Longtemps cantonné à ses usages religieux, le jeûne connaît un renouveau pluriel. Quête de santé, besoin de rupture, résistance à la surconsommation, appel spirituel… De Liège à la Drôme, ils sont de plus en plus nombreux à le vivre comme une réappropriation de soi. Témoignages et analyse.
Il a la carrure d’un guerrier, la voix posée d’un coach, le regard calme de ceux qui ont appris à dompter leur propre violence. A 36 ans, Issa n’est pas seulement un sportif aguerri, il est une figure célèbre et incontournable de la scène martiale liégeoise. Ancien compétiteur de boxe thaï et de K1, ceinture marron de jiu-jitsu brésilien en passe de décrocher la noire, il continue aujourd’hui encore à combattre sur les tatamis tout en entraînant la relève. Mais c’est à l’écart des rings, dans le silence des matins sans petit déjeuner, qu’il a engagé un autre combat: celui pour l’équilibre intérieur. Depuis trois ans, Issa pratique le jeûne intermittent. Une discipline qu’il découvre grâce à des témoignages de champions sur Internet, et qu’il adopte peu à peu, jusqu’à en faire un pilier de son quotidien. «Cela fait bien trois ans que je pratique le jeûne intermittent, ce qui m’a donné le déclic, ce sont les témoignages de sportifs de haut niveau sur Internet, surtout le bienfait que ça apporte au corps», raconte-t-il.
Issa est aussi cofondateur du tout nouveau club de sports de combat Ardent Fight Club à Liège, une salle incarnant cette philosophie d’effort et de sobriété qu’il cultive désormais autant sur le plan physique que mental. Le jeûne, pour lui, n’a rien d’une privation punitive. Il s’agit d’un entraînement de l’attention, une manière de reprendre le contrôle sur les automatismes alimentaires, mais aussi sur soi. «Dans un premier temps, ce n’était pas facile, surtout quand on est un bon mangeur… Après deux à trois semaines, on commence déjà à ressentir les bienfaits du jeûne. Meilleure qualité de sommeil, fini les envies de sucre, moins de blessures corporelles, meilleure immunité», énumère-t-il, intarissable. Et les bénéfices vont bien au-delà du physique: Issa évoque une meilleure concentration, une libido retrouvée, un gain d’énergie mentale. «Le jeûne intermittent, il faut l’adopter dans sa vie! Ce n’est pas facile de s’y tenir au début mais ça vaut vraiment la peine de le faire, pour avoir une meilleure qualité de vie.»
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Dans une tout autre temporalité, mais dans un même élan de reprise sur soi, Clara, 28 ans, est partie en retraite de jeûne à la campagne en Wallonie. Mère de deux enfants, elle cherchait à calmer ses pulsions de boulimie. Dans une maison de jeûne Ardennes-Wellness, sous surveillance diététique, elle alterne jus de légumes et tisanes. Au fil des jours, son agitation intérieure cède peu à peu la place à un apaisement profond. «J’ai réappris à écouter mon corps», confie-t-elle. Pour Clara, le jeûne fut avant tout un déchirement psychologique du cycle des excès alimentaires, une parenthèse mentale plus qu’un régime.
Enfin Hélène, 54 ans, une «hippie new age», ex-professeure de lettres classiques et guide de méditation, pratique le jeûne dans un registre spirituel: deux fois par an, lors du solstice ou du nouvel an lunaire, elle suit les rythmes du jeûne de Danièle ou du Carême ancestral. Les trois jours consacrés à l’ascèse lui permettent, dit-elle, de «purifier l’esprit et de résister à la surcharge du monde». Pendant ces jeûnes, Hélène ressent une forme de «joyeuse abstinence», où la privation se transforme en «offrande intérieure». Pour elle, comme pour d’autres adeptes, l’abstinence alimentaire réveille une présence à soi que la frénésie quotidienne ne laisse plus percer.
