Lauren Bastide, autrice à succès et féministe «pop» théorise une «enfinsolitude» conquise, qui s’inscrit dans la lignée du classique du genre, Une chambre à soi de Virginia Woolf. Elle appelle surtout à rompre avec le soupçon qui pèse sur les femmes seules, encore perçues comme «incomplètes».
Dans Enfin seule, Lauren Bastide raconte comment, alors qu’elle se brosse les dents un dimanche soir, un fort sentiment de plénitude l’envahit une fois son dentifrice craché dans le lavabo. Elle ne peut s’empêcher de s’exclamer à haute voix: «Putain, qu’est-ce que je suis bien!» Ce dimanche ordinaire avait été consacré, dans un ordre aléatoire, à promener le chien, traîner un peu, lire, écrire et rêvasser sans que personne ne vienne troubler cette bulle de solitude. Et l’autrice de tirer de ce sentiment de bien-être, de cette joie qu’elle devinait durable la notion d’«enfinsolitude», qu’elle définit comme «un soulagement», un «aboutissement» ou encore le «bout du chemin».
Publié cet automne, l’écrivaine, journaliste et créatrice de podcasts s’y livre sans fard sur cet apprentissage d’une liberté, souvent chèrement acquise. Entre manifeste, témoignage et guide, Lauren Bastide rend grâce à toutes celles qui ont creusé ce sillon, dans des livres ou la vie. Elles sont nombreuses, derrière la romancière Virginia Woolf: la sociologue Erika Flahault, l’historienne Geneviève Guilpain, la pionnière, philosophe et catholique, Gabrielle Suchon en 1700. Mais aussi les plus connues: l’écrivaine Chloé Delaume, la réalisatrice Ovidie, la juriste Marcela Iacub…
Enfin seule refuse d’être un «manuel de développement personnel» mais se présente comme une «méthodologie» collective, un «mode d’emploi en huit étapes» voué à dissoudre les principales peurs qui «entravent la route des femmes vers une cohabitation sereine avec elles-mêmes».
Pouvez-vous décrire ce que vous appelez l’«enfinsolitude»?
J’ai eu besoin, dans ce livre, d’inventer ce néologisme. En français, le mot «solitude» renferme une ambiguïté. Est-elle subie ou choisie, imposée ou volontaire? Surtout, il ne décrit pas une autre réalité: une solitude sereine, joyeuse, c’est-à-dire un espace d’autonomie, d’affirmation de soi pour un meilleur ancrage aux autres et au monde. Quant à l’adverbe «enfin», il représente un aboutissement individuel. J’ai moi-même mis des années à atteindre une solitude choisie, une façon apaisée de cohabiter avec moi-même. C’est aussi un aboutissement collectif. Cela ne fait que quelques décennies que les femmes sont légalement et culturellement autorisées à vivre seules, dans leur propre maison, de leur propre revenu.
Est-il illusoire de faire de l’«enfinsolitude» une norme sociétale?
Je suis convaincue que les femmes seules d’aujourd’hui sont des pionnières, elles sont en train d’inventer de toutes pièces un mode de vie et une identité. Plus elles seront visibles, plus cela deviendra normal. Car, même si les modes de vie sont en train d’évoluer, il demeure des stéréotypes très forts. Etre seule, c’est être ratée, c’est être une femme «sans», sans hommes, sans enfant à élever. La solitude reste considérée comme un échec, une honte, une incapacité à jouer son rôle social, à se mettre au service des autres. Y compris par les femmes elles-mêmes.
L’homme seul suscite-t-il moins le soupçon?
S’il l’on veut vérifier qu’il existe un biais sexiste dans une approche sociétale, il suffit de voir ce qui se passe quand on passe un adjectif du masculin au féminin. Quand on convoque l’imaginaire de l’homme seul, on imagine le leader charismatique, le visionnaire, le génie, l’artiste maudit ou l’explorateur. Seul, il pense, crée, inspire. Et quand on évoque la solitude au masculin, on ne parle pas de célibat. L’homme seul l’est en opposition à la foule, à l’équipe, et non en opposition au couple et à la famille. La femme seule, elle, reste assignée à l’intime et à la «solitude détresse», selon un terme emprunté à la psychologie.
