© Katalin Karikó. Crédit: DR

Katalin Karikó, lauréate du prix Nobel de médecine: «Si j’étais restée en Hongrie, je serais devenue médiocre et pleurnicharde»

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

La Hongroise Katalin Karikó et l’Américain Drew Weissman viennent de recevoir le prix Nobel de médecine pour leurs découvertes dans le champ de l’ARN messager qui ont ouvert la voie aux vaccins contre le Covid-19. Il y a un peu plus d’un an, Katalin Karikó accordait un entretien au Vif.  

Dans l’ombre, parfois dans un sous-sol, durant près de quarante ans, Katalin Karikó a consacré sa vie à l’ARN messager. Ses avancées se sont révélées déterminantes pour Moderna et BioNTech. Elles ont permis le développement rapide d’un vaccin anti-Covid. La scientifique savoure, oui, mais «sans esprit de revanche».

Le visage souriant, franc et fatigué, à en croire l’écran de l’ordinateur à travers lequel la biochimiste répond aux questions (celles portant sur un possible vaccin pancorona, sur la production de vaccins dans le monde et sur une éventuelle levée de brevets ont été déclinées), depuis sa maison des environs de Philadelphie (Pennsylvanie). Elle se dit d’ailleurs un peu surprise de toute cette attention médiatique. Des prix, des distinctions, des doctorats honoris causa, des centaines de demandes d’interview, du monde entier, elle qui menait une vie discrète jusqu’à la pandémie. Senior vice-présidente de la start-up allemande BioNTech, depuis 2013, elle reste mordue de recherche. Certes, la découverte de l’ARN messager demeure une aventure collective, mais le procédé doit beaucoup à la pugnacité et la résilience de cette chercheuse née en Hongrie, il y a 67 ans, dans une petite ville près de Kisújszállás, où son père est boucher, sa mère, comptable. Tôt prise de passion pour les sciences, et surtout décidée, Katalin Karikó choisit le terrain aride de la biochimie et plus particulièrement de l’ARN. La jeune chercheuse rêve d’en percer les secrets. La tâche est laborieuse.

Au Centre de recherche biologique de Szeged, où elle commence sa carrière à 23 ans, «on manquait de tout». Aussi quitte-t-elle la Hongrie en 1985, avec son mari et sa fille de 2 ans. «Nous partions sans rien. Enfin si, un peu d’argent que la famille avait collecté. Mais nous n’avions pas le droit de sortir de devises du pays à l’époque. J’avais cent dollars dans mon sac à main et nous en avions caché neuf cents dans l’ours en peluche de la petite.» Trois ans après son arrivée, elle décroche un poste à la prestigieuse université de Pennsylvanie (UPenn), aux Etats-Unis, une des huit Ivy League, le gotha académique. Elle est ensuite mise au placard, car ses recherches sont considérées insuffisantes et iconoclastes.

Si j’ai persévéré alors que personne n’y croyait, c’est parce que je n’ai pas attendu de reconnaissance.

Pourquoi avoir quitté, en 1985, la Hongrie communiste, votre pays d’origine?

J’ai perdu mon poste au sein du centre de recherche biologique. J’adorais mon labo! En Hongrie, déjà, j’étudiais l’ARN et mes collègues en synthétisaient chimiquement. Le problème, c’est qu’il était totalement impossible d’y travailler, faute de moyens, et, pour les grands groupes pharmaceutiques, l’ARN n’était pas un champ de recherche convaincant. A l’époque, il était très compliqué de faire venir du matériel chimique en Hongrie. Mais j’y étais heureuse. Quitter la Hongrie avec mon mari, Béla, et notre fille de 2 ans, Zsuzsanna, fut une décision difficile. Nous sommes partis sans rien, juste un peu d’argent. Nous avons revendu notre Lada au marché noir et récupéré illégalement l’équivalent en dollars.

Pourquoi avoir décidé de faire de la recherche aux Etats-Unis et pas en Europe?

J’ai été candidate à un poste à Montpellier, un autre à Madrid… J’ai aussi postulé en Angleterre et j’ai obtenu la même réponse à chaque fois: vous pouvez venir, mais obtenez une bourse. Sauf qu’à l’époque, c’était impossible. Il était encore très difficile d’accéder à des centres de recherche d’Europe de l’Ouest depuis la Hongrie. La Hongrie communiste mettait beaucoup de bâtons dans les roues. J’ai finalement décroché un emploi à l’université de Temple, à Philadelphie. Nous ne connaissions personne, pas même celui qui m’avait embauchée. C’était une énorme prise de risque pour moi. En Hongrie, nous avions un nouvel appartement, une voiture, notre propre machine à laver. A Philadelphie, je lavais mon linge la nuit dans un sous-sol. Mais j’étais convaincue que la situation s’améliorerait, que tout était possible. Si j’étais restée en Hongrie, je serai devenue médiocre et pleurnicharde.

