Thierry Fiorilli

Coronalove| « Les gens »: « Deux mois reclus, ça vous réduit un répertoire en boudoir »

Thierry Fiorilli Journaliste

S’aimer au temps d’un virus chinois. Episode 10 : les gens.

Il y a cette dame, son masque fait ressortir comme du désarroi dans ses yeux, ou de l’embarras, ou de la consternation peut-être. Elle est promenée par un grand chien tout en mèches grises et bouclées. Elle dit très vite bonsoir et on y entend aussi merci, courage, ça ira mieux demain vous verrez, quelle affaire hein quand même. Elle passe sans traîner mais le regard tendu comme une perche, tenez-vous y, une seconde suffit. Comme on frotte les silex, pour au moins les étincelles. Avant, elle aurait marché, majestueuse, sans saluer, visage détourné.

Il y a ce monsieur, son masque le mange jusqu’aux cheveux, sous le béret, tout plat et tout rond, qu’on ne voit que dans les campagnes, d’ordinaire flamandes, qui allait bien, avant, avec le cache- poussière ou le bleu de travail, deux-pièces, de ceux qui se brisaient l’échine à retourner leur potager, au bout d’un jardin tout en longueur, qui mâchouillaient un mégot et s’appelaient Joske, Gaston, Fernand, Berre ou Staf. Celui-ci, origami escargot, canne en bois devant, caddie à carreaux derrière, avance en fixant le sol. Par précaution. Et pour se faire plus discret. Invisible. Avant, il aimait bien observer tout ce qui gravitait autour.

Il y a ces connaissances, ces relations, la crise les fait se révéler ou se confirmer comme on se révèle ou se confirme à travers le désert, ou face à l’inacceptable, ou dans le triomphe et la débâcle. Ceux qui perdent les pédales, celles qui gagnent en lumière, ceux qui en font trop, celles qui s’en foutent, ceux qui ne défendent que les plus forts, celles se battent pour les autres, ceux qui pensent à vous, celles qui ne parlent que d’elles, ceux qui sont en fait d’une infinie douceur, celles qui sont en réalité d’une sécheresse implacable, ceux qui ne sont décidément que de pâles cons, celles qui font systématiquement chanter les étoiles. Ceux qui donnent. Celles qui bouffent. Ceux qui n’écoutent pas. Celles qui entendent. Ceux qui ressentent. Celles qui savent. Ceux de mauvaise foi et celles de bonne volonté. Ceux qu’on a très envie de voir et celles que plutôt non. Celles qui nous libèrent des élans de tendresse et ceux qui nous font sortir de nos gonds.

Les gens. Les tourmentes ont ceci de précieux qu’elles aident à les démêler. A ouvrir les bras ou actionner le couperet. Deux mois reclus, ça vous réduit un répertoire en boudoir. Un réseau en tribu. Une foule en quarteron. Supplice pour qui un seul être manque et tout est soudain dépeuplé. Délice pour qui l’absence rend davantage encore tout surpeuplé. C’est que le masque et la distance n’empêchent pas de scanner ceux qui nous entourent, d’habitude, et ceux qu’on croise, aujourd’hui. Comme parfois aux grandes fêtes, le soir, sur une chaise, un peu à l’écart, on contemple les invités, vestons et talons tombés. Et qu’après un dernier tour d’horizon, on décide que, oui, là, c’est bon, on rentre. Vite. La route du retour, en petit comité, peut avoir alors des allures d’immense délivrance. Même les oreilles encore carillonnantes.

C’est l’une des vertus de ce maudit virus. Il aura rappelé que, les gens, souvent, c’est quand même mieux de les aimer de loin. Moins on en voit, mieux on se porte. Et pas que pour raisons sanitaires.

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