Depuis des siècles, des féministes tentent de conquérir des espaces où leur corps et leur esprit pourraient échapper à la surveillance sociale. Mais les femmes exercent sur elles-mêmes une surveillance presque plus implacable.
Des siècles de patriarcat ont infusé, dans le cerveau des femmes, des peurs qui entravent leur chemin vers une cohabitation sereine avec elles-mêmes. Elles sont donc beaucoup dans l’autosurveillance.

Pire, dites-vous, les injonctions sociales les empêchent d’être seules même lorsqu’elles le sont.
En réalité, elles ne sont jamais seules. Elles continuent à se soumettre à une surveillance pernicieuse: l’injonction à la minceur, à la beauté et la séduction hétérosexuelle. Elles ne sont pas seules dans leur salle de bains ou devant leur miroir. Il se traduit sous la forme d’un regard imaginaire toujours posé sur nous, à tel point qu’il se matérialise même dans nos face-à-face avec nous-même. C’est ce regard, ce male gaze (NDLR: regard masculin) qui nous enjoint à ne pas nous aimer dans le miroir ou à traquer nos rides. La surveillance s’est intériorisée.
Pendant que les femmes s’acharnent à être belles, elles n’écrivent pas, ne créent pas et ne se relient pas au monde. Affirmeriez-vous que c’est une perte de temps, et d’énergie?
Je ne dirais pas ça. Prendre soin de soi peut être une source de plaisir. Mais lorsque cela se transforme en obligation, en contrainte, en exigence sociale et que cela entraîne du mal-être, de la grossophobie, c’est grave. Ces injonctions maintiennent les femmes dans la subordination et les empêchent de se rebeller. Et bien sûr, pendant qu’elles font tout ça, elles n’écrivent pas, ne mûrissent pas des conceptions politiques. Alors quand Virginie Despentes, dans King Kong Théorie, entame son essai par la phrase «J’écris de chez les moches», c’est indépassable, subversif. Ecrire depuis les moches, c’est écrire tout court, refuser d’être un objet. Une grande partie du soulagement que je ressens dans ma solitude repose sur cette liberté que j’octroie à mon corps. Je peux traîner les cheveux sales, porter des vêtements qui ne sont pas tendance, relâcher mon ventre…
«Du temps à soi, c’est du temps pour nourrir ce qu’on a d’utile à offrir au monde.»
Vers 13 ans, tout bascule? L’adolescente se doit d’être belle et surtout regardée.
Quelque chose se produit à ce moment précis. En effet, tout concourt à inculquer dans le cerveau des adolescentes une seule obsession: être un corps désirable. Les jeunes filles apprennent à se juger elles-mêmes selon le regard des autres, en particulier des hommes, et à se conformer à des critères de féminité et de comportement. Cette autosurveillance est une forme subtile mais persistante de contrôle patriarcal.
Vers cet âge, on les voit aussi arriver en masse dans les cabinets de psy…
Carol Gilligan, psychologue américaine et théoricienne du care, constate qu’entre 12 et 16 ans, les adolescentes consultent massivement pour des troubles du comportement alimentaire, des scarifications, des pulsions suicidaires. Elle lit ce pic de consultations comme des actes de résistance aux injonctions sociales, au lavage de cerveau en cours. En grandissant, les adolescentes apprennent à dissocier ce qu’elles ressentent de ce qu’elles disent. En d’autres termes, à taire leur voix authentique pour laisser ne s’exprimer que leur voix sociale.
La femme au foyer, certes rare aujourd’hui, reste-t-elle le standard à partir duquel on définit la valeur de toutes les femmes?
