Garder le cap, bien qu’on se sente fragilisé, pour ne pas basculer, un défi pour de plus en plus d’actifs. © GETTY

Le boulot rend-il malade? La charge de travail est un problème pour 3 travailleurs sur 10

Ludivine Ponciau
Ludivine Ponciau Journaliste au Vif

Le travail participe à l’épanouissement personnel. Mais lorsque les conditions sont mauvaises et le stress trop intense ou trop régulier, il peut nuire à la santé. Un fléau qui prend d’inquiétantes proportions.

Le travail rend-il malade? En 2024, selon l’Inami, un demi-million de Belges se trouvaient en maladie de longue durée depuis plus d’un an. Dans 37% des cas, en raison d’un trouble mental, qu’il s’agisse d’une dépression, d’un burnout ou d’une tout autre affection psychologique. Parmi ceux qui ne sont pas en arrêt maladie, certains tentent de garder le cap, bien qu’ils se sentent fragilisés et pourraient eux aussi basculer.

Amandine (1), maman d’un petit garçon de 8 ans, peine à conjuguer vies de famille et professionnelle. Ces dernières années, elle a enchaîné les petits boulots, jusqu’à décrocher enfin un contrat à durée indéterminée. Un travail mieux rémunéré, mais qui la stresse énormément. «Mon emploi, dans une grande entreprise étrangère, affecte fortement ma santé physique et mentale, témoigne-t-elle. Je travaille de longues heures à encoder des chiffres et je passe beaucoup de temps dans les transports, ce qui accroît la fatigue. En fin de journée, lorsque je rentre chez moi, je me sens épuisée et de mauvaise humeur. La maison mère de la société se soucie énormément du bien-être de ses employés. Cependant, le manager de l’entité bruxelloise ne s’inquiète pas du tout des répercussions de mes conditions de travail sur ma santé. J’ai déjà été amenée à m’absenter une semaine car mon précédent responsable passait la journée à me crier dessus dès mon arrivée au bureau.»

43%L’augmentation des cas de burnout et des dépressions de plus d’un an entre 2017 et 2022.

Minés par l’anxiété

Comme Amandine, de nombreux Belges jugent important de travailler mais ils se sentent peu valorisés, peu soutenus et, surtout, peu écoutés par leur employeurs. C’est ce qu’indique le «Thermomètre Solidaris» pour l’année 2024, axé sur le lien entre travail et santé. De manière générale, 52% des Belges francophones sont très insatisfaits de leur travail et 21% sont insatisfaits. A l’inverse, 11% des répondants qui se disent en mauvaise santé sont très satisfaits de leur emploi.

De manière plus particulière, il apparaît que 28% des sondés estiment être soumis à des facteurs de risque élevés pour leur santé au travail et 25% à des facteurs de risque très élevés. Un travailleur sur quatre évalue qu’au cours des douze derniers mois, son travail a eu régulièrement des conséquences négatives sur sa santé. Les personnes familières des heures supplémentaires sont davantage concernées.

Entre 38% et 45% mentionnent des situations de stress, d’anxiété ou des douleurs physiques très fréquentes. Un tiers des sondés affirment même se sentir souvent ou très souvent anxieux, angoissés, voire en dépression. Les personnes considérant le travail comme très important dans leur vie et celles qui s’y investissent fortement sont plus sujettes à l’anxiété. Les femmes le sont également davantage que les hommes.

Les sources d’insatisfaction sont multiples. Près de la moitié des sondés pointent les possibilités de développement personnel et de carrière. Environ quatre sur dix la reconnaissance du travail fourni, le fonctionnement de l’entreprise et le management. La charge de travail est aussi un problème pour un tiers des travailleurs, le temps passé dans les déplacements pour un quart. Comme Amandine, 40% se plaignent de la manière dont ils sont supervisés (contre 35% de très satisfaits) tandis que les relations avec les collègues sont jugées satisfaisantes ou très satisfaisantes pour 85% des répondants.

Si la rémunération et les avantages salariaux semblent relativement satisfaisants, l’étude établit un lien entre les revenus et les conditions de travail. Les travailleurs en bonne santé se disent très satisfaits de leurs conditions de travail. A contrario, ceux qui ne sont pas en grande forme en sont très insatisfaits et soumis à des facteurs de risque plus importants, qui se traduisent notamment par le fait de devoir exécuter quotidiennement des mouvements répétitifs. Un constat partagé par la médecine du travail: 84% des problèmes somatiques ou psychosomatiques seraient liés aux conditions de travail. La peur de perdre son emploi est ressentie par 34% des sondés. La proportion passe à 44% chez les ouvriers, contre 22% chez les cadres, qui disposent de plus de ressources (financières ou autres).

