En ces temps de confinement, l'ennemi est redoutable. © GETTY IMAGES

AA, un air de famille: comment les Alcooliques anonymes se sont adaptés à la crise sanitaire

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Leurs rencontres se tiennent désormais par vidéoconférences. Le lien, essentiel, est ainsi sauvegardé, donnant à ces autres réunions familiales un sens tout particulier.

Sur l’écran, les cases s’allument une à une. Des visages s’y glissent, femmes, hommes, plus ou moins jeunes, plus ou moins chevelus, avec ou sans lunettes. Ils sont dans le canapé de leur salon, dans leur bureau ou leur cuisine. On distingue derrière eux des plantes, des livres, un tableau. Une réunion par vidéoconférence comme on en connaît tant, ces dernières semaines. Sauf que.  » Bonsoir à tous et bienvenue. Je m’appelle Nanou (1) et je suis alcoolique. J’ai l’honneur de modérer cette réunion. Vu que nous sommes seize, je prévois un temps de parole de cinq minutes par personne. Je sais, c’est court… Vinciane, veux-tu commencer ?  »

Vinciane sourit.  » Je n’ai pas consommé aujourd’hui et je suis contente « , dit-elle, avant de dérouler son existence de trentenaire, trempée dans l’alcool dès ses 14 ans.  » Boire gâchait tout dans ma vie, résume-t-elle. J’ai plusieurs fois essayé d’arrêter, seule, en vain. Je voulais, comme tout le monde, vivre en couple et devenir maman, ce que l’alcool rendait impossible.  » Un soir de juin, elle prend sa voiture, décidée à s’encastrer dans un mur et à mettre un point final à cet enfer. Elle s’en sort avec quelques ecchymoses.  » Même Dieu n’a pas voulu de moi « , soupire-t-elle. Quelques heures plus tard, elle pousse la porte des Alcooliques anonymes. Elle ne les lâchera plus. Neuf ans après, elle sourit dans sa petite fenêtre sur l’écran de l’ordinateur.

Fabian, lui, buvait dans sa voiture. Il avait son itinéraire, parsemé de night shops différents pour ne pas attirer les soupçons.  » J’aurais pu y avoir une carte de fidélité « , déclare-t-il. Au cachot du commissariat de police de Namur aussi, d’ailleurs, où il se retrouve une nouvelle fois après un accident de voiture. Depuis trois ans, il n’a plus touché à une goutte d’alcool.  » J’ai réalisé que je voulais une autre vie. Je me suis aussi débarrassé de gens nocifs, qui me faisaient du tort.  » Depuis lors, il participe à deux réunions des A A par semaine.  » J’en ai besoin. On forme une famille. On se tient la main. Je n’ai jamais connu ça auparavant.  »

Je me suis demandé un jour s’il était normal de boire en cachette dans les toilettes.

Valériane ne dit pas autre chose.  » Je reçois avec vous plus d’amour que de ma propre famille « , souligne cette ex- insomniaque qui ne dormait que trois heures par nuit,  » les seules de la journée durant lesquelles je ne buvais pas « . Les défis à l’alcool qu’elle voit aujourd’hui fleurir sur les réseaux sociaux lui font mal.  » C’est dur de voir ça. Je passe par des hauts et des bas.  »  » Le confinement ne doit pas être une raison pour boire « , embraie Mick, qui se présente toujours comme alcoolique bien qu’abstinent depuis trente ans. Venu du Québec par les ondes, il a rejoint la réunion, où il ne connaît personne. Peu importe. Il y vient comme les autres pour  » entendre des gens heureux raconter une vie qui ressemble tant à la sienne « . L’accueil est toujours le même, tendre tapis d’herbe où chacun peut venir s’allonger, déposer ses doutes et ses victoires, ou redire la puissance de l’appel de l’alcool. Redoutable chant des sirènes auquel il faut sans cesse décider de rester sourd. Une épreuve quotidienne, même après autant d’années d’abstinence.  » Arrêter, c’est très, très dur, insiste Jean-Pierre. Imaginer ne plus boire de toute sa vie, quand on est alcoolique, c’est impossible. Alors on essaie par tranche de 24 heures. La tâche d’un homme ne peut se mesurer qu’à cette aune-là. Ici, on ne parle pas du passé. Et du futur, on ne sait rien. Alors, on vit une journée après l’autre. Pour certains qui nous rejoignent, l’effort consiste même à ne pas boire pendant une heure, puis celle qui suit, puis la troisième.  »

En regardant ces visages sur l’écran, plutôt souriants, on a du mal à imaginer les gouffres de souffrance par lesquels ils sont passés. Du temps où ils buvaient, d’abord. Et pour en sortir, ensuite. Pour beaucoup d’entre eux, la vie n’a longtemps été qu’une série de blessures qui ont laissé sur leurs âmes autant de cicatrices. Une mère abandonnique, un verre d’alcool poussé entre leurs mains d’enfants dès leurs 12 ans, des parents alcoolodépendants, des compagnons violents, des séparations destructrices, des dettes. Plusieurs ont tenté de mettre fin à leurs jours ou y ont pensé.  » Jusqu’à ce qu’un jour, mon fils me montre la bouteille sur la table, en me fixant et sans dire un mot, je n’avais pas compris que l’alcool m’avait détruite. Jusqu’alors, je n’avais pas trouvé le mode d’emploi de ma vie « , résume Nanou. Autour d’elle, dans leurs lucarnes, tous opinent.

