DE SALE BOCHE À MACAQUE

Bruno Govers

Les premières insultes sur les terrains belges remontent aux années 20.

« Quand un Flamand dit sale Wallon ou que ce dernier réplique par sale Flamin, peut-on parler de racisme ? », interroge Bart Vanreusel, professeur en sciences du mouvement à la KUL ?  » D’après moi, il y a plutôt lieu de parler d’une injure, voire d’une parole offensante dans ce cas. Mais qu’en est-il lorsqu’on qualifie l’autre de sale Boche ou encore de sale Juif ? Ces mots-là, manifestement, ont une tout autre dimension. C’est pourquoi, à mon sens, les premiers cas de racisme dans le football belge remontent sans doute au début des twenties.

A cette époque, en vertu des articles 33 et 35 du Traité de Versailles, promulgué le 28 juin 1919, les communes des cantons d’Eupen, de Malmédy et de Saint-Vith, allemands jusqu’alors, ont été rattachées à la Belgique. Avec toutes les sensibilités à fleur de peau que cette annexion a pu susciter autour des terrains, puisque des clubs de football existaient déjà dans les deux premières entités (1). Et le même phénomène était perceptible dès l’année suivante, en 1920, suite à la mise sur pied du Maccabi Anvers, un club dont l’appellation réfère à Jehuda Hamaccabi, du nom du leader des patriotes juifs qui s’étaient insurgés en 168 avant notre ère contre les occupants Gréco-Syriens (2).

L’examen d’une autre parution, dédiée pour sa part aux 75 ans du RFC Malmundaria (3) abonde dans le même sens. Quel accueil allaient nous réserver les clubs et le public de l’intérieur du pays, lors de nos déplacements ? A part quelques heurts inévitables, nous devons avouer que notre intégration fut assez bien accueillie, y lit-on, p. 21. En haut lieu, on ne fit pas vraiment de cadeaux aux Malmédiens non plus. La preuve : lors de la demande d’affiliation à l’URBSFA, le club aurait dû logiquement se voir attribuer le matricule 21, eu égard à sa création en 1904. En lieu et place, après moult palabres, il fut finalement doté du 188 le 19 mai 1922 (4). Car certains clubs, tenus sur les fonts baptismaux avant cette date, n’admettaient pas d’être devancés par celui qui faisait figure d’intrus.

Hormis des matches contre des formations de la province de Liège, la lecture (1) nous apprend que les équipes de la région germanophone, qu’il s’agisse de Verein für Jugend und Volksspiele ou le FC Eupen 1920, organisaient à intervalles réguliers des joutes amicales non seulement contre le Tubantia Borgerhout mais aussi contre le Maccabi Anvers. Serait-ce peut-être parce qu’à l’instar du club de la Métropole, nouveau venu dans le paysage du football belge d’alors, les clubs des cantons rédimés faisaient quelque peu figure de parias, eux aussi ?

Notre confrère Raymond Heeren, co-auteur de l’ouvrage, se veut prudent.  » Dans les archives du football eupenois, je n’ai trouvé nulle part mention de la raison qui a bien pu pousser les clubs locaux à tisser des liens étroits avec les clubs anversois en général et le Maccabi en particulier. Outre ce club et le Tubantia Borgerhout, le FC Cappellen était lui aussi invité régulièrement au Kehrweg et vice-versa. Mais il se peut que le particularisme du Maccabi ait joué un rôle. A l’image des clubs eupenois, il se distinguait lui aussi quelque peu des autres. Et le temps n’a guère estompé cette différence. A cet effet, on se rappellera sans doute qu’un autre Maccabi, de Bruxelles celui-là, a fait la une des journaux suite à des problèmes rencontrés avec des jeunes du FC Haren, en 2004. Quant à la situation à Eupen, il ne se passe guère de semaine sans que les jeunes de l’entité, voire les aînés, soient traités de Sales Boches. Vous en aviez d’ailleurs fait mention naguère lors d’une double interview avec Henrik et Kristoffer Andersen (5) « .