Cercle vicieux

«La crainte de mettre sa santé en danger a toujours existé parmi les travailleurs. Mais davantage chez ceux qui occupent une position plus faible sur l’échelle sociale. Il n’est donc pas étonnant qu’elle soit plus grande chez les ouvriers que chez les cadres. C’est aussi le cas dans les secteurs moins reconnus par le politique, comme les métiers de la santé, par exemple, et dans les secteurs sous-financés ou les métiers en pénurie de main-d’œuvre, analyse Annalisa Casini, professeur de psychologie de la santé au travail à l’UCLouvain. On constate également que les travailleurs qui n’ont pas peur de perdre leur emploi ont une meilleure perception de leur environnement de travail. Parallèlement, une personne précarisée est davantage exposée au risque de souffrir d’un mauvais aménagement des conditions de travail. Cette tendance apparaît systématiquement dans les études.»

Pour la chercheuse, ce que pointe l’étude Solidaris n’est que le résultat logique d’une situation économique déclinante qui accroît les inégalités et limite l’accès aux environnements favorables à l’épanouissement professionnel. Les perspectives d’avenir ne sont guère meilleures. Selon la médecine du travail, 64% des personnes qui y ont recours pensent que la santé des travailleurs ne sera pas meilleure dans dix ans. Bien entendu, tout n’est pas imputable au travail. Le mode de vie joue une grande part dans l’évolution de l’état de santé, y compris mentale. Il n’en reste pas moins que 92% des médecins constatent que de plus en plus de salariés évoquent explicitement une grande fatigue provoquée par le stress et les tensions au travail.

«La prise en compte de la santé mentale au travail a évolué progressivement vers la fin du XXe siècle. Cependant, c’est véritablement à partir des années 2000 qu’elle a commencé à recevoir une attention accrue notamment avec, quelques années plus tard, la reconnaissance des risques psychosociaux et la mise en place de mesures. Malheureusement, le stress touche encore un grand nombre de travailleurs», regrette la mutualité. Selon l’Inami, entre 2017 et 2022, les cas de burnout et les dépressions de plus d’un an ont augmenté de 43%.

Peu concerné l’employeur? Si de nombreuses entreprises ont pris des mesures pour prévenir le burnout et améliorer le bien-être au travail, ces efforts ne semblent pas être perçus par leurs employés: 74% estiment qu’ils ne reçoivent pas assez de soutien. Une tendance commune à tous les secteurs, excepté le milieu associatif, où elle est moins marquée. Questionnés sur les personnes qui leur apportent le plus de soutien dans leurs difficultés professionnelles, les travailleurs en incapacité citent prioritairement la famille, le conjoint et les amis. Suivent le médecin traitant, la mutuelle et le médecin conseil. L’employeur, le supérieur direct et les collègues figurent dans le bas du tableau.

«La crainte de mettre sa santé en danger existe davantage chez ceux dont la position est plus faible sur l’échelle sociale.»

Chômeurs «profiteurs»

Au cours de son enquête, Solidaris s’est aussi penchée sur la perception qu’ont les francophones des malades de longue durée et des chômeurs. Il apparaît que, contrairement à certaines idées reçues, un chômeur sur sept et tout autant de personnes en incapacité sont frustrés de ne pas pouvoir travailler. Mais ils sont presque aussi nombreux à se sentir freinés dans leurs démarches par les procédures administratives. Parmi ceux qui restent motivés, 40% souhaiteraient reprendre leur dernier emploi. Lorsque celui-ci affectait rarement ou jamais la santé du travailleur, cette proportion monte à 63%. A l’inverse, 57% ne souhaitent pas reprendre leur dernière occupation professionnelle, et ce chiffre grimpe à 68% lorsque le travail s’avérait particulièrement pénible. Autre donnée éclairante: un chômeur ou un travailleur en incapacité sur deux n’ose pas parler de sa situation avec ses proches, par peur du jugement. Une appréhension qui n’est que partiellement fondée puisque seuls 22% des travailleurs pensent que ces inactifs sont «des profiteurs».

«Dans la société actuelle, décrit Annalisa Casini, le travail définit les identités. C’est ce qui explique que les individus ressentent le besoin de travailler. Cela leur permet également de s’éloigner des clichés sur les chômeurs. En outre, le travail répond à d’autres besoins, comme celui de sociabiliser et de s’insérer dans la société, de réguler le rythme de vie. C’est pour cette raison que les chômeurs se sentent en décalage par rapport au temps social.»

Dans son «Thermomètre» annuel, Solidaris émet quelques recommandations à l’attention des politiques et des employeurs: davantage travailler sur les causes que sur les symptômes, remédier à la pénurie de médecins-conseils, veiller à une meilleure mise en œuvre des plans de prévention sur le lieu de travail ou encore ne pas faire disparaître des radars les personnes exclues du monde du travail.

(1) Le prénom a été modifié.

 

 

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