Il est intéressant d’interroger ce paradoxe: alors que la femme au foyer n’est plus une réalité sociologique, cette puissante chimère continue de hanter les femmes, celles qui vivent seules, celles qui travaillent, celles qui sont automnes. Cette femme, c’est l’«ange du foyer» de Virginia Woolf, celle qu’il faut tuer mais aussi, je crois, celle qu’il faut également plaindre. Parce qu’elle est –et la mère de famille en général– celle à qui la solitude, celle qui fait du bien, est la plus déniée, et celle dont le sentiment d’isolement est le plus accentué. Ceci dit, on a eu beau grandir après la révolution féministe, après la conquête du droit à l’avortement et à la contraception, nous avons été éduquées à être une «bonne» femme, à entretenir son intérieur, à l’art du net et du bien rangé. Moi-même, je me surprends parfois à me transformer en parfaite fée du logis quand on me rend visite…
A la «chambre à soi», revendiquée par la romancière Virginia Woolf, vous répondez par la cabane?
Je tiens beaucoup à la métaphore de la cabane, ou de la chambre à soi, comme un réceptacle. Qu’il soit physique ou un espace intériorisé. Ce sont surtout des lieux de connaissance où l’on peut dialoguer avec soi, être soi-même, rêvasser, créer. La cabane renvoie à l’enfance, à l’enfant qui se construit un refuge, une bulle à soi. C’est ça, la cabane, un endroit qui échappe à la surveillance. Mais mon idée est surtout de différencier le «foyer» de la «cabane».
Vivre seules permet-il aux femmes de désapprendre la peur?
Dans Enfin seule, j’essaie de démolir ce modèle culturel: que nous sommes le sexe faible, que nous ne sommes pas à notre place dehors, que la voyageuse en solitaire est une putain, etc. Des siècles d’histoire ont maintenu les femmes dans cette crainte que quelque chose de grave pourrait leur arriver, que l’espace public représenterait un danger. Tout ceci est une construction culturelle qui relève de choix politiques. Ne pas armer les femmes, ne pas leur apprendre à se battre, leur faire penser qu’elles sont plus faibles. C’est faux. Plein de femmes voyagent, se battent, marchent. Sur les chemins de randonnée, les femmes seules sont déjà une réalité.
Vous vous attaquez ainsi au mythe de la joggeuse.
Ce mythe de la joggeuse, qui plane de Central Park à la Haute-Saône française (NDLR: département où le corps d’Alexia Laval, retrouvée en tenue de jogging, victime d’un féminicide), a remplacé le conte du Petit Chaperon rouge. Mais le message est le même: il faut se méfier des loups dans la forêt. Alors que, bien souvent –et c’est un paradoxe– le foyer reste l’endroit le plus dangereux pour une femme. En France, on recensait dix cas de femmes assassinées (et violées) par des hommes lors de leur jogging entre 2007 et 2017, tandis que 1.220 femmes ont été tuées par leur conjoint ou ex-conjoint. Dans le monde, une femme meurt toutes les dix minutes sous les coups de son conjoint.
«L’“enfinsolitude” n’est pas un repli, mais une ouverture, un état où on cesse d’attendre la validation.»
L’émancipation des femmes passe autant par un «espace à soi» que par un «temps pour soi».
J’aime bien citer Bell Hooks et son «horloge à soi», c’est-à-dire avoir le droit à une forme de paresse, de créer de l’espace pour que les idées germent, que l’esprit puisse vagabonder. Il s’agit de la possibilité de voir éclore une forme de créativité. Bell Hooks va plus loin que Virginia Woolf, car elle ajoute la notion de charge mentale. Car, aujourd’hui, même si les femmes ont la chance d’avoir un bureau, elles restent préoccupées en permanence par les autres dont elles s’occupent. Tout ça empêche de rêver, de glander, de laisser venir les idées…
Vous affirmez que ce «temps à soi» n’est pas du «temps pour soi» au sens égoïste.
Absolument! C’est, au contraire, du temps pour nourrir ce qu’on a d’utile à offrir au monde. Or, on ne dira jamais d’un homme qui écrit, réfléchit ou crée qu’il est égoïste. Ce mot porte un jugement moral qui pèse surtout sur les femmes. Se retirer du monde, ce n’est pas se détourner des autres. Au contraire: la solitude rend nos relations plus justes, plus bienveillantes. Mon choix de vivre seule m’a permis d’entretenir des liens d’amitié importants, ma vie amoureuse est plus simple, et je me sens reliée au monde avec plus de force.