Macaroni, Keeskop, Blanchette et Zwarte Piet

Les Allemands n’étaient pas les premiers étrangers au sein du football belge. Celui-ci, aux temps héroïques, faisait la part belle aux Anglais, qui avaient d’ailleurs introduit ce jeu dans nos contrées à la fin du 19e siècle. Les noms de quelques-uns de nos plus anciens clubs traduisent ces origines : il suffit de songer au FC Antwerp (et non Antwerpen), au Daring ou au Racing Club de Bruxelles, au Sporting d’Ixelles, etc… La plupart d’entre eux comptaient généralement en leurs rangs l’un ou l’autre sujets de Sa Gracieuse Majesté. Et, pour faire bonne figure dans le concert du football européen, avec ses premiers matches internationaux remontant au début du 20e siècle, il n’était pas rare de noter la présence de footballeurs originaires des Iles chez les Diables Rouges. Les noms d’ Eric Thornton ou encore d’ Alphonse Wright en disent long à ce sujet (6).

 » Les clubs étaient non seulement fiers de leur appellation étrangère mais aussi de leur légion britannique « , observe Bruno Dubois, principale cheville ouvrière de FOOT 100 (7).  » A l’époque, ces cercles ainsi que leurs représentants étrangers ne suscitaient pas la jalousie mais plutôt une énorme envie. Chacun avait réellement à c£ur d’avoir son ou ses Anglais pour faire bien. Plus tard, d’autres éléments d’horizons plus lointains encore se sont quelquefois ajoutés. Je songe au Perse Vahram Kevorkian, qui a défendu les couleurs du Beerschot au tout début du 20e siècle et qui fut le premier élément d’origine asiatique à s’illustrer sous la casaque de l’équipe nationale belge. Avant l’arrivée de la famille Bayat à Charleroi, le Sporting a compté lui aussi un joueur de même origine : Hossein Sadeghiani. Attaquant, il suscitait lui aussi un enthousiasme peu banal et était encouragé aux cris de Percez, Persan !  »

Si, pendant l’entre-deux-guerres, les étrangers pouvaient se compter sur les doigts d’une seule main, la situation allait cependant changer du tout au tout après le deuxième conflit mondial. Les premiers flux migratoires concernèrent alors, à la fois, des joueurs d’origine italienne (exemple : Tony Tosini au Mambourg, etc.), est-européenne (le pionnier et réfugie politique hongrois Jozsef Wolbling à Anderlecht, etc.), voire africaine ( Paul Bonga Bonga au Standard, entre autres). La colonie transalpine dut, certes, composer avec des macaronis fusant des gradins. Des années plus tard, les Néerlandais, eux, eurent affaire régulièrement au mot keeskop. S’agissait-il de racisme ? A ce sujet, nous nous souvenons d’une interview de l’ancien international hollandais du RSCA, Jan Mulder, qui estimait que ce terme constituait bel et bien une offense. Par contre, le buteur patenté des Mauve et Blanc se disait charmé par un quidam du Standard, qui l’avait traité un jour de tulipe. Comme quoi la marge est parfois difficile à tracer.

Une chose est toutefois sûre : au même titre que les joueurs africains actuels, trop souvent exposés à la bêtise humaine, leurs devanciers sur les stades belges n’étaient pas épargnés non plus. Comme l’arrière du RSCA, Julien Kialunda, appelé affectueusement Blanchette ou Blanche-Neige par les supporters, fussent-ils du Parc Astrid ou d’ailleurs. Ses collègues congolais Lucien N’Dala et Raoul Lolinga, qui évoluaient de concert à Saint-Trond étaient toutefois traités de zwarte boerkes (petits paysans noirs) ou de zwarte pieten (pères fouettards). Quant au plus illustre d’entre eux, Léon  » Trouet  » Mokuna, il n’avait pas toujours la vie belle non plus.

 » Gand a toujours été une ville bourgeoise et le public des Buffalos très critique « , raconte-t-il.  » Au départ, les sympathisants de La Gantoise ne comprenaient manifestement pas ce qui avait poussé la direction des Bleu et Blanc de m’embrigader. Comme mes premiers pas, dans mon nouvel entourage, s’étaient révélés difficiles, la foule avait allégrement marchandé son soutien avec moi. Pour elle, je n’étais qu’un sale noir ou un sale nègre qui avait pris la place d’un Belge du cru. L’absence de respect ne se limitait d’ailleurs pas aux seuls sympathisants locaux. Plusieurs coéquipiers se plaisaient, par tous les moyens, à me saboter sur le terrain. Tantôt ils me snobaient, tantôt ils m’adressaient des ballons injouables. Malgré ce contexte difficile, je suis malgré tout parvenu à tirer mon épingle du jeu, au point de me rendre indispensable au bon fonctionnement de l’équipe. Dès ce moment, l’attitude des gens – et de mes partenaires – a subitement changé du tout au tout. Du coup, j’étais admis et même porté aux nues. Ce virement de bord explique même pourquoi j’habite toujours la ville de Gand actuellement, un demi-siècle après mon arrivée  »

