L’opérateur public autrichien ÖBB, un des acteurs majeurs de la relance du train de nuit en Europe. © getty images

Pourquoi les trains de nuit peinent à décoller

François Janne d'Othée

Milan, Prague, côte d’Azur: ces trains de nuit au départ de Bruxelles sont annoncés depuis longtemps. Mais les voyageurs sont toujours à quai. La pression du climat pourrait changer la donne.

L’engouement était grand en 2020, quand fut lancé le train de nuit Bruxelles-Liège- Vienne par Nightjet, une filiale de l’opérateur public autrichien ÖBB, trois soirs par semaine. A la même époque, la Suède était favorable à un Bruxelles-Malmö, tandis que des liaisons étaient annoncées avec Berlin et Prague, sous le label European Sleeper. Des sillons – ou autorisations de circulation – étaient également sollicités auprès d’Infrabel par la start-up flamande Ostende Vienne Orient Experience (OVOE) pour faire circuler des trains à destination de Salzbourg, Innsbruck et Milan. L’année suivante, une enquête du SPF mobilité révélait que 62% des Belges seraient prêts à utiliser les trains de nuit pour de longues distances et d’ainsi contribuer à une alternative plus respectueuse du climat.

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Doit-on déchanter aujourd’hui? L’ expansion annoncée tarde à se concrétiser, en Belgique et dans d’autres pays, et même en Autriche, à ce jour le pays doté du plus grand réseau de trains de nuit. Après une pause Covid de huit mois, le Nightjet Bruxelles-Vienne reste, à l’heure actuelle, la seule liaison de nuit au départ de notre pays. Les autres projets sont reportés sine die. Le réveil viendra-t-il avec European Sleeper? La start-up vient d’annoncer qu’elle a trouvé «suffisamment de voitures-lits» pour lancer, à partir du 25 mai 2023, un Bruxelles-Amsterdam-Berlin. Prague suivrait en 2024.

Ce n’est pas l’intérêt qui manque. La preuve: les Nightjet sont surbookés. «La Belgique est à la traîne, alors qu’elle a toujours été pionnière dans le domaine ferroviaire, y compris pour les trains de nuit avec la Compagnie internationale des wagons-lits et des grands express européens fondée en 1876 par le Liégeois Georges Nagelmackers», souligne Alexander Gomme, de Back on Track Belgium, qui milite pour le retour des trains de nuit. Il est lui-même conducteur de train international… de jour, sur la ligne Intercity Bruxelles-Amsterdam.

Les raisons du déclin

Au début des années 1970, beaucoup de convois partaient d’Ostende, en correspondance avec les ferries, vers des destinations lointaines, jusqu’à Copenhague, Varsovie et Moscou. Depuis Schaerbeek, on pouvait embarquer son véhicule sur le train et le débarquer à Nice après une bonne nuit de sommeil. Et le Camino Azul de la SNCB acheminait ses voyageurs vers le sud de l’Europe, avec voiture disco! De son côté, le tour-opérateur Railtour organisait des séjours tout compris, train + hôtel.

Puis entre 2000 et 2019, le réseau s’est réduit à peau de chagrin, perdant deux tiers de ses lignes. En Belgique, à l’exception d’un Paris-Berlin via Bruxelles qui a survécu jusqu’en 2009, la dernière ligne de nuit, reliant Bruxelles à Coire et Brigue, en Suisse, a été fermée fin 2003. «Dans l’UE, on est passé de 232 à 69 lignes entre 2001 et 2022. La France, qui était un pays de trains de nuit avec cinq cents gares desservies en 1980, n’exploite plus aujourd’hui que quatre lignes», constate avec dépit l’eurodéputée écologiste française Karima Delli (EELV), qui préside la commission du transport au Parlement européen.

Les raisons de cette hécatombe? D’abord, les vols low-cost et leur kérosène non taxé venus concurrencer le rail. En 2017, on estimait que sur 164 millions de voyageurs en avion, 86 millions mettaient le cap sur des destinations atteignables en train de nuit. Si le coût du billet ferroviaire est plus élevé, c’est aussi parce que le train de nuit ne fait qu’une seule rotation par 24 heures et est donc plus difficile à rentabiliser.

Ensuite, l’absence d’investissement a provoqué l’évaporation du marché des voitures-couchettes, qu’on ne fabrique plus depuis le début de ce siècle. Celles de la SNCB ont été soit revendues, soit mises à la ferraille. Les Autrichiens, eux, n’ont jamais arrêté leurs trains de nuit, ce qui leur donne une longueur d’avance. Les Nightjet recevront d’ailleurs de nouvelles voitures en 2023.

Troisième facteur, la coordination à l’échelle européenne fait cruellement défaut, victime de l’histoire – il ne fallait pas que le rail facilite des invasions militaires –, de strates de bureaucratie et de systèmes pas toujours compatibles. Exemple, le Danemark exige des dispositifs anti-incendie spécifiques pour les trains qui circulent dans certains tunnels. En cause aussi, le recentrage sur les réseaux nationaux: «Or, les pertes financières sur les trains de nuit sont moins grandes que sur certains omnibus», recadre Alexander Gomme.

