17% des adolescents flamands auraient déjà consommé des somnifères. Un chiffre en hausse, notamment chez les jeunes filles. © Getty Images

Pourquoi les adolescents consomment de plus en plus de somnifères: «Une réponse immédiate extrêmement rassurante»

Elise Legrand
Elise Legrand Journaliste

En Flandre, 17% des adolescents ont déjà consommé des somnifères ou des sédatifs. En Wallonie et à Bruxelles, le recours à ces médicaments semble également en augmentation. Une tendance «inquiétante» aux yeux des professionnels de la santé, qui alertent sur les risques de dépendance et d’accoutumance.

L’un des plus gros consommateurs d’Europe. En 2022, un Belge sur cinq s’est vu prescrire un somnifère ou un calmant. Soit plus de deux millions de personnes. Ces chiffres alarmants placent la Belgique dans le trio de tête des pays européens adeptes de ce type de médication, derrière l’Espagne et la France. Si la majorité des prescriptions (70%) concerne des adultes de 45 ans et plus, la tendance n’épargne pas les jeunes générations. La tranche d’âge des 15-24 ans représentait ainsi 4% des prescriptions de somnifères en 2022, contre 1% pour les moins de 15 ans.

Un phénomène qui semble s’être aggravé ces dernières années, à tout le moins au nord du pays. Selon une étude du VAD (Vlaams expertisecentrum Alcohol en andere Drugs) publiée ce mardi, 17% des adolescents flamands (12-18 ans) ont déjà consommé des somnifères et des tranquillisants au cours de leur vie, alors que 9% y ont eu recours durant l’année scolaire 2023-2024. Un chiffre en forte hausse depuis dix ans. En 2012-2013, «seuls» 12% d’élèves du secondaire avaient déjà touché à ce type de médicaments.

En Belgique francophone, les données manquent pour objectiver cette tendance. Le dernier rapport similaire à celui du VAD remonte à 2018 et provient d’Eurotox, l’observatoire socio-épidémiologique alcool-drogues en Wallonie et à Bruxelles. A l’époque, 5% des élèves scolarisés dans l’enseignement secondaire supérieur (15-18 ans) en Wallonie déclaraient avoir déjà consommé des tranquillisants ou des somnifères, contre 2% en 2014. Côté bruxellois, ils étaient 4% en 2018, contre 0,9% en 2014. Des chiffres inférieurs à ceux du rapport flamand, mais qui semblent toutefois confirmer un recours de plus en plus fréquent à ces traitements.

Dépendance et accoutumance

Mais de quels médicaments parle-t-on précisément? Dans son rapport, le VAD cite notamment le Stilnoct, le Temesta et le Loramet. Des somnifères largement utilisés au sein de la population belge en général. «Le Loramet est un véritable hypnotique, utilisé massivement pour traiter les insomnies, précise Alexandra Jacobs, psychologue du sommeil. Le Temesta a une action un peu plus large sur le stress et l’anxiété, mais peut être prescrit quand l’insomnie est due à ce genre de troubles anxieux.» Ces deux médicaments font partie de la famille des benzodiazépines, des traitements lourds aux effets secondaires largement documentés (lire plus loin). Le Stilnoct, lui, appartient aux «Z-drugs» et s’apparente à une version light des «benzo». «Quand il a été mis sur le marché, il a été présenté comme moins dangereux que les benzodiazépines, mais à terme, on s’est rendu compte que ses effets secondaires étaient tout aussi importants», insiste Alexandra Jacobs.

Ces trois médicaments, tout comme la majorité des somnifères non homéopathiques, nécessitent une prescription médicale. «Il est impossible de les trouver dans les parapharmacies», confirme Caroline Depuydt, psychiatre à Epsylon ASBL. Les adolescents qui en consomment n’ont toutefois pas toujours fait l’objet d’un suivi médical. «Beaucoup se servent dans la pharmacie familiale, qui en est souvent pourvue», observe la psychiatre. Ces benzodiazépines et dérivés font aussi parfois l’objet d’échanges entre jeunes, «ce qui est d’autant plus interpellant», relève Ruud Saerens, médecin-expert aux Mutualités Libres.

Qu’elles soient prescrites par un médecin ou ingérées de manière «sauvage», ces substances inquiètent les professionnels de la santé. D’abord, car elles débouchent rapidement –et fréquemment (dans 80% des cas)– sur de la dépendance. «Ces somnifères ne peuvent être utilisés que de manière très limitée dans le temps (NDLR: de trois à quatre semaines pour l’insomnie), car le patient peut rapidement devenir accro», insiste Alexandra Jacobs. Leur consommation va également de pair avec un phénomène d’accoutumance. «Le patient commence par un Stilnoct, mais au bout de quelques semaines, il s’y habituera et cela ne lui suffira plus, observe Caroline Depuydt. Il lui en faudra un et demi, puis après deux ans, il devra peut-être passer à deux comprimés.»