Ces portraits contrastés –Issa en quête de santé, Clara de sérénité mentale, Hélène de connexion spirituelle– illustrent la manière plurielle dont le jeûne s’incarne différemment selon les personnes. Athlète de haut niveau ou employé urbain, croyante ou sceptique, nombreuses sont celles qui, d’un commun accord, décrivent le jeûne comme une quête globale: ni régime amaigrissant ordinaire ni simple défi sportif, mais un acte volontaire tourné vers le corps et l’esprit.
La flambée du jeûne est aujourd’hui largement documentée. Sur les réseaux sociaux, la tendance explose: plus de 270.000 publications portent le hashtag #intermittentfasting sur TikTok, générant des centaines de millions de vues. Selon une étude récente de la plateforme de téléconsultation Zava, le jeûne intermittent s’impose comme la méthode minceur la plus suivie sur les réseaux sociaux, devant le régime keto et la chrononutrition. En somme, sur Facebook, Instagram et TikTok, les influenceurs vantent chaque jour les effets du jeûne, de la perte de poids à la «clarté mentale», incitant leur audience à tenter l’expérience.
En Belgique, il n’existe pas de statistique officielle sur le nombre de jeûneurs, mais quelques repères donnent de solides indices. La Fédération francophone de jeûne et randonnée (FFJR) recense plus de 15.000 personnes en France et en Belgique qui jeûnent chaque année dans des centres labellisés. Ces chiffres masquent une réalité plus large, car il convient d’ajouter les jeûnes religieux (Ramadan chez environ 7% de la population belge d’origine musulmane) et les séjours auto-organisés de cure dans la nature, et il est raisonnable de penser que des dizaines de milliers de Belges entament un jeûne de près ou de loin chaque année.
Le jeûne de courte durée améliore certaines paramètres métaboliques, mais le jeûne long sans encadrement médical risque d’être contre-productif.
Une pratique qui ne date pas d’aujourd’hui. L’histoire du jeûne thérapeutique remonte à l’Antiquité (Socrate recommandait déjà le repos physiologique), mais son apparition dans la médecine moderne est plus récente. Au XIXe siècle, des pionniers américains –le Dr. Tanner, qui jeûna 40 jours en 1880 pour démontrer qu’il n’y avait «aucun danger», le Dr. Dewey qui appliqua le jeûne au traitement du diabète en 1877– firent leurs expériences sans être suivis par leurs confrères. Au début du XXe siècle, c’est en Allemagne que la pratique se structure: dès les années 1920, Otto Buchinger fonde la première clinique de jeûne au Bade-Wurtemberg. Aujourd’hui, les chiffres sont éloquents: près d’un million de personnes en Allemagne jeûnent chaque année en centre ou en clinique spécialisée, pour y suivre des cures de trois à 21 jours. Le Pr. Schwarz, président de la Fédération internationale du diabète, n’hésite pas à qualifier le jeûne de «puissante arme thérapeutique» contre le diabète de type 2.
En France et en Belgique, en revanche, la médecine officielle reste prudente. En France, le Conseil national de l’Ordre des médecins (CNOM) a inclus le jeûne dans son rapport 2023 sur les pratiques de soins non conventionnelles (PSNC), en le classant parmi les approches susceptibles d’entraîner pour le patient une «perte de chance» (à savoir une possibilité raisonnable d’obtenir un bénéfice thérapeutique). Le rapport souligne que «proposer le jeûne en complément ou en remplacement des traitements conventionnels dans la prise en charge d’une maladie chronique (cancer, endométriose, etc.), outre le danger que cela représente, est indiscutablement une perte de chance.» Si le jeûne n’est pas interdit, il reste, selon les autorités sanitaires françaises, en marge du champ médical validé, faute d’études jugées suffisamment nombreuses et rigoureuses pour conclure à son efficacité thérapeutique. En Belgique, la situation est proche: le jeûne n’est pas officiellement reconnu par les instances médicales comme une approche thérapeutique fondée sur des preuves, et la priorité reste donnée à l’information et à la mise en garde du patient.