«Avant, les chemins de fer étaient des monopoles qui ne se concurrençaient pas, poursuit-il. Un Bruxelles-Nice était tracté jusqu’à la frontière, ensuite la SNCF prenait le relais. Dans les années 1990, la Commission européenne a décrété qu’il fallait libéraliser le secteur ferroviaire pour augmenter la rentabilité. Autrement dit, davantage de trains, et meilleur marché. Mais ce n’est pas ce qui s’est produit.» C’est l’époque où les chemins de fer d’Europe sont scindés en une société qui gère les voies et une autre qui gère les trains, sur fond de contrats négociés avec l’Etat.

«Surtout, chaque train devait dorénavant s’acquitter d’un péage, tant sur le réseau national que sur les réseaux étrangers, note Frédéric de Kemmeter sur son blog mediarail.be. De nombreux trains de nuit ont ainsi été arrêtés car il n’était plus possible de couvrir leurs coûts avec les deniers publics nationaux.» Or, il s’avère que le prix d’utilisation du rail belge – la «redevance-sillon» – est bien plus élevé, par exemple, qu’en Europe de l’Est. Considéré comme un trafic de loisir, le train de nuit n’est pas directement subsidiable suivant les règles européennes et ne peut donc pas se permettre d’être déficitaire. «Vers 2015, il ne restait pratiquement qu’une poignée de trains de nuit en Europe, principalement autour de l’Autriche, en Scandinavie et dans les pays de l’Est», observe le blogueur.

Alexander Gomme milite pour davantage de trains de nuit depuis Bruxelles.
Alexander Gomme milite pour davantage de trains de nuit depuis Bruxelles. © FJO

Pistes pour la relance

La sortie du tunnel serait-elle proche? En Belgique, le gouvernement fédéral vient de donner son appui au projet de loi du ministre de la Mobilité, Georges Gilkinet (Ecolo), en vue de la suppression de la redevance-sillon et de la prise en charge des coûts de l’énergie de traction pour les exploitants. Budget prévu: deux millions d’euros par an. Cela devrait permettre d’attirer davantage d’opérateurs ferroviaires et, ainsi, d’augmenter l’offre, qui reste dramatiquement basse par rapport à l’aérien.

Ensuite? «Il faudrait une Obligation de service public (OSP) à l’échelle européenne, stipulant par exemple un minimum de quatre trains par jour entre la Belgique et l’Espagne, suggère Alexander Gomme. L’UE pourrait également créer sa propre société de chemins de fer. Ce n’est qu’ainsi qu’on s’en sortira.» A l’image de l’Euro- star et Thalys, qui sont des entreprises intégrées, Alexander Gomme estime qu’un seul opérateur européen permettrait de surmonter les cultures trop différentes et de fluidifier le trafic. «Mais ce projet reste pour l’instant dans les cartons de la Commission», déplore Karima Delli.

Selon l’eurodéputée, des moyens juridiques existent en vertu du droit européen pour que les Etats soient autorisés à encourager des investissements dans les trains de nuit. «Les lignes directrices aux aides d’Etat pour le réseau ferroviaire datent de 2008, et seront révisées prochainement. Ce que nous attendons, c’est la fermeture graduelle des aides pour l’aérien, afin de pouvoir ouvrir les vannes de manière extrêmement conséquente pour le train.» En réduisant, par exemple, le soutien aux aéroports régionaux, «souvent exploités pour des trajets largement réalisables en train, de jour comme de nuit». Karima Delli regrette que la Commission ne pose pas le principe d’une véritable taxe kérosène, qui pourrait financer des solutions de transports plus durables.

Pour l’eurodéputée Karima Delli, «le train de nuit sera la porte ouverte du tourisme de demain qui sera un tourisme de proximité».
Pour l’eurodéputée Karima Delli, «le train de nuit sera la porte ouverte du tourisme de demain qui sera un tourisme de proximité». © belga image

Autre avancée, le réseau transeuropéen de transport (RTE-T), un projet en discussion depuis les années 1980, est en cours de révision, «et pour la première fois, le train est mis à l’honneur. Et surtout le train de nuit», souligne l’euro- députée. Ce RTE-T vise à transformer l’actuelle mosaïque de routes, voies ferrées et aéroports en un réseau central d’ici à 2030, et en un réseau global à l’horizon 2050, qui inclura les connexions avec les régions. Cette ambition devra être couplée d’un progrès en matière de billetterie, car pour aller de Namur à Sofia aujourd’hui, il faut plusieurs billets… qui ne peuvent pas toujours être achetés en même temps, ni même en ligne.

«Le train de nuit est un moyen de transport d’avenir, conclut Karima Delli. Bon pour la planète, bon pour l’économie, d’autant qu’il ne nécessite pas de nouvelles infrastructures. Les citoyens sont en attente, de nombreux collectifs se mobilisent, des pétitions se multiplient. Il sera la porte ouverte du tourisme de demain qui sera un tourisme de proximité.» Reste à voir si ce mode de locomotion retrouvera son lustre d’antan, alors que l’automobile, davantage en phase avec une société toujours plus individualiste, voit sa technologie progresser pour répondre, elle aussi, aux objectifs climatiques.

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