Choquants, les défis à l'alcool qui font fureur sur Facebook.
Choquants, les défis à l’alcool qui font fureur sur Facebook.© GETTY IMAGES

 » Je suis un peu triste d’avoir consommé aujourd’hui, soupire Mathias. Mais je vis mal le confinement. C’est une entrave à mon abstinence. Les défis à l’alcool sur Facebook me choquent. Chaque fois, je ressens l’alcool qui descend dans mon corps et qui fait comme un soleil dans mon âme… Mais je ne me sens pas coupable de ma vie. Quand j’arrive à ne pas boire pendant deux mois, je suis un autre homme. Je suis même heureux.  » Dans trois mois, il sera papa.

 » Moi, j’ai plutôt eu une vie tranquille, intervient Merlin. Des parents aimants, une scolarité normale, aucun souci particulier. Mais j’aimais bien faire la fête. Petit à petit, j’ai commencé à perdre mes clés ou mon portefeuille. J’additionnais les accrochages en voiture. Un jour où j’avais ma fille avec moi, je me suis endormi en laissant des pizzas cuire dans le four. Ma famille m’a alerté. Je me suis demandé si c’était normal, de boire en cachette dans les WC. J’ai longtemps cru que je pouvais gérer ma consommation. Mais il faut totalement arrêter. Bonnes 24 heures à vous tous !  »

 » Moi aussi, j’étais sûr que je contrôlais ma consommation, abonde Pierre. Jusqu’à ce que je rencontre un médecin, qui m’a demandé ce que je buvais par jour. J’ai répondu « une quinzaine de verres », alors que j’en avalais le double. C’est lui qui m’a conseillé de me rendre chez les A A. Quand j’y suis arrivé, les autres m’ont dit : « Du moment que tu as envie d’arrêter, même si tu bois, on s’en moque ». Ils ne m’ont pas jugé. Ils m’ont souri. Et, surtout, ils m’ont laissé le choix.  » C’est ainsi qu’il a arrêté.

Chacun a tissé avec l’alcool une histoire d’amour différente. L’une parle d’un coup de foudre ressenti avec ses premiers verres bus à la kermesse du village, l’autre d’une révélation, le troisième, d’un dieu. Certains boivent seuls, tout le temps. D’autres, toutes les trois semaines, mais jusqu’à tomber par terre.  » Un petit verre ne m’intéressait pas. Ce que je voulais, c’était me défoncer « , confie Bérénice. D’aucuns ont l’alcool mondain et invitent à tour de bras, pour boire pendant la préparation du repas, pendant le repas et pendant la vaisselle qui suit. Mine de rien. Tout est bon pour boire, jusqu’au mensonge. Jusqu’à la dissimulation. Que de fioles cachées dans les chasses des toilettes !  » Lorsque mon mari, qui ne buvait pas, m’a quittée, je n’ai même pas été triste. Je me suis juste dit : chouette, je vais enfin pouvoir boire comme je veux « , se souvient Fanchon. Il y a dix-huit ans qu’elle est abstinente.  » Je suis née ce jour-là. J’ai arrêté de mentir, de tricher, de tromper. J’ai retrouvé depuis lors tout ce que j’avais perdu, et d’abord l’honnêteté. Mais je reste vigilante.  »

À chaque défi Facebook, je ressens l’alcool qui fait comme un soleil dans mon âme.

C’est que l’ennemi est redoutable. Alors en ces temps de confinement, le soutien du groupe est plus essentiel que jamais : il fallait que la communication continue à passer entre eux.  » Sans les A A, je ne serais plus là « , martèle l’une. Le lancement de réunions par vidéoconférences et la page Facebook des A A sont plus que des bouées.  » On ne ressent pas le contact ni la chaleur comme en vrai, mais sans réunion, ce serait dix fois pire « , affirme Nanou.  » Ce qui nous manque pour l’instant, embraie Pierre, ce sont les accolades et embrassades, les apartés, et tout ce qui se dit, souvent essentiel, lorsqu’on fait la vaisselle à quinze dans la cuisine, à l’issue de nos rencontres.  » Plusieurs assurent que le confinement leur permet de progresser dans la connaissance d’eux-mêmes, un enjeu qui traverse aussi les réunions.  » Quand des alcooliques sont confrontés à une épreuve, il faut qu’ils réactivent la vigilance, rappelle le psychiatre Michel Evens, invité du jour. Mais ce qu’ils ont vécu leur permet parfois d’être mieux armés que d’autres pour traverser les épreuves de la vie.  » Ce serait bien la première fois que l’alcool leur donne un avantage sur le reste du monde.

(1) Tous les prénoms ont été modifiés. alcooliquesanonymes.be

« Les alcooliers ont des pratiques irresponsables »

Pour Martin de Duve, directeur de Univers-Santé et alcoologue, l’absence de contrôle social due au confinement peut expliquer une augmentation de la consommation d’alcool chez certains.  » Pour les abstinents, qui se connaissent et connaissent leur lien à l’alcool, ce confinement n’est qu’une épreuve de plus, assure-t-il. Les groupes d’entraide sont essentiels. Il faut qu’ils continuent malgré le confinement et c’est bien qu’ils se réinventent. Arrêter de boire brutalement, sans être accompagné, peut être dangereux. Or, il est actuellement difficile d’obtenir du soutien de professionnels du sevrage. On sait aussi que l’anxiété fait augmenter la consommation. La responsabilité des alcooliers, qui multiplient les promotions commerciales ces temps-ci, est directement en cause. Je rappelle que l’alcool provoque chaque année la mort de 10 000 personnes en Belgique. Et qu’il reste à ce jour le seul psychotrope pour lequel, chez nous, la publicité est autorisée.  »

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