Analyse scientifique
Pour autant, le jeûne suscite un regain d’intérêt scientifique. Au cœur de cette attention: sa capacité à déclencher, par une privation maîtrisée, un subtil mécanisme d’adaptation du corps: «Le jeûne crée un stress dans le corps, stress qui va déclencher plusieurs mécanismes d’adaptation», détaille Sylvie Gilman, coautrice de l’ouvrage Le Jeûne: une nouvelle voie thérapeutique (La Découverte, 2025). Il s’agit de l’autophagie, qui signifie, littéralement, «se manger soi-même». «Privées de nutriments extérieurs, nos cellules sélectionnent des composants endommagés qui s’accumulent en vieillissant, puis les recyclent, fournissant ainsi de l’énergie et des composants neufs. Bénéfice crucial de l’opération, elles éliminent les déchets, ces débris qui créent de l’inflammation dans le corps et favorisent les maladies chroniques», complète Thierry de Lestrade, coauteur de l’ouvrage.
Ce «nettoyage» cellulaire est jugé bénéfique: dans des modèles animaux, l’autophagie induite par le jeûne protège le cerveau et le cœur de lésions ischémiques (AVC, infarctus). D’autres études suggèrent qu’un jeûne court de douze à 16 heures améliore directement la glycémie et le profil lipidique, donnant une sensation immédiate de légèreté. De son côté, le Pr. Jean-François Toussaint (Paris-Descartes) note que sauter un repas ou deux par semaine diminue l’apport calorique global et régule les hormones de stockage des graisses, ce qui entraîne une perte de poids à long terme.
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L’autre point clé est le «switch métabolique»: «Le carburant principal de l’organisme, c’est le glucose. Stocké sous forme de glycogène, il est épuisé au bout de 24 heures de jeûne environ. Le corps puise alors dans les graisses et va fabriquer un supercarburant, les cétones, dont on a découvert récemment les propriétés anti-inflammatoires», résume Sylvie Gilman. Mais au-delà de quatre à cinq jours de privation totale, la balance se retourne: on voit apparaître une accumulation de corps cétoniques (secondairement toxiques) et surtout une dégradation du tissu musculaire. Le Pr. Jean-François Toussaint note que, passé la phase initiale, le corps s’attaque aux protéines des muscles pour survivre. D’où le risque majeur des jeûnes prolongés: déshydratation, hypoglycémie sévère, insuffisance rénale… En clair, le jeûne de courte durée (quelques heures à quelques jours) semble indéniablement améliorer certains paramètres métaboliques, mais le jeûne long sans encadrement médical risque d’être contre-productif.
Ce constat explique la position prudente des médecins. Plusieurs nutritionnistes s’accordent à défendre que le jeûne n’est pas adapté à tous. Certains patients ressentent rapidement des vertiges, des nausées ou de l’angoisse. «Il faut écouter son corps», insiste-t-on. En somme, la communauté scientifique continue d’évaluer les bénéfices potentiels face aux dangers. Le jeûne intermittent est étudié dans plusieurs cliniques (Bruxelles, Liège) pour des indications précises (diabète de type 2, obésité, maladies inflammatoires), mais à ce jour aucune autorité sanitaire n’a validé de traitement «sur mesure» autour du jeûne. Les faits divers plaident pourtant pour un encadrement strict: en 2023, en France, un naturopathe a été mis en examen pour homicides involontaires après trois décès survenus lors de ses stages de jeûne hydrique. Ces drames restent exceptionnels, mais ils ont marqué les esprits. Comme le soulignent Sylvie Gilman et Thierry de Lestrade, quelques «exemples tragiques» existent en France, «très peu nombreux», et il serait regrettable de jeter l’opprobre sur toute une pratique de santé prometteuse à cause de quelques charlatans.
Portée symbolique et existentielle
Au-delà de l’aspect strictement thérapeutique et des données médicales, le renouveau du jeûne revêt aussi une dimension symbolique et spirituelle qui ne concerne pas uniquement les «croyants». Pour beaucoup, jeûner n’est pas seulement se priver de calories: c’est un geste existentiel, une manière de résister à l’hyperconsommation ambiante. Dans leur essai Le Jeûne, une expérience philosophique (Le Pommier, 2022), les philosophes Eva Lerat et Sébastien Charbonnier qualifient ce rite de «geste encapacitant».
Pour certains, jeûner relève d’un besoin de se recentrer. Chez un nombre croissant de pratiquants, cette démarche prend aussi une tournure plus intérieure. Une manière d’habiter autrement le corps –et le monde. Loin des cures express, certains font du jeûne un acte de retrait, de silence, d’éveil. Un geste lent, à contre-courant, où se rejoignent physique et métaphysique.
«Le jeûne ne saurait se réduire à une pratique hygiéniste car il permet de s’absorber dans la réflexion, et de penser autrement.»
Eva Lerat y voit un étonnant «pas de côté», capable de rouvrir un espace de pensée. Elle souligne que le jeûne ne saurait se réduire à une pratique hygiéniste car «il permet de s’absorber dans la réflexion, et de penser autrement», relevant également la manière dont cette ascèse volontaire bouscule les habitudes de perception, le rapport au temps, et jusqu’au sens de la présence. «Il ne nous est pas souvent donné de faire des expériences qui permettent de faire un pas de côté et suscitent une véritable interrogation –l’étonnement dont Aristote disait qu’il était père de philosophie.»
L’ancienne professeure reconvertie en guide de méditation, Hélène, en sait quelque chose. Pour elle, le jeûne n’est pas une épreuve, mais un rituel doux. «Ce n’est pas un combat contre soi, mais une alliance plus fine. Le vide n’est pas un manque, c’est une ouverture. C’est peut-être ça que notre société ne supporte plus: le vide.»
Le coauteur du Jeûne, une expérience philosophique, Sébastien Charbonnier évoque, de son côté, l’effet libérateur d’une telle démarche: «On ralentit, contre la société d’accélération, on réalise la contingence de certains besoins, contre l’obsolescence programmée, on prend courage dans ses propres puissances, contre l’humiliation managériale.» Le jeûne devient alors un lieu de résistance intime, presque politique, à un monde saturé d’injonctions et de consommation.
Cette portée existentielle du jeûne ne date pas d’hier. Depuis l’Antiquité, le renoncement alimentaire s’est toujours accompagné d’un surcroît de sens. Aujourd’hui encore, dans les pratiques religieuses comme le Ramadan ou le Carême, la privation ne vise pas l’efficacité, mais l’élévation. Eva Lerat observe que «cette pratique ouvre à des dimensions méditatives voire spirituelles», même hors de tout cadre religieux. Ce qu’on nomme parfois «jeûne spirituel» revient, pour elle, à une forme d’écoute rare: du corps, du monde, de ce qui résiste au flux. «Lorsqu’on jeûne, on est ouvert à la spiritualité, et lorsqu’on est croyant, c’est un moment privilégié de communion avec le divin.»
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Chez Hélène, cette communion prend la forme d’un apaisement plus qu’un effort. «Il y a une forme de joyeuse abstinence, assure-t-elle. Ce n’est pas juste l’absence de nourriture, c’est une manière de désencombrer l’intérieur. Une offrande intérieure.» Signe éloquent, ces dimensions symboliques résonnent aussi chez des personnes extérieures à toute foi institutionnelle. Le jeûne devient alors un rituel d’introspection, un outil de lenteur ou de clarté. Une façon de faire silence dans un monde bruyant. D’éprouver, comme le dit Eva Lerat, «une confiance dans le corps, qui pourvoira (et il le fait incroyablement bien), confiance en Dieu peut-être.» Pour certains, c’est là que réside le sens véritable du jeûne: non dans la privation, mais dans la présence. Une manière de se délester pour mieux revenir à soi…