Lippens.  » Et il me disait : C’est bon Martin fieu, il n’y a plus qu’à s’asseoir, Robby a mis son smoking aujourd’hui.  »

Jua Roman Riquelme : un 10 comme on n'en fait plus.
Jua Roman Riquelme : un 10 comme on n’en fait plus.© BELGAIMAGE

Moins de fantaisie, donc moins de 10

Sur l’épitaphe de l’un des postes les plus mythiques de l’histoire du jeu, certains ont choisi de fixer la date de décès au 25 janviers 2015. Ce jour-là, l’Argentin Juan Roman Riquelme a raccroché les crampons. Celui qui était surnommé  » El Último Diez «  ( » le dernier dix « ) laissait derrière lui cinq titres de champion d’Argentine et une médaille d’or olympique, ramenée de Pékin en 2008, mais une maigre Coupe Intertoto comme seul trophée conquis sur le Vieux Continent.

Certes, le Gaucho a emmené Villarreal en demi-finale de la Ligue des Champions, mais il n’a jamais pu faire son trou dans le Barça de Louis van Gaal, qui l’avait installé sur le flanc gauche.  » Le numéro 10, le vrai, il joue dans l’axe. C’est une tradition « , raconte pourtant Zinedine Zidane à SoFoot. Au Real, le génie français a cependant passé plusieurs saisons dans le couloir gauche, rentrant dans le jeu dès qu’il en avait l’occasion.

Depuis Riquelme, et malgré les espoirs suscités par l’éclosion de Mesut Özil ou certains éclairs de génie de Javier Pastore, le 10 a disparu des radars.  » Aujourd’hui, il y en a moins parce qu’on vit mieux « , diagnostique Michel, ancien membre de la Quinta del Buitre madrilène.  » Tout est encadré, aseptisé. Il y a moins de folie, moins de fantaisie, et donc moins de 10.  »

Angel Cappa, romantique du football argentin et ancien entraîneur, poursuit le raisonnement :  » Dans les centres de formation, les jeunes font de la muscu au lieu de travailler l’intelligence de jeu, la technique. Alors que dans la rue, les gamins jouaient au ballon toute la journée.  »

Invité par l’Union belge à l’été 2017 pour une conférence sur la naissance d’un joueur de football, Marcelo Bielsa opine du chef :  » La formation naturelle, c’est la meilleure des formations, parce qu’elle permet aux joueurs de trouver des réponses aux problèmes posés par le jeu en jouant. Mais cette formule est devenue inapplicable au monde actuel, parce que la passion du football est confrontée à d’autres passions, et donc trop peu exploitée en temps pour développer ce patrimoine génétique. Et puis, en ville, les espaces dédiés au football sont trop rares.  » Le numéro 10 ne naît pas dans un canapé.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire