FLUX ET REFLUX

Comment la migration a influencé l’EURO et modifié les rapports de force dans le football. Tentative d’explication des surprises et des difficultés.

Retour à mars 2008. Pendant que le Standard de Michel Preud’homme file vers son premier titre en 25 ans, les scouts d’Everton prennent des notes, dans la tribune. Ils suivent Marouane Fellaini et préparent une offre. En été, Fellaini va rejoindre les rives de la Mersey pour vingt millions d’euros. Quelques semaines plus tôt, Vincent Kompany quitte Hambourg pour Manchester City. D’autres suivent et huit ans plus tard, 11 des 23 internationaux belges de cet EURO jouent en Premier League.

Retour à mars 2008. La Belgique est contente : les Diables ont gagné une place au classement FIFA. Ils sont 42es. Brian Vandenbussche (Heerenveen) défend le but, Gill Swerts (Vitesse) est arrière droit, Christoph Grégoire (Gand) milieu gauche et Mousa Dembélé (AZ) joue en soutien de Luigi Pieroni (RC Lens). Huit ans plus tard, la Belgique est deuxième au classement et les internationaux évoluent à Chelsea, Tottenham, Barcelone, Manchester City ou Liverpool.

Y a-t-il un lien ? La migration a-t-elle un impact sur le classement et si oui, dans quelle mesure ? Il faut distinguer deux sortes de migration : la sportive – les footballeurs rejoignent un autre championnat et y progressent – et l’économique, soit l’immigration d’un pays vers un autre, avec changement de nationalité. Dans quelle mesure cela a-t-il une influence sur l’EURO 2016 ?

LA MIGRATION SPORTIVE

Marc Wilmots le remarque souvent, de même que les analystes : il n’y a plus de petits pays. Tout le monde est bien préparé tactiquement et physiquement. Les espaces sont réduits, comme les différences. Mais est-il possible que ce cliché qui a déjà deux décennies soit lié à la migration sportive déclenchée par Jean-Marc Bosman et à la plus grande acceptation des étrangers, du moins dans les grands championnats ? L’arrêt Bosman n’a pas conféré plus de liberté aux joueurs puisque les contrats sont plus longs mais la puissance est passée des clubs aux agents.

Ceux-ci dirigent leurs pions vers les grands championnats. Ajoutez-y l’explosion du paysage médiatique, avec le football payant et des contrats de plus en plus plantureux et on obtient une concentration de pouvoir des joueurs et des clubs les plus riches, des clubs qui peuvent préparer leurs footballeurs dans des conditions optimales et opèrent un recrutement de plus en plus large, à un âge toujours plus tendre. Tout cela relève le niveau.

L’internationalisation a un effet pervers sur les compétitions nationales, sur lesquelles nous nous basons souvent aveuglément pour juger une équipe nationale. Il y a eu un brain drain, une fuite des cerveaux. La Belgique a joué les huitièmes de finale du Mondial 2002 contre le Brésil. Sur les 23 joueurs, seuls 8 évoluaient à l’étranger. En France, quatre seulement jouent toujours en Belgique et encore deux d’entre eux, Jordan Lukaku et Thomas Meunier, trouvent qu’il est grand temps d’aller à l’étranger pour progresser et pouvoir suivre les autres Diables Rouges.

C’est le cas d’autres pays. Vous étiez surpris que l’Albanie ait si bien résisté à la France et à la Suisse ? Cinq Albanais jouent pour des clubs italiens, deux sont en Allemagne et deux autres en France, pour ne citer que les compétitions les plus importantes. L’Irlande du Nord vous a surpris ? Son championnat ne représente rien, les joueurs évoluent tous dans les deux premières divisions anglaises, à part quelques Écossais.

Impressionnés par la Croatie ? Sept internationaux en Serie A, quatre en Primera Division, deux en Bundesliga. L’Islande ? Une bonne formation au pays. La finition ? En Angleterre (trois), en Italie (deux) et en Allemagne (deux). OK, tous les joueurs des petits pays ne reçoivent pas beaucoup de temps de jeu mais ils sont formés avec de plus en plus de professionnalisme.

Ajoutez-y l’enthousiasme et la fierté nationale et vous obtenez un ensemble difficile à démanteler. Même un grand pays comme l’Allemagne, championne du monde, profite de cet échange d’idées : elle compte trois joueurs en Espagne, trois en Angleterre et un en Italie. L’Espagne aussi, malgré la force de ses grandes équipes. Vicente Del Bosque a sélectionné six éléments du championnat anglais, un d’Italie et un de Bundesliga.

L’ADN DU FOOT A CHANGÉ

En 2006, quand l’Allemagne n’a pas été sacrée championne du monde sur ses terres, le Spiegel Online a interviewé Oliver Bierhoff, le team manager. Selon lui, une des raisons de cet échec était que les clubs allemands n’engageaient pas de grands joueurs étrangers au contact desquels les Allemands pourraient apprendre de nouvelles techniques. Ça a changé depuis. Le Bayern a même enrôlé deux coaches étrangers de renom, Pep Guardiola puis Carlo Ancelotti, et transfère depuis quelque temps des talents étrangers. L’ADN du football a changé. Est-ce aussi grâce à ça que l’Allemagne a été championne du monde en 2014 ?

Prenons maintenant les équipes éliminées au premier tour. La Russie, l’Ukraine, la Roumanie, la Tchéquie. Qu’ont-elles en commun ? Peut-être ceci. Roumanie : neuf joueurs de son championnat, trois en Bulgarie, un en Israël, un au Qatar et un en Arabie saoudite. Ukraine : 17 jouent au pays. Russie : 22 se produisent dans leur championnat, où ils sont protégés par une limitation du nombre d’étrangers. La Russie essaie de réguler l’afflux d’étrangers dans son championnat depuis 2006 avec des mesures style 6+5, 7+4 ou, comme cette saison, 15+10 (maximum dix étrangers dans le noyau). La saison prochaine, elle en revient d’ailleurs à six Russes et cinq étrangers dans l’équipe de base. Peu de mélange. Busée à l’EURO.

Nous sommes réducteurs mais les statistiques permettent d’opérer un constat préalable. Plus une équipe compte de joueurs dans les grandes compétitions, meilleurs sont ses résultats, même s’il y a des exceptions. L’Autriche avait opéré une fameuse remontée au classement FIFA. Elle était dixième à l’entame de ce tournoi, derrière la Belgique, l’Allemagne, l’Espagne et le Portugal. En théorie, donc, le cinquième pays d’Europe. Rien d’étonnant, à voir sa sélection. Quinze internationaux jouent en Allemagne, quatre en Angleterre. En théorie, elle devait se qualifier aisément pour la phase par élimination directe. C’était même un must.

 » L’Autriche m’a désagréablement surpris « , déclare Jeroen Schokkaert. Maintenant analyste de la KBC, il a étudié à la KUL les effets du brain drain sportif sur les équipes nationales.  » En fait, la migration des footballeurs africains en Europe et l’aide qu’ils apportaient ainsi à leur pays était notre point de départ. L’étude a révélé que ça avait un effet positif.  »

Le thème a fasciné d’autres personnes. Branko Milanovic a analysé toutes les Coupes du Monde, de 1950 à 2002, et il a établi un lien avec l’immigration sportive : plus elle était importante, plus la différence de buts était minime. Schokkaert :  » Notre étude a révélé qu’il est même plus important d’avoir des joueurs dans des grandes compétitions que de posséder un grand vivier.  » En ce sens, il ne faut pas s’étonner que l’Islande, malgré une population de 330.000 personnes, ait été performante, contrairement à la Russie, qui compte 143 millions d’âmes. Les Russes ne s’expatrient pas alors qu’aucun international islandais ne joue au pays.

Si des nations comme le Danemark et la Suède ont perdu du terrain, c’est à cause des convergences entre la migration sportive et l’économique. Schokkaert :  » Un footballeur de Suède ou du Danemark et même de Norvège vit mieux que dans des pays comme l’Albanie ou les Balkans. Il n’est pas nécessairement disposé à abandonner son excellent système social pour une aventure à l’étranger.  » Ça expliquerait aussi le recul de la Russie ou de l’Ukraine : bien payés chez eux, les joueurs n’ont pas besoin de s’expatrier.

LA MIGRATION ÉCONOMIQUE

Ça nous amène à l’autre volet de la discussion : l’immigration économique, du footballeur comme de ses parents.

Le football est un jeu sans frontières. Il y a deux ans, au Mondial brésilien, trois pays interdisaient la double nationalité : le Japon, la Corée du Sud et l’Équateur. Toutes les autres nations alignaient des footballeurs qui auraient pu se produire pour une autre équipe nationale. En tête, l’Argentine, une terre de migrants.

La Gazzetta dello Sport a fait ses comptes en début de tournoi. Sa conclusion ? Sur les 552 joueurs de ce tournoi, il y a 141 immigrés (économiques ou politiques) ou enfants de migrants, soit 25 %. De tous les pays participants, seule la Roumanie aligne d’authentiques produits nationaux. Les Suisses ont le onze le plus multiculturel du tournoi : 14 internationaux sont nés à l’étranger ou de parents non suisses. Le Portugal dénombre treize étrangers.

La Belgique et l’Albanie sont troisièmes ex-æquo avec douze joueurs de tous horizons, encore que pour l’Albanie, à part un joueur dont les parents sont macédoniens, il ne s’agisse que de Kosovars, soit des Albanais, sur le plan ethnique. Six des douze Diables Rouges d’origine étrangère viennent du Congo. Ce pays est représenté par dix joueurs à l’EURO si on y ajoute les trois Français et le Suisse.

Rien de neuf sous le soleil. C’est comme ça depuis des années. Lundi, un débat sur le sport, la migration et l’intégration se tenait à Bordeaux. Parmi les conférenciers, Yannick Stopyra. International français dans les années 80, l’avant a joué le Mondial 1986. Stopyra :  » J’ai joué avec Platini, un Franco-Italien. Luis Fernandez était espagnol et je suis d’origine polonaise. Je trouve que ce mélange ethnique est un enrichissement.  »

Stopyra s’occupe de la formation aux Girondins de Bordeaux. Il se rend fréquemment en Afrique, à la recherche de talents. Stopyra :  » Que pensez-vous de ce tournoi ? Franchement ? Embêtant, non. Dites-le franchement. Il n’y a pas grand-chose à voir. D’où cela vient-il, d’après vous ? Avant, nous jouions tout le temps en rue. Maintenant, les clubs doivent compenser cette perte. Vous le dites vous-même : tout le monde reçoit la même formation. J’ai connu Zidane jeune. A Cannes, avant qu’il rejoigne Bordeaux. Combien de fois n’ai-je pas entendu dire qu’il devait céder le ballon, ne pas tant dribbler. Heureusement, il ne s’en est pas soucié. En Afrique, on trouve encore beaucoup de jeunes qui jouent. Croyez-moi, je suis le premier partisan de la migration : qu’ils viennent, ces jeunes Africains. Ils enrichissent notre football. Ou faites venir leurs parents, comme les miens jadis.  »

Avant le match France-Suisse, notre site écrivait ceci :  » Lors des prochains tournois, des footballeurs issus de pays qui font maintenant l’actualité à cause des guerres (Syrie, Afghanistan, Irak) et qui ont fui vont certainement émerger, reconnaissants des chances que leur a offertes leur nouvelle patrie. S’ils sont bon sur le terrain, ils seront applaudis sans vergogne par les enfants des gens qui sont méfiants voire hostiles à l’égard de leurs parents, qui viennent d’arriver. En bref, en sport, l’expression  » notre peuple d’abord  » est périmée. Le vestiaire sportif doit être le seul secteur professionnel dont la discrimination a disparu depuis longtemps.  »

LE CAS DU KOSOVO

Est-ce le cas ? L’Autriche, dont un tiers des jeunes de D1 est d’origine étrangère, nourrissait de grandes attentes à cet EURO. Elles ont été anéanties dès la première journée, suite au revers contre la Hongrie. Un mail haineux est apparu sur la page Facebook de Heinz-Christian Strache, le leader du FPÖ. Sous le titre  » un message de Hongrie « , il était écrit que c’était à cause des origines des joueurs autrichiens.

Le message a obtenu plus de cent likes d’un coup. Un autre message, posté en Allemagne, parlait de  » saluts patriotiques « , disant qu’en Allemagne, on avait  » plus de Mannschaft.  » Les Autrichiens Alaba et Okotie ont été qualifiés de sacs de charbon. Le site a une couleur politique mais ça ne surprend pas. Jordan Lukaku n’a-t-il pas parlé aussi d’un  » moindre crédit  » ?

Plus d’unité en Allemagne. Il y a eu une querelle avant le tournoi aussi quand un politicien a dit que Jerôme Boateng était  » un voisin qu’on ne voulait pas avoir.  » Yannick Stopyra calme le jeu.  » Il y a des idiots partout.  » A ses côtés, Kevin Bossuet. Il est issu du rugby et travaille à Mérignac, une banlieue de Bordeaux. Bossuet :  » Quand Karim Benzema n’a pas été repris, pas plus que Hatem Ben Arfa, beaucoup de jeunes du quartier, des gamins d’origine arabe, se sont détournés de l’EURO. Nous avions organisé quelque chose pour le match d’ouverture entre la France et la Roumanie. Il y avait une vingtaine de jeunes devant l’écran. Dehors, ils étaient 200 à jouer au football. Des enfants immigrés, surtout d’origine arabe, refusaient de supporter l’équipe nationale française.  »

Mercredi, Zlatan a pris congé de la Suède. Il est un modèle pour les jeunes. Il a grandi dans un pays libéral en matière d’immigration. Son comportement irrite les plus âgés. Même chez les Suisses, tout n’est pas rose, bien que les migrants aient replacé l’équipe sur la carte du football. Le tournoi se déroulait paisiblement jusqu’à ce que Xherdan Shaqiri, l’ailier droit qui avait fait souffrir les Belges à Genève, jette une bombe.  » Si le sélectionneur du Kosovo me veut comme capitaine, je réfléchirai.  »

Les Suisses en ont avalé leur café de travers. Comment ça, réfléchir… Shaqiri est quand même Suisse… Eh bien non, est-il apparu avant le match contre la Roumanie. Comme le Kosovo est un nouveau membre, tous ceux qui ont des racines kosovares peuvent le rallier, même s’ils comptent des sélections dans une autre équipe nationale. Y compris Adnan Januzaj. La presse suisse s’est demandé pourquoi Shaqiri disait ça. Parce que le sélectionneur Petkovic a confié le brassard à Lichtsteiner et pas à lui après l’avoir retiré à Inler ? Le patriotisme s’arrête-t-il à un morceau d’étoffe ou à une reconnaissance symbolique ?

PAR PETER T’KINT À BORDEAUX – PHOTOS BELGAIMAGE

En 2002, 8 Diables Rouges sur 23 évoluaient à l’étranger. Aujourd’hui, ils sont 19 !

En s’appuyant essentiellement sur des joueurs actifs au pays, la Russie et l’Ukraine n’ont pas fait le poids à l’EURO.

 » Quand les résultats sont moins bons, on reproche aux immigrés de manquer de loyauté à l’égard de leur pays.  » STÉPHANE BÉAUD, SOCIOLOGUE

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