Katalin Karikó a offert aux Etats-Unis une grande chercheuse – elle – mais aussi une médaillée d'or olympique en aviron en 2012, sa fille Zsuzsanna Francia (2e en partant de la gauche).
Katalin Karikó a offert aux Etats-Unis une grande chercheuse – elle – mais aussi une médaillée d’or olympique en aviron en 2012, sa fille Zsuzsanna Francia (2e en partant de la gauche). © getty images

Les Etats-Unis vous ont donc accueillis mais, en retour, vous leur avez offert une scientifique de renommée internationale, vous, et une fille, la vôtre, championne olympique…

Aller aux Etats-Unis nous a tous poussés à être meilleurs. Ma fille est devenue doublement médaillée d’or olympique d’aviron! Elle a appris à travailler dur. Elle ressent de fortes douleurs dans les muscles après 500 mètres, mais elle n’abandonne pas. Son objectif est d’arriver première. C’est ainsi qu’on peut définir les Etats-Unis: on y prend des risques majeurs mais pour des retombées potentielles majeures. Quand vous repartez de zéro, que vous immigrez, vous n’avez rien à perdre. En Hongrie, mon mari était ingénieur, en arrivant aux Etats-Unis, il a été gardien, il a fait des ménages, des petits boulots.

En quoi la recherche est-elle différente aux Etats-Unis?

Le niveau de financement de la recherche y reste incomparable. Les gens investissent plus dans les biotechnologies, parfois dans des dizaines d’entreprises. Il y a des capital-risqueurs et on donne davantage aux petites entreprises. L’essaimage d’entreprises à partir d’universités est plus répandu, et obtenir des fonds est plus facile. Ces propos contredisent un peu mon cas. Quand j’ai essayé de présenter mes idées aux investisseurs, ça n’a pas fonctionné, ils n’ont pas donné d’argent. Je ne devais pas être douée pour le marketing… A la fin, j’ai quand même décroché une bourse d’un million de dollars du gouvernement, accordé aux petites entreprises. J’ai pu continuer d’avancer. En revanche, lorsque j’officiais en Hongrie, la compétition n’existait pas. Aux Etats-Unis, notre job dépend surtout des résultats que nous obtenons. Ce sont sans doute des questions de politique et de culture.

Gagnez-vous plus d’argent aujourd’hui, grâce au vaccin anti-Covid?

En 2004, avec mon collègue Drew Weissman, nous avons découvert les propriétés de l’ARN messager modifié et, en 2005, nous avons déposé un brevet d’usage thérapeutique. L’université de Pennsylvanie l’a vendu à une biotech pour 300 000 dollars, qui s’en est séparé, six ans plus tard, au profit de Moderna et BioNTech. D’habitude, on confie la licence d’un brevet à ses inventeurs… Drew et moi étions ceux qui maîtrisions le sujet, nous pouvions en tirer un maximum, mais UPenn n’était pas de cet avis. Donc, pour répondre à votre question, j’ai touché plus ou moins trois millions de dollars.

La science se montre-t-elle plus dure envers les femmes?

C’est sans doute plus dur, ici. J’étais étudiante diplômée quand ma fille est née. J’ai repris le travail quatre mois plus tard, parce qu’en Hongrie, nous avions des services sur lesquels s’appuyer. Une infirmière était présente à la garderie et un pédiatre se rendait chaque jour dans l’établissement, proposant également les vaccins gratuitement. J’ai rencontré de nombreuses scientifiques qui hésitent douloureusement entre leur carrière et leur famille. Je leur réponds très souvent: faites les deux, parce que vous pouvez avoir les deux. Vous ne devez pas choisir et, de toute façon, vous ne pouvez pas être parfaite en tout. Mais ne soyez pas la bonne à tout faire de votre famille et ne protégez pas trop vos enfants car ils doivent apprendre à avoir des responsabilités. Ma fille a appris à se lever tôt, à préparer son petit déjeuner et elle n’a pas si mal tourné!

L’ARN ouvre un champ de recherches thérapeutiques sans limite. C’est ce qui permet d’accélérer la recherche sur un vaccin contre le VIH.

