La dépression est un mal insidieux qui s’installe souvent sans crier gare. Comment la distinguer d’un simple coup de fatigue ou de tristesse? En luttant contre les idées fausses.
C’était il y a deux ans. A cette époque, Aurélien n’a plus aucune envie, aucune motivation, il se dit «spectateur de sa vie». «Je me repliais chaque jour un peu plus sur moi-même. Ecouter de la musique, avoir une vie sociale, sortir avec des amis, je m’en suis détourné petit à petit.» «Comment ça, tu déprimes? Mais tu as 23 ans et tout pour être heureux!» L’opinion de ses proches n’est pas tendre. Conditionné par la certitude que «quand on veut, on peut», son père le pousse à «se bouger». Sans succès.
Les semaines passent et l’état d’Aurélien ne s’améliore pas. L’exaspération des débuts se teinte alors d’inquiétude. Ses parents finissent par admettre que son mal-être n’est peut-être pas un simple «passage à vide». «Un jour, je me suis senti submergé. J’ai complètement perdu pied. En même temps, j’avais honte d’aller mal», se souvient Aurélien, en racontant ses longues heures clouées au lit, scotché devant l’écran sans même suivre ce qui s’y passe, et ses idées noires. Il y a passé deux mois.
Une maladie complexe

Cette culpabilité, cette honte, Caroline Depuydt, psychiatre et directrice médicale de l’asbl Epsylon, les a très –trop– souvent entendues. Pas seulement de la part des proches, mais aussi des patients qui n’osent pas toujours mettre des mots sur ce qu’ils vivent: une dépression. «Dans le grand public, elle est un état de tristesse, et comme tout le monde a ressenti de la tristesse, tout le monde pense savoir ce qu’est une dépression. Mais la dépression, c’est une maladie grave, qui peut tuer», résume la spécialiste. Une affection qui touche 13% de la population, selon l’Institut de santé publique Sciensano, et qui demeure marquée par un trop plein d’a priori.
Elle reste aussi une maladie complexe. Sans doute parce qu’elle n’a pas un seul visage, ni un scénario unique. D’où ce préjugé très ancré: un événement grave (deuil, rupture, licenciement, etc.) en serait forcément le déclencheur. La dépression peut être «réactionnelle», c’est-à-dire liée à un événement traumatique, mais elle peut survenir sans explication évidente. «La maladie peut résulter d’une conjonction de facteurs. On sait, par exemple, qu’un individu risque de présenter un trouble dépressif lorsqu’il existe des antécédents familiaux de dépression», note Caroline Depuydt.
Et ce ne sont pas toujours ceux qui crient le plus fort qui souffrent le plus. On peut être en dépression et ne pas verser de larmes. C’est la dépression masquée, qui ronge l’âme à bas bruit. Masquée car elle se traduit par des symptômes physiques somatiques. Les signes classiques sont refoulés par un mécanisme de défense, et le corps prend le relais en émettant des signaux d’alerte. Le dépressif est souvent malade ou se plaint de maux de dos, de troubles digestifs ou encore de céphalées. Lui-même n’en a souvent pas conscience, ni les autres: c’est un battant, il passe pour quelqu’un d’énergique, de solide. Ce déni proviendrait de «la peur de s’effondrer, de prendre conscience de ces symptômes et que les autres les voient». Il préfère inconsciemment porter un «masque social». Or, cette suradaptation se révèle coûteuse. Elle induit du stress et de l’anxiété et, à terme, peut mener au burnout.
Les apparences sont donc trompeuses. Le trouble dépressif se cache parfois derrière des risettes. Sur le papier, tout va bien. La personne semble heureuse, du moins avenante, active et épanouie, mais dissimule sous un sourire de façade sa souffrance. Ce camouflage masquerait «le désir d’être aimé, la peur du rejet et parfois un sentiment de responsabilité envers l’autre (son partenaire, ses enfants)».
Les «trois A»
Résultat: des gens dépressifs, qui devraient être traités, ne se reconnaissent pas comme malades et ne consultent pas; d’autres, déprimés ou fatigués, se retrouvent sous traitement. Malgré sa prévalence élevée, il reste difficile de distinguer une dépression d’un coup de blues. Aucun test sanguin ou aucune imagerie cérébrale ne permet de l’identifier. Le diagnostic repose principalement sur un entretien clinique, où le médecin évalue la durée, l’intensité et l’impact sur le quotidien de différents symptômes. Le professionnel recherche avant tout une tristesse inhabituelle, très douloureuse sur le plan moral, que rien n’arrive à distraire, souvent accompagnée d’un sentiment de désespoir.
«La dépression se manifeste par ce qu’on appelle les « trois A »: l’aboulie, la perte de volonté; l’anhédonie, l’incapacité à ressentir des plaisirs, même dans des situations qui jusque-là en procuraient; et l’apragmatisme, l’incapacité à se mettre en mouvement, même pour des tâches simples», liste Caroline Depuydt. Ce faisceau de symptômes doit être présent tous les jours et depuis au moins deux semaines consécutives.