Des cris de singe à l’adresse de Carlos Alinho

De propos blessants, la situation pour les joueurs africains aura malheureusement évolué en mal au fil des ans, à mesure aussi où leur présence se sera faite beaucoup plus nombreuse sur les terrains. Au cours des années 70, les premiers cris de singe se sont fait jour dans les travées et tribunes. C’était l’époque où moi-même, jeune adolescent, commençais à fréquenter les stades. La première fois que j’ai vécu cette scène, je m’en souviens comme si c’était hier, c’était lors d’un derby bruxellois entre Anderlecht et feu le RWDM. Le joueur scandaleusement traité n’était autre que le Molenbeekois Carlos Alinho, un défenseur de grande classe d’origine capverdienne. Des années plus tard, alors qu’il dirigeait la sélection de l’Angola à la CAN 1996, en Afrique du Sud, nous avions eu l’occasion de sympathiser et il avait évoqué cet épisode douloureux.

 » C’était dégradant « , avait-il raconté en substance.  » Je n’avais jamais entendu ça de ma vie. Au club, on me conseillait de ne pas me faire de souci à ce propos. J’ai eu beaucoup de soutien de gars comme Eric Dumon ou Maurice Martens. Même Johan Boskamp, qui faisait la route avec moi à partir de Relegem me faisait comprendre, gestes à l’appui, que les inconditionnels d’un club étaient souvent stupides. Toi, black, moi kees rigolait-il. Personnellement, je ne comprenais pas pourquoi j’étais la cible toute désignée du public, alors que d’autres footballeurs à la peau foncée écumaient les terrains. Comme le Brésilien Giba de Waregem, par exemple, ou son compatriote Walter Alves à Berchem. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé pour la première fois que c’étaient peut-être avant tout mes qualités de footballeur qui étaient visées et que ces vociférations de la foule avaient essentiellement pour but de me déstabiliser « .

 » Exact « , observe Jean Fraiponts, ancien manager du Germinal Ekeren et auteur, avec Dirk Willockx, d’une chronique du football belge (8).  » Si l’on se penche sur cette décennie, on remarque effectivement que les réactions désobligeantes concernent ceux qui sortent de la norme, comme le mulâtre Erwin Kostedde au Standard, né d’un père américain de souche noire et d’une mère allemande par exemple. Plus tard, le même phénomène s’est produit à Sclessin avec un autre attaquant, plus extraordinaire encore, que j’ai connu par la suite au Veltwijckpark : le Moluquois Simon Tahamata. Ces deux joueurs, bien que non-africains stricto sensu, étaient l’objet des foudres de l’assistance, malgré tout, en raison de leurs aptitudes et de la couleur de leur peau. Durant les mêmes années 80, il est également symptomatique de constater que le phénomène du racisme s’est amplifié tant et plus. Sans doute faut-il y voir un lien avec la montée de l’extrême droite et la percée du hooliganisme. Le je, à ce moment-là, est devenu plus important que le jeu. Et le soi est devenu prioritaire face aux autres « .

Les eighties, c’est l’époque aussi de l’émergence d’autres facteurs associés étroitement au racisme : le commerce et la traite des footballeurs africains et sud-américains en Europe, et en Belgique plus particulièrement. Un sujet (9) qui a particulièrement ému Evariste Tshimanga Bakadiababu, Docteur en Economie Appliquée à l’UCL, dont le fils, Serge, a évolué dans les divisions inférieures du football belge après avoir fourbi ses premières armes à l’école des jeunes d’Anderlecht. Dans le même registre, on citera l’ouvrage de notre confrère Daniel Renardqui, lui, s’est avant tout penché sur le sort des joueurs brésiliens du RFC Seraing durant cette décade (10). Dans les deux cas, il est évidemment question de l’exploitation des joueurs issus de cette région du globe, pressés comme des citrons par des managers peu scrupuleux. Comme le Sénégalais Jules-François Bocandé qui, avant de devenir une star au PSG, devait sauter le petit déjeuner à l’époque où il défendait encore les couleurs de l’US Tournai parce qu’il n’avait pas la possibilité de se payer trois repas par jour !