Les chercheuses sont-elles moins bien considérées?

On m’a souvent sous-estimée, c’est vrai. J’ai été confrontée aux stéréotypes de genre. J’étais une femme née à l’étranger, évoluant dans un univers masculin. A la fin de certaines conférences d’experts, on me demandait: «Où est votre superviseur?» Ils pensaient toujours, «cette femme avec un accent, il doit y avoir quelqu’un derrière, quelqu’un de plus intelligent», alors que j’avais mon laboratoire. Puis aussi, on vous appelle «madame», quand les hommes sont appelés «professeur».

Que diriez-vous aux jeunes filles intéressées par les sciences?

Elles ne doivent pas se contenter de moins, mais apprendre à croire en elles-mêmes, mener des recherches et savoir qu’elles sont tout aussi capables de produire une science révolutionnaire que n’importe quel homme. Je leur glisse toujours ce conseil: visez haut et choisissez un homme qui sera un vrai partenaire, qui vous soutiendra réellement. Sinon, passez votre chemin. J’ai un mari qui ne s’est jamais plaint quand je ne faisais pas la cuisine ou qu’il devait nettoyer. Tout mettre de côté pour donner la priorité à quelqu’un ou à ses enfants n’est tout simplement pas une raison d’abandonner.

Comment la passion des sciences vous est-elle venue?

Quand j’étais enfant, nous avions derrière notre maison des animaux de ferme et un grand jardin dans lequel nous plantions tout ce dont nous avions besoin. Je cultivais des fleurs à partir de graines, j’étais captivée par la couleur des plumes des canards. J’étais aussi émerveillée par la vache du voisin qui mettait bas. Mon père était boucher et je l’observais quand il découpait le porc. Je regardais où se situait le cœur, le poumon ou le pancréas. Ma sœur courait se réfugier dans la maison, elle ne voulait en voir aucune partie. Cette curiosité innée ne m’a plus jamais quittée. A 16 ans, j’étais certaine que je deviendrai une scientifique. Dans ma petite ville de dix mille habitants, je n’en avais jamais vu, je ne savais pas ce qu’ils faisaient exactement…

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Avez-vous pensé un jour à abandonner vos recherches?

Jamais. Un jour, je m’effondrerai au milieu de mes recherches… J’ai continué par conviction, par curiosité. Mon travail, je le faisais parce que je voulais apprendre, comprendre, même si j’avais un salaire de misère. Ma vie a beau ressembler à des revers, des échecs permanents, ce n’est pas le cas. Parfois, je restais dormir au labo. De l’extérieur, ça peut sembler fou, mais j’aimais ce que je faisais. Mon mari m’a toujours dit que je ne travaillais pas vraiment puisque je m’amusais au labo. Et c’est vrai. Alors j’ai continué.

Votre parcours personnifie-t-il la liberté de chercher, la liberté des chercheurs?

La liberté, et cette obstination de poursuivre dans une voie considérée alors par mes pairs comme une impasse. Je savais que ce que je faisais était bien et que cela s’améliorait. Mais ce n’était pas un sacrifice. Si j’ai persévéré alors que personne n’y croyait, c’est parce que je n’ai pas attendu une reconnaissance, pas une seule, pas même une tape dans le dos. Car ça vous détourne de votre objectif: apprendre et entreprendre. Au lieu de vouloir faire plaisir à votre famille ou à votre patron, vous devez faire des choses qui vous rendent heureux. Sinon, ça ne marche pas et vous serez déçu.

Votre mantra, en quelque sorte?

La dernière fois que j’ai été virée, c’était il y a moins de dix ans. J’ai d’abord été licenciée en Hongrie parce qu’il n’y avait plus de budget à consacrer à nos recherches. Après cela, je suis allée à l’université Temple et ensuite à celle de Pennsylvanie. J’ai été embauchée comme professeure, puis, en 1995, rétrogradée au rang de chercheuse. C’est le genre de vie que j’ai eu, toujours. J’ai appris que je ne devais jamais être amère, jamais envier celui qui est promu et qui travaille moins.

D’où vous vient cette obstination?

De mes parents. Ils ne sont pas allés plus loin que l’école primaire, mais ils étaient très intelligents. Ils travaillaient dur, en continu. Ils n’avaient pas le loisir de nous aider, ma sœur et moi, pour les devoirs. Quand nous avions terminé, nous devions les seconder, notamment en préparant des saucisses. On n’avait pas le choix ; pour ma sœur et moi, c’était normal.