Et parce que la maladie ne concerne pas uniquement le cerveau mais le corps entier, d’autres troubles sont systématiquement explorés. Des troubles du sommeil (le réveil matinal précoce spontané plus que le problème d’endormissement), des troubles de la concentration (impossible de lire un livre, de regarder un film), des troubles alimentaires (perte de poids, absence d’appétit), une baisse générale d’énergie et un ralentissement psychomoteur (parler, marcher, tout est ralenti). Emerge alors un sentiment de dévalorisation. La personne dépressive se sent coupable de ne pas être à la hauteur, incapable, voire indigne d’une vie épanouie. Ce manque de confiance en soi cohabite souvent avec un sentiment d’isolement. D’où la perte d’espoir. Les idées noires peuvent faire surface. «J’étais perdu, je n’arrivais plus à réfléchir. Quand je voulais me faire un café, je ne savais pas s’il fallait que je commence d’abord par mettre la capsule ou remplir le réservoir d’eau», rembobine Aurélien.
«Demander à un dépressif «bouge-toi» ne fonctionne pas. C’est comme dire à un grippé d’arrêter d’avoir de la fièvre.»
En fonction du nombre et de l’intensité des symptômes, la dépression sera plus ou moins sévère, le quotidien plus ou moins perturbé. «La dépression se développe au fur et à mesure et c’est parfois un événement banal qui déclenche le basculement, précise Caroline Depuydt. C’est parce qu’à un moment, il n’y a plus de périodes de récupération, que survient ce sentiment d’être dépassé et le point de rupture.»
Double peine

La dépression se frotte encore durement à deux ennemis: la stigmatisation et l’invisibilité, principaux freins à l’accès aux soins. Ce n’est pas une plaie observable, flagrante. La douleur est sourde, interne. «La dépression sévère, c’est d’abord invisible. Les symptômes sont imperceptibles, handicapants et difficiles à expliquer. Or, des patients décrivent un véritable abîme de souffrances», poursuit la spécialiste.
Comme elle ne se voit pas, la pathologie est souvent mal comprise, mal perçue socialement. Ainsi ce cliché, le plus néfaste, sur un manque de volonté, sur une prétendue paresse. Sortir de son lit, prendre une douche, s’habiller, faire ses courses, payer ses factures… Ces gestes simples deviennent de véritables épreuves. «Chaque matin, j’avais des boules d’angoisse à l’idée d’affronter la journée qui commence. Ce n’était pas une histoire de fainéantise. J’avais un sentiment de vide, d’inutilité, raconte Aurélien. Ce qui a le don d’étonner ou d’agacer l’entourage. De l’extérieur, cette incapacité soudaine ne fait aucun sens», poursuit le jeune homme, incapable de comprendre pourquoi il souffrait alors que «rien ne semblait le justifier». Ce sentiment d’illégitimité, d’imposture tourmente de nombreux patients: parce qu’ils ont une famille, des amis, un travail, bref un cadre stable, ils jugent qu’ils n’ont pas le droit d’aller mal. Et cette incompréhension renforce la honte et la culpabilité.
«En 2025, les troubles psychiques sont encore tabous, déplore Caroline Depuydt. La moitié des gens estiment qu’ils auraient un problème à travailler avec une personne souffrant d’un trouble psychique.» Cette méfiance alimente le silence. A la peur de ne pas être compris s’ajoute la crainte d’être rejeté. La psychiatre évoque même une «double peine»: non seulement les symptômes sont invisibles et invalidants, mais ils se doublent d’un profonde honte.
Face aux plaintes, les «tu devrais» et les «il faut» sont inutiles. Loin d’apporter des solutions, ces formules toutes faites sonnent même comme des reproches paralysants. Le stress grandit et les incompréhensions éloignent. Dire à un dépressif «bouge-toi» ou «tu es trop centré sur toi», ça ne fonctionne pas. C’est comme dire à quelqu’un qui a une jambe cassée de courir le 100 mètres ou à un grippé d’arrêter d’avoir de la fièvre. On n’en sort pas avec un coup de pied aux fesses.
La dépression est une maladie grave, qui peut tuer.
Car en plus d’être un mal invisible, la dépression est à durée indéterminée. Il faut du temps –en général, six mois– et le risque de rechute est important. «Le principe de la dépression est qu’elle s’installe dans la durée, observe Caroline Depuydt. Au début, les autres ont de la compassion, puis la personne devient « un peu pénible, elle n’a qu’à se secouer à la fin, on l’aide, elle ne pense qu’à elle ». On est vite dans l’insupportable et le patient se sent vite très seul.»
Sans ses parents, sans son psy, sans les amis les plus fidèles, «je ne serais peut-être plus là», avoue simplement Aurélien. «Une dépression, ça fait du tri dans l’entourage. Un envol d’oiseaux! Mais je n’en veux pas à ceux qui se sont éloignés, ils ne savaient pas quoi faire.»
Chiffres
Selon le dernier rapport de Sciensano, publié en octobre 2025:
• L’anxiété touche 13% de la population en Belgique.
• Le nombre de Belges souffrant de dépression s’élève à 13% sur ce même laps de temps.
• Les pensées suicidaires concernent 6% de la population.
• Les tentatives de suicide ont augmenté depuis 2018 et sont passées de 2 à 6 pour mille.
• Le suicide est la première cause de mortalité chez les 15-45 ans.
• Chez les 15-24 ans, plus d’un décès sur quatre est dû à un suicide.