Des cas de plus en plus nombreux

A partir de 1990, on doit malheureusement parler pour la première fois d’escalade en matière de racisme dans le football belge. Les incidents deviennent en tout cas légion durant cette décennie. Pêle-mêle, il y a lieu de mentionner une altercation verbale sérieuse entre l’attaquant sénégalais de Lommel, Khalilou Fadiga et le défenseur du Club Bruges Pascal Renier. Un différend qui ne sera définitivement aplani que le jour où tous deux porteront la casaque des Bleu et Noir. Dans un contexte similaire, on citera la… mise aux poings entre le gardien lierrois d’origine surinamienne, Stanley Menzo et le puncheur trudonnaire Patrick Goots. Une scène qui avait pour décor le tunnel menant aux vestiaires, le 18 novembre 1996. A l’instigation du secrétaire général de l’Union Belge, Jan Peeters, les deux hommes durent enterrer publiquement la hache de guerre le 13 janvier 97. Du 19 au 26 janvier de la même année, la fédération lança par ailleurs sa première campagne contre le racisme.

Depuis lors, plusieurs initiatives suivirent : en 1998, une action fut centralisée autour des internationaux allochtones, comme Enzo Scifo, Luis Oliveira et Emile Mpenza. Trois ans plus tard, en 2001, Marc Degryse fut à l’origine d’une nouvelle démarche de sensibilisation : sérieusement chambré lors du match entre le Germinal Beerschot et le Racing Genk ( Je moeder is een hoer, lisez : ta mère est une pute), le capitaine de l’équipe anversoise réclama auprès des plus hautes instances de l’URBSFA des mesures afin de bannir les paroles blessantes et autres slogans à caractère raciste. Comme ces qualificatifs de macaques lancés de manière honteuse des travées et tribunes. Du coup, la fédération décréta que les arbitres auraient, dès le 27 janvier 2001, la possibilité d’interrompre ou de suspendre définitivement une rencontre en cas d’infraction à cette règle.

Au plus haut niveau, à l’exception d’un match interrompu temporairement par le referee Marcel Javaux pour propos vexants envers sa maman, on n’a jamais enregistré cette mesure. Naguère, à l’occasion du match entre le SV Roulers et le FC Brussels, le directeur du jeu, Karim Saadouni, était prêt à interrompre la partie suite à la façon répugnante dont les sympathisants locaux s’en étaient pris envers les Molenbeekois Zam Zam et, surtout, Ebou Sillah (voir témoignage dans le présent numéro). Finalement, il s’en tint à un appel au calme par le biais d’un message au micro.

Est-ce à dire que tout va pour le mieux ? Oh non, on est loin du compte. A vrai dire, les incidents racistes n’ont jamais été aussi nombreux mais on essaie de ne pas trop les ébruiter, afin de ne pas donner d’idées à l’un ou l’autre trublions. Dans ce contexte, il est frappant de constater, par exemple, que les lamentables Ouh, ouh, ouh sont réapparus après que la fédération eut lancé une récente campagne enjoignant précisément les gens à ne pas faire les singes dans les stades.

(1) : 70 Jahre Eupener Fussballgeschichte 1906-1976 (Erich & Raymond Heeren) p. 8

(2) : KSC Maccabi Antwerpen 1920-1995 p. 13

(3) : Royal Football Club Malmundaria 1904-1979 p. 21

(4) : RFC Malmundaria, club centenaire 1904-2004 p. 17

(5) : Sport/Foot Magazine n°46 p. 52, 2006

(6) : Dictionnaire des Diables Rouges, éditions Euro-images, 2000.

(7) : FOOT 100, membre de la Belgian Association of Football History and Statistics.

(8) : Kroniek van het Belgisch Voetbal, tomes 1, 2 et 3 déjà parus

(9) : Le commerce et la traite des footballeurs africains et sud-américains en Europe par Evariste Tshimanga Bakadiababu, éditions L’Harmattan, 2001

(10) : Nelson, l’esclave aux pieds d’or par Daniel Renard, éditions Luc Pire, 1995

BRUNO GOVERS

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