Légiférer, repenser les maisons de repos: « Il faut accorder plus de pouvoir à ceux qui contrôlent les homes »

Ludivine Ponciau
Ludivine Ponciau Journaliste au Vif

Impasse sur les soins, rationnement de l’assiette, violences psychologiques: pour Amandine Kodeck, directrice d’Infor-Homes Bruxelles, la banalisation de la maltraitance dans les maisons de repos impose de réglementer le secteur et de lui octroyer plus de moyens.

Votre asbl reçoit et traite de nombreuses plaintes au sujet des maisons de repos et de soins. Les abus dénoncés ces derniers jours ne doivent pas vous surprendre…

Nous observons, en effet, une série de choses lorsque nous sommes sur le terrain. Les pratiques dénoncées ne nous sont pas inconnues. Elles concernent Orpea mais aussi d’autres groupes, pas seulement des structures privées et commerciales, d’ailleurs ; les atteintes à la liberté ont aussi lieu dans le secteur public et associatif. La maltraitance est également présente à domicile.

On a affaire à des pratiques généralisées?

Il est clair que la dynamique institutionnelle fait beaucoup mais, ici, il est question de profit au détriment de la qualité de vie des aînés. Le profit pour le profit, la rentabilité à tout prix ne sont pas compatibles avec la prise en compte de la souffrance, de la solitude, du deuil… Quelle que soit l’institution concernée, ces coulisses-là ne devraient pas être négligées et ces pratiques doivent être changées. Pour cela, il faut octroyer plus de pouvoir à ceux qui contrôlent les homes et donner au secteur plus de moyens pour se recréer, se repenser, se restructurer. Les Régions semblent avoir pris les choses en main et on ne peut qu’espérer que cela aboutisse à une réforme du système.

Dans notre travail, on n’aime pas recourir aux termes « victimes » et « auteurs » car les situations sont rarement aussi binaires. Il y a toujours un contexte autour.

Les conditions de travail du personnel se sont, elles aussi, dégradées. Les témoignages attestent de la profondeur du malaise.

Notre asbl a différentes missions, dont celle d’accompagner les personnes dans leur recherche de maison de repos, de centre de soins ou d’aide à domicile. Début 2020, quand la crise sanitaire a éclaté, il était devenu difficile pour nous d’entrer dans ces lieux et de suivre ce qu’il s’y passait. Maintenant qu’il est possible d’y retourner, ceux qui y travaillent – les soignants mais aussi les membres du personnel administratif ou de nettoyage – nous disent à quel point les conditions sont difficiles et à quel point ils souffrent de la stigmatisation de leur secteur par les médias. Ils se sentent jugés alors qu’ils se dévouent corps et âme pour maintenir le cap. J’imagine que ce nouveau scandale va mettre une charge supplémentaire sur leurs épaules.

Quelles sont les formes d’atteinte à la dignité que vous observez ou qui vous sont le plus souvent rapportées?

La maltraitance peut prendre des formes très variées: physique, psychologique, financière… Il y a aussi ce sentiment d’injustice qui peut être perçu par la personne quand elle est mise sous administration de biens, ainsi que toute une série de maltraitances ordinaires, banalisées et parfois même inconscientes. Je pense à l’infantilisation, à la privation de liberté et d’action, à l’isolement. La crise de la Covid a causé beaucoup de situations de maltraitance et ça continue avec Omicron qui fait des ravages dans certains homes. Les mesures liées à la pandémie sont vécues très différemment par les résidents et les aidants ou les proches, qui sont révoltés par les périodes de confinement et les quarantaines. Ces directives, bien que nécessaires, font beaucoup de dégâts psychologiques et provoquent des syndromes de glissement. Avant la Covid, on traitait entre 250 et 300 dossiers. En 2020, nous en étions à plus de 400. Pour 2021, on tourne autour de 360 dossiers. Attention, ces appels ne concernent pas forcément le fonctionnement des institutions ou le travail des professionnels. Certains sont en rapport avec des conflits familiaux ou l’administration de biens. D’année en année, on constate également qu’il y a de plus en plus de cas de maltraitance à domicile.

Amandine Kodeck, directrice de l'asbl Infor-Homes Bruxelles.
Amandine Kodeck, directrice de l’asbl Infor-Homes Bruxelles.© DR

Plus de cas ou plus de dénonciations?

Les deux. On sent que les personnes concernées sont plus « outillées » en cas de besoin. Mais on constate aussi une nette augmentation des violences intrafamiliales et de la violence banalisée envers les personnes les plus fragiles, de la part de l’entourage dont elles sont le plus proches. Dans notre travail, on n’aime pas recourir aux termes « victimes » et « auteurs » car les situations sont rarement aussi binaires et, autour, il y a toujours un contexte social, professionnel ou environnemental. Certaines personnes nous appellent, par exemple, pour dénoncer un soignant malveillant. Mais il faut tenir compte de tous les facteurs: le climat au boulot, la reconnaissance du travailleur dans sa fonction, la différence de perception des réalités par l’un et par l’autre… En ce qui concerne les défauts de soins, il faut aussi réaliser qu’on ne peut pas demander l’impossible aux soignants si la moitié du personnel est absente. Pour les institutions qui fonctionnaient avant la crise avec juste ce que la norme impose, on peut imaginer qu’elles sont aujourd’hui en grande difficulté. Parce que ça ne correspond pas à la réalité du terrain.

Un audit général des maisons de repos, c’est ce qu’il faut aujourd’hui pour faire le ménage?

Une importante révision du secteur est déjà en cours dans les trois Régions. Mais pour que ça bouge, il faut que les mesures soient soutenues par des lois adéquates. Or, il y a des vides législatifs. Actuellement, on a des normes qui sont basées sur des données quantitatives et administratives. C’est bien mais ça ne suffit pas. La crise nous a poussés à nous intéresser à d’autres éléments et à préparer le futur avec des appuis juridiques plus solides et des moyens plus importants pour que le personnel puisse retrouver du sens dans sa pratique. Il faut, en outre, que l’inspection, dont la marge de manoeuvre est limitée, puisse disposer de moyens plus conséquents.

Les proches ont certainement un rôle à jouer dans le bien-être de leurs aînés. Mais qui veille sur ceux qui n’ont personne? Ouvrir ces institutions, les connecter davantage à leur quartier, ne permettrait-il pas d’organiser une sorte de contrôle social et de soulager un peu le personnel?

C’est une idée qui revient souvent, en effet. Encore faut-il que ce soit possible. Certains quartiers ont un maillage associatif très important et organisent toute une série d’activités intergénérationnelles. Mais avec la Covid, tout cela a été mis en stand-by. Dans d’autres cas, c’est plus compliqué. Quand les bâtiments ne sont pas conformes, par exemple, et que la maison de repos doit fermer ses portes. On la déplacera en périphérie de la ville, car c’est le seul endroit où on trouve des terrains à bâtir. Autre problème: la ville, avec ses transports et ses trottoirs endommagés, n’est pas toujours très accessible aux personnes âgées. Il faut réfléchir à la manière de leur y donner une place citoyenne.

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