Effets rebonds inquiétants

Les benzodiazépines et dérivés déstructurent en outre l’architecture du sommeil. «Sur le moment-même, le médicament peut avoir une vertu apaisante et favoriser l’endormissement, mais à long terme, voire parfois après seulement quelques prises, le patient aura tendance à avoir un sommeil moins récupérateur, alerte Alexandra Jacobs. Il aura davantage de phases de sommeil paradoxal, au détriment du sommeil profond

Mais se passer de ces somnifères se fait rarement du jour au lendemain. Car le sevrage peut provoquer des «effets rebonds», avertit Alexandra Jacobs. «Tout ce pourquoi le patient a pris la médication réapparaîtra de manière subite, mais en dix fois pire, insiste la psychologue du sommeil. Si le somnifère était pris pour traiter de l’insomnie, de grosses nuits blanches risquent d’apparaître. S’il était prescrit pour de l’anxiété, le sevrage peut déboucher sur une sévère crise d’angoisse. Ca conduit le patient à croire qu’il est incapable de s’en passer et favorise un état de dépendance psychologique, au-delà de la dépendance physiologique

La consommation de benzodiazépines peut en outre altérer certains facteurs cognitifs comme les facultés de concentration, de mémoire et de vigilance. «C’est doublement inquiétant pour les adolescents, car leur cerveau est encore en formation, insiste Caroline Depuydt. Or ces médicaments sont des psychotropes et agissent donc sur le cerveau et peuvent ralentir la cognition, et, à long terme, entraîner des effets néfastes sur le développement harmonieux du jeune adolescent.»

Autre point d’attention pour les adolescents: l’effet sédatif cumulatif en cas de consommation d’alcool ou de drogue en parallèle. «Ce sont des mélanges qui peuvent être très dangereux, avertit Alexandra Jacobs. Le benzodiazépine a pour effet d’anesthésier légèrement le système nerveux, mais combiné à la sédation induite par du cannabis, par exemple, cet effet peut être particulièrement fort. Cela peut conduire à de la confusion, une légère amnésie, voire un black-out

Un sparadrap sur une plaie qui saigne

Bref, les effets secondaires de ce type de somnifères sont nombreux et largement documentés. Alors pourquoi continuent-ils à être prescrits, a fortiori à des adolescents, dont la dépendance peut se prolonger sur toute une vie? Car leur efficacité à court-terme est particulièrement convaincante. «Ils offrent une réponse immédiate extrêmement rassurante, confirme Alexandra Jacobs. Ils peuvent casser un cercle vicieux d’insomnie ou apaiser subitement une crise d’angoisse. Mais à moyen et à long terme, ce n’est absolument pas la piste à privilégier. Les causes de détresses sous-jacentes doivent être identifiées et traitées en profondeur. Une montée d’anxiété est un symptôme d’un mal-être beaucoup plus profond. Or, si on met juste un couvercle sur la casserole qui bout, mais qu’elle est alimentée par un feu vif, ça ne solutionnera en rien le problème.»

Or, face à un circuit d’aide médicale et psychologique à la jeunesse «complètement saturé», de nombreux médecins peuvent être tentés de prescrire un somnifère ou un calmant, reconnaît Caroline Depuydt. «Que doit faire un généraliste quand il se retrouve face à un jeune qui ne dort plus la nuit, mais n’a pas de rendez-vous psy avant deux mois? s’interroge la psychiatre. Il opte pour une solution d’urgence, même si elle s’apparente à mettre un sparadrap sur une plaie qui saigne.»

Un court-termisme qui peut en outre s’expliquer par un manque de formation des généralistes à la «médecine adolescente», déplore Philippe Van Meerbeeck, psychiatre spécialiste de l’adolescence et professeur émérite à la faculté de médecine de l’UCLouvain. «Or, il y a beaucoup de peurs légitimes à l’adolescence, qui ne doivent pas être traitées par de la chimie.»

Pour traiter les insomnies et l’anxiété chez les adolescents, les professionnels encouragent en premier lieu le recours à la phytothérapie (traitement par des plantes), non susceptible d’entraîner de la dépendance, et la thérapie comportementale et cognitive pour l’insomnie (TCCI). Si la prise de substances plus lourdes s’impose, elle doit être encadré par un suivi strict et multidisciplinaire, incluant des soins psychologiques.

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