La pandémie est-elle l’opportunité de votre vie?

Certainement pas! S’il n’y avait pas eu cette pandémie, personne ne saurait qui je suis et ça m’irait très bien. Avant l’épidémie, je travaillais sur un vaccin ARN messager contre la grippe avec le laboratoire Pfizer. Entre un tel vaccin et celui contre le Covid, la technique est la même. Il s’agit d’une simple modification de l’ARN contenu dans le vaccin. Cela fait des années, avec mon équipe, que nous découvrons des améliorations régulières dans le procédé, et de nombreux collègues dans le monde travaillent sur le sujet.

Au-delà des vaccins ARN messager contre le Covid et la grippe, qu’en est-il d’autres éventuels vaccins?

Il y a des avancées partout et beaucoup de projets sont en cours pour attaquer d’autres maladies. Les chercheurs travaillent à la mise au point d’un vaccin antipaludisme. Tout l’enjeu est de pouvoir sélectionner les antigènes qui permettront d’empêcher l’entrée du parasite dans l’organisme. A présent, les chercheurs identifient les personnes qui ont été infectées, et qui ne seront plus malades ni réinfectées. Ils analysent leurs anticorps et les protéines ciblées par ces anticorps comme les cibles idéales du vaccin. L’université d’Oxford a un candidat-vaccin, en phase 2. Moderna est aussi dans la course. Et BioNTech lancera un essai clinique en 2022.

Vous êtes très optimiste?

Je le suis par nature! L’ARN ouvre un champ de recherches thérapeutiques sans limite. Il est si facile à synthétiser, si rapide que vous pouvez réduire fortement les coûts et le temps, qu’il s’agisse de thérapies ou de vaccins et quelle que soit la protéine. C’est ce qui permet d’accélérer la recherche sur un vaccin contre le VIH.

Que faites-vous aujourd’hui? Quels sont vos projets?

Je n’ai jamais eu comme objectif de développer des vaccins. Je pense que pour le moment, tester les nouveaux variants et, si nécessaire, fabriquer un nouveau vaccin contre le Covid-19, cela peut être fait par mes collègues. Moi, je veux me concentrer sur la fabrication d’ARN qui codent pour des protéines thérapeutiques susceptibles de booster notre système immunitaire, par exemple aider à guérir les blessures, à cicatriser les os, ou qui aideraient à guérir les patients atteints de cancer.

Précisément, qu’en est-il d’un vaccin contre le cancer?

Les recherches avancent bien. Mon directeur (NDLR: Uğur Sahin, fondateur, avec Ozlem Türeci, de BioNTech) répète ceci: «Ne communiquer que quand on a quelque chose à dire.» Il a raison. (1)

On vous a citée comme futur prix Nobel de chimie ou de médecine. N’avez-vous pas le goût de la revanche?

Ma mère, décédée il y a trois ans, allumait la radio chaque année en octobre pour connaître le lauréat du Nobel. Elle me disait souvent que je pourrais être récompensée. Elle me répétait toujours: «Katika, ce sera peut-être toi, cette fois!» Et moi, je lui répondais, en me moquant un peu d’elle, que je n’avais jamais obtenu de bourse ou de financement jusqu’à présent, que je n’étais même pas professeure, alors qu’il y avait beaucoup de scientifiques importants, de professeurs dans le monde entier qui en obtenaient. «Mais tu travailles si dur», ajoutait-elle. Je lui expliquais alors que tous les scientifiques travaillent dur! Les distinctions m’importent peu, vous savez. Ce qui compte, c’est sauver des vies, que mon travail serve vraiment à soigner des malades.

(1) En octobre 2021, BioNTech a annoncé qu’un premier patient atteint d’un cancer colorectal, l’un des plus meurtriers, avait été traité avec son vaccin individualisé à ARN messager – développé en partenariat avec le laboratoire Genentech – dans le cadre d’un essai clinique de phase 2.

Bio express 1955 Naissance en Hongrie, à Szolnok.1978 Licenciée de l’Université de Szeged.1985 Quitte la Hongrie et rejoint l’université Temple, à Philadelphie.1989 Entre à l’université de Pennsylvanie (UPenn), où elle devient professeure adjointe en 1990.1995 Mise sur la touche, faute de résultats, elle est virée d’un labo à l’autre.1998 Rencontre Drew Weissman, immunologiste, avec lequel elle publie un article remarqué sur le potentiel de l’ARN messager.2013 Recrutée par BioNTech, dont elle est aujourd’hui senior vice-présidente.

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